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vendredi 31 mars 2023

Quand la tueuse mène l'enquête

Laurent Maillard – Et si pour une fois, c'était l'assassin qui menait l'enquête? C'est sur cette bonne idée que l'écrivain Laurent Maillard démarre son polar "Montmartre sur Dniepr". Aurélie Van-Roost a un lourd passé de tueuse; c'est comme chauffeur pour personnes importantes qu'elle s'est racheté un anonymat à Paris, sous le nom de Marlène Gauchet. Cette dualité va marquer tout ce roman, qui oscille entre Montparnasse et Montmartre, en lorgnant vers la Russie telle qu'elle s'est exportée à Paris autrefois.

Voyons: Marlène Gauchet, collaboratrice d'une agence de taxis haut de gamme, se retrouve, au terme d'un concours de circonstances, chauffeure attitrée de la chanteuse à succès Maonna. Mais tout ne colle pas dans cette affaire, ce qui va allumer sa curiosité. Tout débute par un hébergement de fortune organisé par Maonna, qui intrigue Marlène. Peu désireuse de voir remonter son passé à la surface, elle se protège et découvre plus d'un secret. 

Les personnages secondaires du roman ont partie à ce paquet de secrets, par exemple celui de l'origine des chansons de Maonna: en est-elle vraiment l'auteure et la compositrice? Le lecteur va en outre se retrouver face à des personnages rapidement esquissés mais hauts en couleur: un tatoueur peu scrupuleux, adepte de la thèse historique des Anciens astronautes, capable de teindre les yeux et d'implanter des puces sous-cutanées, une famille de gitans qui n'est pas sans lien avec Maonna. 

Et surtout, ce qui ne manquera pas d'intriguer le lecteur qui aime les fils rouges, il y a une vieille dame qui ne parle qu'au verre de vin blanc qu'elle boit invariablement à la table qu'elle s'est appropriée dans un bistrot. L'auteur en révèle le caractère pittoresque, mais il en fait aussi un personnage utile, par-delà ses aspérités: il fournira quelques renseignements utiles à Aurélie Van-Roost. En particulier sur la nature réelle du bâtiment qu'elle hante: une ancienne maison close qui, fermée en 1946 dans le sillage de la loi Marthe Richard, est devenue, apparemment, un lieu de vie pour étudiantes et étudiants.

Peu à peu, c'est dans un monde de bas-fonds que l'écrivain plonge son lectorat, en l'invitant à suivre un personnage principal féminin atypique, obligé de mener l'enquête tout en protégeant constamment ses arrières. Il sera donc question du fin fond des Yvelines, mais aussi de garages dont les accès sont commandés par des puces sous-cutanées et même d'une caravane de gitans où réside une partie de la vérité de "Montmartre sur Dniepr". Et pour souligner le caractère précieux de la quête, l'auteur introduit dans son intrigue un diamant aux dimensions hors normes qui ne manque pas d'intriguer le lecteur, d'autant plus qu'il porte malheur, paraît-il.

"Montmartre sur Dniepr" balade donc ses lecteurs à travers Paris pour lui montrer ce que les belles façades cachent d'interlope. Il est bien sûr permis de regretter les nombreuses coquilles qui émaillent l'ouvrage, allant parfois jusqu'à compromettre la bonne compréhension du texte (qu'est-ce qu'un "collet tenu en laisse", si ce n'est un "colley"?). Côté narration, le journal découvert par Aurélie Van-Roost aurait par ailleurs pu être davantage exploité. Ces quelques bémols exprimés, force est de de conclure quand même que portée par un personnage principal atypique, l'intrigue s'avère impeccable, tendue à l'occasion parce que l'auteur a le sens des ambiances. Et pour ne rien gâcher, elle est narrée sur un ton agréablement populaire qui, sans lourdeur, ose manier l'argot des truands.

Laurent Maillard, Montmartre sur Dniepr, Paris, Et le bruit de ses talons, 2022.

Le site des éditions Et le bruit de ses talons.

mardi 28 mars 2023

Stéphanie Manitta, le quartette des inséparables

Stéphanie Manitta – "On est faits pour pas s'entendre/On est faits pour pas se quitter", chantait le poète Henri Debluë dans son chœur "Ronde des Pissenlits", tirée de la Fête des Vignerons 1977. Ce distique s'applique parfaitement au quartette d'amis qui porte "Les Inséparables", premier roman de Stéphanie Manitta. Deux gars, deux filles, quatre caractères: dans un roman à la fois ample et passionnant, l'écrivaine en dissèque la dynamique à la fois chaotique et évidente. Ce qui lui permet, incidemment, de dessiner le portrait d'une jeunesse qui recherche sa place dans la société d'aujourd'hui.

Ils ont tous la vingtaine, en effet, les quatre personnages principaux du roman "Les Inséparables". On découvre ainsi Abigaëlle, celle qui travaille dans un grand magasin et finit par révéler des tendances borderline, et Emilie, qui pleure souvent. Côté hommes, il y a Quentin, cet apprenti avocat qui veut sauver tout le monde et surtout les filles de la bande. Et bien sûr Sébastien, le polytoxicomane, un personnage qui va occuper toute la place dans "Les Inséparables", débordant les autres. 

Vivant, c'est son addiction qui prend le dessus, faisant de lui un personnage presque excessivement dominant. Et mort, dans des circonstances marquées par le secret, il continue d'être là, positionné comme une sorte d'ange gardien au travers de lettres qui prolongent sa voix de vivant – une trouvaille astucieuse de l'auteure. 

Introspectif par moments, concentré sur les âmes de ses personnages plus que sur les décors d'une Genève évoquée par courtes allusions, "Les Inséparables" se développe comme un roman destiné à de jeunes adultes. L'auteure recourt aussi aux ressources offertes par le feel-good, entre autres lorsqu'il s'agit de marquer le propos par des pensées positives, énoncées entre autres par Watanabe-San, le libraire japonais qui emploie occasionnellement Emilie. Il y aura aussi quelques couleurs de romance, tant il est vrai que les quatre personnages principaux de ce roman sont aussi deux fois deux couples. Qu'un Sébastien vous manque, et l'ensemble devient boiteux...

"Les Inséparables" favorise l'empathie du lecteur avec les personnages en optant pour une rédaction polyphonique, chacun des quatre protagonistes s'exprimant plus ou moins à tour de rôle. En donnant occasionnellement la parole à certains personnages secondaires, la romancière marque l'idée que même la plus soudée des bandes d'amis n'est pas une île. On entendra donc les parents de tel personnage, un amant de passage qui suscitera le doute dans le cœur d'Emilie, et même un artiste amoureux qui finira par prendre pas mal de place, dans la vie d'un personnage comme dans les pages du livre.

Ce choix de la polyphonie, pensée comme une succession de confessions, astreint la romancière à analyser en détail les ressentis et le vécu, la psychologie en bref, des personnages sur lesquels le point de vue romanesque se focalise. Et force est de constater qu'il n'y a pas de fausse note, malgré une intrigue complexe qui prend tout son temps pour s'exposer puis se nouer: le lecteur y vit entre autres la difficile réappropriation des corps des jeunes femmes après un accident de la route qui ne les a pas laissées indemnes, les phases du deuil d'un ami lourd mais cher, les relations avec les parents et les soignants en psychologie. Copieux programme, pleinement maîtrisé! Peu à peu, les êtres retrouveront leur route parce que la vie continue.

Et les inséparables, alors? L'écrivaine fait référence à ces psittacidés vivement colorés qui ne supportent pas d'être séparés de leur partenaire. L'image concrète est certes fugace, puisqu'elle prend la forme, rapidement évoquée, d'une peinture dans le nouveau logement d'un des personnages. Mais les liens tissés entre les protagonistes apparaissent si complexes, confus mais indéfectibles, lourds de leurs vérités et de leurs mensonges, de leurs ombres et de leurs lumières, de leurs querelles et de leurs réconciliations, qu'il est devenu impossible de les dissocier. A la vie de leur donner un nouvel élan – et tel est le message majeur des "Inséparables".

Stéphanie Manitta, Les Inséparables, Noréaz, Kadaline, 2022.

Le site de Stéphanie Manitta, celui des éditions Kadaline.

Lu par Catherine Rolland, Dévoreuse de livres, Pippin.

dimanche 26 mars 2023

Fattorius a quinze ans!

Lectrices et lecteurs fidèles ou occasionnels de ce blog, vous le savez: ça fait pas mal de temps que Fattorius existe. Plus précisément, c'est aujourd'hui même que ce blog célèbre ses quinze ans, passés d'abord sous l'égide d'Over-Blog avant le passage chez Blogger. Sacré anniversaire!

Ces quinze dernières années auront permis de nouer des liens avec de nombreux blogueurs et blogueuses, mais aussi d'évoquer les livres de plus d'un millier d'auteurs. Ces contacts ont plus d'une fois débouché sur des rencontres amicales des plus mémorables. Merci à vous toutes et tous d'avoir été là!

Cela, sans oublier les excursus dans les domaines du bon vin et des bons restaurants, ni quelques billets portant sur la langue française et ses mille subtilités.

En ce jour d'anniversaire, chères lectrices et chers lecteurs, je vous remercie de votre fidélité de longue date et de l'intérêt que vous portez à Fattorius. A bientôt! J'ai hâte de vous lire en commentaires sur l'un ou l'autre de mes billets.

Illustration: iStock.

Dimanche poétique 582: Maurice Rollinat

Deux bons vieux coqs

Le cabaret qui n'est pas neuf
Est bondé des plus vieux ivrognes
Dont rouge brique sont les trognes
Entre les grands murs sang de boeuf.
L'un d'entre eux, chenu comme un oeuf,
D'une main sur la table cogne,
Et, son verre dans l'autre, il grogne :
" Aussi vrai que j'suis d'Châteauneuf !
J'reste un bon coq, et l'diab' me rogne !
Je r'prendrais femm' si j'dev'nais veuf. "
" Dam ! moi, fait le père Tubeuf,
J'suis ben dans mes quatre-vingt-neuf :
Et j'm'acquitte encor de ma b'sogne ! "

Maurice Rollinat (1846-1903). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 24 mars 2023

Une vie en sobriquets

Raphaël Meneghelli – Raconter sa vie de quasi-quinquagénaire au travers de ses surnoms successifs: telle est la structure originale que le poète et artiste fribourgeois Raphaël Meneghelli a choisie pour son dernier ouvrage, "Contes de Sobriquets à l'aigre-doux". L'auteur indique ainsi que chacun de ces surnoms, certainement pas tous voulus ou appréciés, auront éclairé tour à tour une facette de sa personnalité. Et certains sont encore au goût du jour, précise enfin l'écrivain, d'emblée.

Chaque chapitre de ce petit livre porte ainsi un titre qui est aussi un des surnoms et sobriquets dont l'auteur a, peut-être, écopé un jour ou l'autre, à l'exception du premier chapitre, où ce sont les parents qui sont surnommés par leur fils: "La Grenouille et le Crapaudin". Ce premier chapitre fait figure d'exposition, suggérant un certain déterminisme: il y aura de l'alcool dans la vie de l'écrivain, dont il faudra se débarrasser (ce sera "Alcolus"). Et beaucoup d'amour ("Raffi") et d'art ("Le Cornibert", "Le Ménestrel"), aussi.

Evoquant son passé, l'auteur décide de le relater à la troisième personne du singulier. Un choix qui n'a rien de l'orgueil d'un Alain Delon: le lecteur y comprend plutôt la modestie d'un homme au mitan de sa vie, qui se tourne vers un passé qui n'est déjà plus tout à fait lui, même s'il conditionne encore son vécu d'aujourd'hui. Le choix d'une narration à la manière de contes, empruntant certains personnages ("Le Grincheux", un de ces sobriquets!) et codes langagiers au genre ("Il était une fois",...) contribue aussi à ce flou artistique voulu pour dire des souvenirs en ménageant autour d'eux le flou que les années ont imposé.

Surnom après sobriquet, la personnalité de l'auteur se révèle en adoptant le regard de ceux qui le surnomment, révélateurs malgré eux et malgré lui. L'écrivain donne à voir les écueils franchis d'une vie cahotante et tourmentée, loin d'être apaisée dans ses débuts voire au temps de l'adolescence. "Contes de Sobriquets à l'aigre-doux" laisse dès lors l'impression d'une autobiographie courageuse, écrite par un auteur désormais en paix avec lui-même mais qui, faisant face aux pièges et aux galères, n'y est pas arrivé sans mal et a trouvé sa place dans le monde des arts. 

Ce que confirment encore les illustrations de l'auteur, créées selon la technique ancestrale de l'encaustique: vivement colorées, parfois conçues aux limites de l'art abstrait, elles constituent un contrepoint aux mots du poète. Des mots que l'écrivaine Dominique Annoni vient annoncer avec une préface en toute simplicité, amicale, qui donne le ton du livre: "Contes de Sobriquets à l'aigre-doux" a le goût d'un récit d'apprentissage relaté sans fioritures, si ce n'est celles qui ancrent, et c'est pertinent, chaque chapitre dans le registre du conte.

Raphaël Meneghelli, Contes de Sobriquets à l'aigre-doux, Fribourg, Les deux boucliers, 2021.

Le site des éditions des Deux Boucliers, celui de Raphaël Meneghelli, celui de Dominique Annoni.

jeudi 23 mars 2023

Sagesse et diplomatie, du Mali au reste du monde

Patrick Lachaussée – Ce n'est pas tous les jours que les éditions Plaisir de lire, bien ancrées dans le terroir suisse, publient un thriller politique mondialisé, écrit qui plus est par un diplomate français. Cela dit, Patrick Lachaussée, l'auteur, est actuellement consul général de France à Genève. Après deux titres publiés en auto-édition, "Bourama, l'arbre et le sage" est son troisième roman, écrit depuis la Suisse. Et c'est un sacré voyage à travers l'Europe et l'Afrique, avec un coup d'œil vers l'extrême-orient asiatique.

L'entrée en matière est pourtant surprenante: elle met en scène un personnage d'âge canonique, Bourama Sanogo, ancien combattant malien rescapé du Chemin des Dames, toujours vivant dans les années 2009 où se déroule l'intrigue. L'auteur dessine avec bonheur un personnage à la mentalité particulière et inspiratrice, fondée sur le message porteur de paix de l'ancestrale Charte du Manden. Quant au lecteur, il imagine sans peine un grand sage, dont l'âge vénérable fait écho à celui d'un baobab probablement millénaire. Celui qui illustre la couverture, peut-être? Il est permis de l'imaginer, et de se souvenir ainsi que face au végétal, l'humain est bien peu de chose.

Mali et trait d'union

Les lecteurs friands de récits du Mali trouveront leur bonheur dans ce roman qui, par la documentation comme sur la base de l'expérience personnelle de l'auteur, restitue une représentation crédible de ce pays. 

Quitte à concéder quelques longueurs, l'écrivain intègre à son roman toute une cosmogonie ancestrale qui va impressionner Sofiane, un personnage bien français en apparence, mais d'origine africaine et doué dans un art mondialisé par excellence: l'informatique, façon hacker éthique. C'est lui qui va faire le pont avec la diplomatie française et onusienne, permettant à l'auteur d'évoquer quelques trucs pas bien jolis de notre cher monde et de notre chère humanité. 

Cela, toujours au travers de personnages principaux empreints d'humanité.

Un diplomate en crise

Côté France, le lecteur va ainsi suivre en particulier le diplomate Bernard Millet, un bonhomme un peu atypique en ce sens qu'il n'est guère attaché aux formalités qui peuvent marquer les usages du Quai d'Orsay. Lorsque l'auteur le montre en responsable de la cellule de de crise du ministère, il est permis de penser qu'il parle d'expérience! Trépidantes, portées par des dialogues percutants, les pages qu'il consacre au jeu des décisions prises en urgence à la suite d'un accident survenu au Mali s'avèrent captivantes et rendent hommage au Ministère des Affaires étrangères français.

Cela dit, Bernard Millet est aussi le veuf difficilement consolable d'une avocate, Laure, morte dans un accident de la route. Vraiment? Le ressort est un peu prévisible: le lecteur comprend vite, davantage que le personnage, que cet accident n'en est pas vraiment un. Cela dit, l'écrivain ne manque pas d'évoquer ce que cela a pu transformer dans la vie familiale de Bernard Millet. "Bourama, l'arbre et le sage" relate ainsi la crise que traverse un personnage en devenir.

Quelques enjeux mondialisés qui dérangent

Quant à la mondialisation, elle est un thème récurrent qui entre en confrontation, dès le départ, avec l'assassinat de villageois qui ne demandaient qu'à vivre selon leurs coutumes du côté de Ségou, au Mali. Peu à peu, le lecteur est amené à découvrir deux ou trois aspects déplaisants de la mondialisation, avec des sentiments divers. Une entreprise de la Big Pharma joue ainsi un rôle délétère dans l'intrigue; mais (et c'est astucieux) valait-il la peine que des écoterroristes s'attaquent à un autocar de collaborateurs de l'entreprise, baladés en voyage touristique?

Dans ce même esprit ambivalent, l'auteur imagine la possibilité d'une réunification entre les deux Corées. Mais voilà: celle-ci tendrait à cacher ce qui se passe en coulisse: le régime de la Corée du Nord serait-il financé par les diamants sales recueillis en Afrique au prix du sang des indigènes asservis? Dès lors, une telle réunification apparaîtrait, pour les pays qui en bénéficient, comme une manière de poursuivre le business.

Tantôt captivant, tantôt un poil lent, "Bourama, l'arbre et le sage" est un roman documenté et réaliste dont l'auteur invite son lectorat à réfléchir et à sortir de ses schémas mentaux en intégrant comme personnage principal un sage malien décoré (sa Légion d'honneur joue un rôle clé dans l'ouvrage de Patrick Lachaussée), porteur d'une vision du monde singulière qui n'exclut pas les traits d'union, bien au contraire. Après tout, les principes qui guident le vieux sage Bourama Sanogo peuvent aussi être les nôtres, lecteurs d'Europe et d'ailleurs, pour un monde meilleur où l'on sait même écouter les arbres.

Patrick Lachaussée, Bourama, l'arbre et le sage, Lausanne, Plaisir de lire, 2023.

Le site des éditions Plaisir de lire.

dimanche 19 mars 2023

Dimanche poétique 581: Corinne Medina-Saludo

L'enfant

Assis au coin d'un balcon fleuri d'œillets pourpres,
Un petit garçon égraine dans l'azur du ciel les sons
De ce prénom clair qui l'entraîne et peuple sa mémoire.

L'heure tourne au zénith d'un pas antique et preste.
L'enfant dessine, à l'encre noire de Chine,
Le pont de l'Alma, et puis encore,
Au fil de temps d'Ibérie lointaine et rauque,
Celui des amants dans les bras du Tage...

Tandis qu'à présent, l'être impalpable et sûr,
Celui, si charmeur et serein, qui enveloppe son destin,
Depuis le premier soir et pour toujours
Couvre de baisers ce petit front soucieux
Marqué de l'amour du père.

Corinne Medina-Saludo (1961- ). Source: Bonjour Poésie

vendredi 17 mars 2023

Faites honneur: "Tolle, lege!" sera au Salon du Livre de Genève!

Vous le savez sans doute déjà, en tout cas si vous habitez en Suisse romande: après une couple d'années marquées par les adaptations dues au covid-19, le Salon du Livre reprend cette année ses quartiers à Palexpo, le centre des expositions de Genève, du 22 au 26 mars prochain. 

J'aurai le plaisir et l'honneur d'y dédicacer mon premier roman "Tolle, lege!" le jeudi 23 mars de 16h00 à 17h30 dans l'espace LivreSuisse, autour de l'équipe des éditions Hélice Hélas stationnée au stand G756. 

Comment, vous n'avez pas encore votre exemplaire de "Tolle, lege!"? Eh! Alors profitez-en: vous aurez même droit à une petite griffe de ma main (49 ans, tous ses doigts) pour l'occasion. Et faites votre marché dans la foulée: les écrivains et les livres des éditions Hélice Hélas sont super chouettes.

Je hanterai aussi le Salon du Livre de Genève le samedi 25 mars, entre le moment de la Grande dictée et celui de la remise des prix. Si vous me reconnaissez sur place (c'était la minute "je fais ma star...") et que vous avez envie d'un bon roman qui réunit une photocopieuse et quelques catholards bien allumés, harponnez-moi: entre l'éditeur et moi, au gré des allées, on trouvera de quoi s'arranger dans la bonne humeur.

Ah, et pour éliminer la sempiternelle excuse du nerf de la guerre: l'entrée au Salon du Livre de Genève est gratuite cette année. Il suffit de se réserver son ticket sur le site Internet de l'événement: Salon du Livre.

Bonus à caractère informatif: avis aux jeunes qui ont peur de la photocopieuse si l'on en croit le journal "20 Minutes", édition du 13 mars 2023: "Tolle, lege!" est l'antidote parfait pour eux!

jeudi 16 mars 2023

La lecture dans tous ses états

Collectif – Pour leur centième anniversaire, les éditions Plaisir de lire, basées à Lausanne, ont organisé un concours de nouvelles. Le thème était tout trouvé: "Plaisir de lire". Il en est résulté un recueil éponyme, paru dans la collection Hors-d'œuvre de la maison. Seize écrivains sélectionnés, novices ou expérimentés, y déclinent, d'une manière des plus variées, une certaine idée de ce vice impuni qu'est, disait, Valery Larbaud, la lecture. 

Attribut du lecteur par excellence, le livre occupe une place prépondérante dans ce recueil. Le lecteur se souviendra en particulier de ce personnage de "Maître liseur" imaginé par Cornélia de Preux, lecteur boulimique qui finira par s'assimiler à son délice livresque: à grands renforts d'accumulations, l'auteure souligne tout ce qui se rattache aux livres, à leur matérialité comme aux imaginaires qu'ils véhiculent. Et pourquoi ne pas donner carrément la parole au livre, principal intéressé? C'est ce que fait Patricia Dom-Grillet dans l'amusant, voire sensuel, "Et si les livres pouvaient parler...".

C'est entre présent et avenir que s'installe "PDL" de Nicolas Comte, la nouvelle qui ouvre le recueil. Une intelligence artificielle pourra-t-elle faire mieux que les éditeurs actuels, voire les écrivains qui leur sont le plus souvent liés? Le livre peut aussi créer un lien entre deux êtres, par exemple une donneuse de sang et une jeune leucémique – c'est ce lien qu'explore Marilou Rytz dans "A celle qui lit, là-bas", qui va jusqu'à faire un clin d'œil à la maison d'édition elle-même: le livre dont il est question est "Marine et Lila" d'Abigaïl Seran, paru chez... Plaisir de lire.

Des clins d'œil à l'éditeur, il y en a d'autres, le plus appuyé étant sans doute celui de "Le passage de la buse" de Matteo Salvadore, qui rend hommage à "Passage du Poète" et à Charles-Ferdinand Ramuz, l'un des auteurs emblématiques de l'éditeur. En situant une bonne partie de son intrigue dans les vignes, c'est au raisin, stylisé dans le logo de la maison d'édition, que l'auteur fait référence dans un texte au goût moderne et rythmé où la lecture passe aussi, minimale pour le coup, par les réseaux sociaux.

La lecture peut être un havre consolateur dans des situations dramatiques, et deux auteurs ont trouvé le cadre de leur récit dans le monde terrible de la Première guerre mondiale. Traversé par "Les Croix de bois" de Roland Dorgelès, "Effet miroir" d'Yves Paudex narre avec un style habile et poétique le destin d'une gueule cassée. Et le bonheur de la lecture prend la forme de lettres entre un Poilu et sa compagne dans "L'encre du front" de Florence Marville. Lettre? Un motif qui apparaît également, porteur de destins interrompus, dans "Poste restante" de Maud Hagelberg. Quant à l'évasion, à la fois physique et livresque, elle constitue le socle narratif de "Evasion littéraire" de Sylvie Kipfer.

Les liens avec l'enfance sont également présents chez certains auteurs. On pense aux rituels du coucher décrits dans un texte en forme de confession, autobiographique peut-être, signée Benjamin Jichlinski: "Les mots d'une enfance". L'enfance resurgit dans le destin du personnage principal de "Entre les pages" de Sonya Pfister, fondée sur le motif du secret de famille refoulé. Et enfin, elle a le dernier mot du recueil lorsque le personnage principal du touchant "Le rêvasseur" de Bryan Verdesi, un jeune homme, se plonge dans une édition du "Le Petit Prince" qu'un aîné lui a donnée.

Les lecteurs peuvent sembler de drôles d'oiseaux, et rapprocher une écrivaine et des ornithologues est un risque. "Se rire de l'archer", de Fabienne Morales, joue de ce motif dans un texte qui, dans sa dernière partie, rassemble un chouette plumet d'évocations littéraires classiques sous l'égide de Charles Baudelaire et de son "Albatros". Ces drôles d'oiseaux que sont les lecteurs aiment leur confort, ce que rappelle Eloïse Vallat dans ce qui est davantage une réflexion aux airs de manifeste qu'une nouvelle: "L'art délicat de la lecture". Et lorsqu'ils traversent l'Atlantique, ils peuvent être tentés de confronter littérature française et littérature américaine, comme dans "Heureux qui comme Ulysse" de Michel Pellaton.

Et le mieux, c'est que la lecture, on y prend goût, on s'y laisse prendre alors que, comme dans "Interligne" d'Alex Sadeghi, rien ne nous y prédispose. Sur 144 pages, c'est donc la lecture dans tous ses états actuels, dite sur les tons les plus divers, que les auteurs choisis livrent à des personnes avide de bonnes pages qui ne manqueront pas de résonner avec leurs propres habitudes de lectrices ou de lecteurs.

Collectif, Plaisir de lire, Lausanne, Plaisir de lire, 2023.

Le site des éditions Plaisir de lire.

lundi 13 mars 2023

"Romance nerveuse", pour être un peu plus qu'une statistique

Camille Laurens – Avec l'autofiction "Romance nerveuse", l'écrivaine Camille Laurens embarque ses lecteurs dans le récit échevelé d'une histoire d'amour parfaitement rock'n'roll: celle qu'elle a vécue avec un paparazzi bien borderline, Luc. 

Cela, sans oublier la vie d'écrivaine en quête d'un éditeur. En effet, "Romance nerveuse" est aussi le récit d'une rupture éditoriale qui retranscrit librement le scandale littéraire né à l'époque autour du roman "Tom est mort" de Marie Darrieussecq.

"Romance nerveuse" se divise en deux parties, écrites chacune d'un seul souffle, sans chapitres, avec des dialogues rarissimes et de longs paragraphes. Lorsque le lecteur voit les mots emplir les pages, il ne peut dès lors s'empêcher de songer que la romance vécue, torturée et tumultueuse, emplit toute la vie de la narratrice.

Une narratrice qui s'appelle Camille comme l'auteure. Mais voilà: Camille Laurens est un nom de plume, celui de Laurence Ruel. Dès lors, la narratrice paraît se dédoubler en mettant en scène Ruel, une sorte de mauvaise conscience pragmatique et sérieuse qui intervient, ironique, un peu à tout moment mais surtout lorsque la narratrice, Camille donc, s'apprête à faire une folie.

Luc, quant à lui, est un personnage haut en couleur qui a déjà vécu mille vies. Parfaitement invivable – on dirait "toxique" aujourd'hui –, il souffle constamment le chaud et le froid. A l'avenant, les phrases sont souvent longues mais haletantes au gré de virgules qui accélèrent la narration. L'écrivaine s'autorise les jeux de mots et les citations de chansons pour donner à lire la sensation de complicité qui lie malgré tout les deux personnages. Ainsi se développe, au fil des pages, une poésie passionnée et débridée, sonore et puissante.

Et que sont ces statistiques en début et en fin de roman? Il est permis de les voir comme une description du monde dans lequel s'inscrit cette romance. Celle-ci, dès lors, peut être vue comme une tentative, pour deux êtres humains, d'être un peu plus que des chiffres affolés sur un écran. Ce qui s'appelle vivre, tout simplement, et donner sa chance aux sentiments qui donnent du goût à l'existence.

Camille Laurens, Romance nerveuse, Paris, Gallimard, 2010.

Le site des éditions Gallimard.

dimanche 12 mars 2023

Dimanche poétique 580: Jean-Michel Maulpoix

 – Cendre ou poussière, que préférez-vous? Vous avez le choix. Le feu ne change pas grand-chose. Il accélère seulement. Sa brûlure est impitoyable. Aucune hésitation. Le rien vient plus vite, plus léger, plus sec, plus volatil, moins grimaçant, moins affreux. Aucune odeur malsaine et révulsante, susceptible d'incommoder les vivants. Nul besoin d'attendre que la pourriture ait fait son œuvre. Cet embrasement n'est-il pas une manière d'en finir avec l'hésitante collusion de la chair et du désir? Comme un éclat de rire, la bouche ouverte dans le brasier, en réponse au grand froid don ne veulent pas nos os! On peut si besoin ajouter quelques épices, récupérer les selles, injecter du forme, poudrer les joues d'un peu de rose. Il faut plaire à Madame Lamort; elle se montre depuis toujours infiniment sensible à ce type d'attention délicate.

Jean-Michel Maulpoix (1952- ), Le jardin sous la neige, Paris, Mercure de France, 2023.

vendredi 10 mars 2023

Raymond Delley, quand les souvenirs reviennent avec force

Raymond Delley – C'est aux Allières, du côté de Montbovon, en Suisse, que l'écrivain Raymond Delley poursuit son œuvre. Après le roman "Les Clairières", riche et tourmenté, il poursuit dans "Quelques jours en automne" son exploration du monde des souvenirs. L'ambiance est plus sereine, plus généralement lumineuse pour le coup: il est question cette fois d'amours d'été et de vacances. De celles qui peuvent marquer, et ce n'est pas Xavier, le personnage principal de l'ouvrage, qui dira le contraire.

Le thème de la mémoire est annoncé de façon claire, à grand renfort d'exergues qui vont éclairer le propos du roman, dans toutes ses nuances. Et l'incipit du roman, ce premier paragraphe, montre un personnage qui entre, consentant, dans ce monde de fiction qui est celui des souvenirs retravaillés par une mémoire humaine des plus mouvantes. Relater ses souvenirs, qu'on soit un personnage de fiction ou un mémorialiste, c'est ainsi les reconstruire par écrit et faire ainsi œuvre  de romancier, de poète.

Il faut pourtant une porte d'entrée à ce monde des souvenirs qu'on a pu croire enfouis. Et l'écrivain la ménage: un beau jour, Xavier, 53 ans, reçoit une lettre signée Sylvia, qui lui indique que Célia, à peine plus jeune et qu'il a connue naguère, est décédée. C'est dans cette histoire que Xavier décide de se replonger, pour le grand plaisir du lecteur. Une histoire qui lui appartient en propre, et qu'il ne partage qu'avec son lectorat, privilégié pour le coup: prenant ses distances avec son épouse, il décide de retourner seul pour quelques jours dans la maison des Trois-Chênes, où il a vécu ses étés, à des âges où l'homme (et la femme) est en devenir. Cette demeure fait figure, pour le coup, de locus amoenus, isolé, bienveillant et porteur d'histoires.

Longtemps, le lecteur tourne les pages en se délectant du style tout en finesse de l'écrivain. Plus que des moments d'action, il goûte les atmosphères que l'écrivain met en place. Cohérentes, faites de portraits comme d'instants, ces descriptions d'ambiances plus ou moins longues sont autant de pièces d'un puzzle qui se constitue peu à peu. Sur le thème récurrent de la mémoire, il convient de relever deux personnages: l'oncle Oscar, revenu d'Afrique avec une démence qui le confine dans un monde à lui, et l'oncle Paul, qui à l'inverse se veut hypermnésique en prenant mille notes sur une kyrielle de fiches.

Et bien évidemment, les pièces les plus intéressantes du puzzle sont celles qui concernent Célia, ce personnage fugace qui intrigue et aimante Xavier. Le patronyme de Célia est-il McGuffin? La relative rareté des évocations de ce personnage central pousse le lecteur curieux à tourner les pages, à lire et lire encore, pour en savoir plus sur cette jeune femme énigmatique, qui vient et part quand elle le veut et se révèle à la fois troublante et troublée. L'auteur a par ailleurs compris que la mémoire peut magnifier les souvenirs les plus beaux; dès lors, il fait de Célia, une personne a priori ordinaire, une égérie hors du commun dont le lecteur aura, en fin de roman, un portrait complet, légendaire, marqué en point d'orgue par un portrait d'artiste et par les mots de Sylvia. 

Est-elle vraiment belle, Célia? Plutôt que de le dire frontalement, l'écrivain décrit l'épisode où elle a été nommée Miss, l'espace d'une soirée estivale émouvante, emblématique de ce que Xavier aura nommé "L'été de Célia". De cet été, l'écrivain montre des personnages qui, réunis rituellement dans une résidence secondaire, goûtent la musique classique, la pratique du tennis et la lecture assidue des classiques littéraires: une manière de dire, sans les dire, quelques usages plutôt bourgeois. Show, not tell, dit la théorie des écrivains: voilà un précepte que l'auteur applique parfaitement pour donner une immense densité à son ouvrage.

Situés en leur saison, les "Quelques jours en automne" marquent métaphoriquement l'automne de la vie d'un personnage amené à en retrouver un printemps qui, sous la poussière des ans, n'a rien perdu de son suc goûteux. Mais n'est-il pas lui-même poussière, ce passé? En montrant son personnage principal en train de fermer à clé la porte des Trois-Chênes, l'auteur suggère que pour Xavier, ce retour à la maison de vacances aura été une manière de solder sa jeunesse alors que le milieu de la vie est passé. Ce qui ne manquera pas de résonner au cœur et à l'âme des quinquagénaires qui liront "Quelques jours en automne".

Raymond Delley, Quelques jours en automne, Vevey, L'Aire, 2019.

Le site des éditions de l'Aire.

Lu par Francis Richard.

mercredi 8 mars 2023

Jean-Michel Maulpoix, du grand âge à la sérénité des neiges

Jean-Michel Maulpoix – L'humeur est à la mélancolie propre aux fins de vie dans le dernier recueil de proses poétiques de l'écrivain Jean-Michel Maulpoix, "Le jardin sous la neige". Cette mélancolie peut paraître sereine, presque résignée, ou interroger, et glisse mine de rien sur un bon nombre de sujets à méditer.

Et c'est subtil: l'auteur installe une ambiance hivernale qui va faire figure, par un glissement en douceur, de métaphore du grand âge. Dès lors, c'est un certain regard sur la vieillesse qui s'installe, avec son lot de mots de rejet et l'idée d'une beauté révolue, qui résonne avec les couleurs estompées, évoquées, de la saison froide. Les couleurs reviendront peut-être au moment de la mort, plus loin dans le recueil. Mais elles seront factices alors...

Personnifié dans la partie "Toiles d'araignée", le vieillissement confine précisément à la mort. Peu à peu, l'auteur, peut-être lucide, trace un parallèle entre l'œuvre poétique, le plus souvent destinée à devenir poussière, et le poète devenu âgé, lui-même destiné à devenir soit poussière, soit cendre – avec une adresse sur un ton soudain narquois en page 102. L'image de l'éphémère, parmi d'autres insectes morts, vient apporter sa couleur à ce questionnement sur la fin de la vie.

La musique des mots, en effet, évolue au fil des pages, avec toute la finesse que permet une ponctuation soignée – ah, la vigueur de ce "Jamais de la vie!" qui fait le titre d'une des neuf parties du recueil – et un choix de mots précis, tel ce "emprise" qui, généralement plutôt utilisé pour des humains que pour de la boue, suggère la poigne volontaire, presque animée, de cette dernière (p. 101).

Enfin, la partie "Rue des pleurs", où sont décrits les lieux du poète, entre en résonance avec un précédent recueil, "Rue des fleurs": il suffit d'une lettre pour que tout soit changé, et l'écrivain joue de cette particularité avec talent.

Quant à la neige, marqueur de la saison froide en début de recueil, elle devient en conclusion le linceul qui apaise. Ainsi s'achève un beau recueil, riche en résonances et en jeux de miroirs, qui fait voyager le lecteur jusqu'aux confins des enfers. 

Jean-Michel Maulpoix, Le jardin sous la neige, Paris, Mercure de France, 2023.

Le site de Jean-Michel Maulpoix, celui des éditions Mercure de France.

dimanche 5 mars 2023

Dimanche poétique 579: Alain Hannecart

Café crème

Ainsi qu’un diadème dans une chevelure
Un croissant de lumière de la taille d’un ongle
Une blancheur diaphane qui ne doit jamais fondre
Miroite sur le lac sombre d’une tasse de café

Comme la mince lune sort entourée d’étoiles
Comme un cercle de craie sur un tableau d’école
Comme l’éclair de côté que me coule votre oeil
Comme la goutte de lait qui dans la nuit se fond

Une note résonne et trouble le silence
Une touche enfoncée sur un grand piano noir
Le son clair argentin d’une touche d’ivoire

Un éclat qui séduit comme une aube qui se lève
Un sourire qui réjouit dans un décor de rêve
Une vision de l’esprit qui conduit sur la grève

Alain Hannecart (1972- ). Source: Bonjour Poésie.

samedi 4 mars 2023

Citoyennes, citoyens, classes moyennes, à vous de raquer!

Ano Kuhanathan – Mauvaise nouvelle: vous allez payer! Economiste et docteur de l'université Paris-Dauphine, Ano Kuhanathan se lance avec "Les nouveaux pauvres" dans une analyse de la période d'inflation que nous traversons. Son essai s'avère à la fois court et bien construit, dans un souci pédagogique qui démontre, en définitive, que le salariat ne va pas vers le beau.

Pédagogie? Tout commence par ce qui nous concerne toutes et tous dans "Les nouveaux pauvres": la manière dont se constituent les prix que nous payons à un moment ou à un autre. Simple et avenante, importante aussi pour la suite, la première partie du livre apparaît dès lors comme un rappel des fondamentaux de l'économie. 

A partir de ces fondamentaux parfaitement en phase avec les doctrines de l'économie, qu'elles soient monétaristes ou keynésiennes, l'auteur décrit où nous en sommes. Il explique ce qui entrave les augmentations de salaire en rappelant qu'en temps d'inflation, elles ne peuvent qu'alimenter cette dernière – c'est du moins ce que l'on dit, de manière plus ou moins vraie, sous le nom de "boucle prix-salaire" (p. 19).

Peu à peu, le modèle qu'explicite l'auteur a tout d'une toile d'araignée dont les classes moyennes salariées sont les seules victimes. Cette classe moyenne, l'auteur la décrit de manière classique comme ceux qui gagnent trop pour bénéficier d'un soutien de l'état et pas assez pour pouvoir placer leur argent de manière discrète.

Cette toile d'araignée, l'auteur la décrit de façon particulièrement précieuse lorsqu'il est question d'enjeux écologiques. Partant de trois points de vue désignés par des mots nouveaux à la consonance anglaise (climateflation, greenflation, fossilflation), l'auteur indique que quel que soit le positionnement adopté, la classe moyenne va payer pour toutes et tous la transition écologique plus ou moins en cours. L'auteur décrit les mécanismes à l'œuvre de façon magistrale dans les pages qu'il consacre à ce domaine. Quant au lecteur ordinaire, contraint à terme à creuser dans ses économies ("Les nouveaux pauvres", c'est pour vous, assume l'auteur!), il peut à juste titre se montrer inquiet.

Tout se tient pourtant dans "Les nouveaux pauvres": chaque évolution évoquée par l'auteur trouve sa source dans la manière dont les prix se forment. L'auteur explicite, critique, l'argument qui dit que les augmentations de salaires contribuent à l'inflation, au contraire des dividendes. Au fil des pages, sans le dire de manière franche, l'auteur indique ainsi que c'est la classe moyenne, c'est-à-dire le salariat, qui va payer pour tout le monde.

Le diagnostic s'avère juste et argumenté, c'est vrai! Celui-ci est pessimiste, le lecteur le voit venir: les projections de l'auteur sont nourries par des questions d'actualité telles que le Covid-19 ou le conflit ukrainien. L'essayiste évoque et analyse, à partir du modèle des Gilets jaunes, les éventualités de soulèvements populaires. Loin de les exclure, il s'efforce de voir quels pourraient être leurs ferments, se référant mine de rien à la Révolution française. Reste qu'une fois étudiés tous les scénarios, le lecteur aura l'impression qu'il n'y aura guère de salut en dehors d'une forme de sobriété subie où, peut-être, ceux qui savent faire quelque chose d'utile (vraiment, hein! pas juste du marketing...) de leurs mains, artisans ou agriculteurs, tireront leur épingle du jeu.

Donc voilà: "Les nouveaux pauvres" n'est certes pas un livre qui apporte des solutions concrètes à une inflation soudain massive en Europe occidentale, si ce n'est entre autres le retour à l'indexation des salaires à l'inflation, pratiquée par la France jusqu'au milieu des années 1970. Il pose cependant des diagnostics qui paraissent corrects et, dans une optique politique, invitent le lectorat à voter pour tel ou tel candidat en connaissance de cause. Quel est l'impact de l'immigration sur l'inflation? Pourquoi les PME ne peuvent-elles pas pratiquer les salaires qu'elles aimeraient? Comment l'inflation s'importe-t-elle? Autant de questions que l'auteur creuse dans un ouvrage qui se caractérise par son style synthétique et doucement pédagogique. 

Ano Kuhanathan, Les nouveaux pauvres, Paris, Cerf, 2023.

Le site des éditions du Cerf.

Lu dans le cadre de Masse Critique Babelio.

vendredi 3 mars 2023

Rachel Seiffert, des nouvelles du temps et des gens d'aujourd'hui

Rachel Seiffert – Signé Rachel Seiffert, le recueil "Introspections" regroupe une brassée de nouvelles de notre temps, mettant le plus souvent en scène des personnages à un tournant de leur existence. Certaines d'entre elles évoquent par ailleurs les temps qui ont suivi la chute du bloc soviétique. Elles mettent alors en scène la manière dont le monde a changé sans les personnages longtemps tenus à l'est du Rideau de fer – "Pis-aller", nouvelle qui conclut le recueil, est la plus détaillée sur ce thème, incarné par des ouvriers agricoles polonais venus en Allemagne.

Ce sont des personnages extrêmement divers, ordinaires ou originaux mais toujours intéressants, que l'écrivaine regarde évoluer. Les nouvelles sont suffisamment longues pour témoigner de la volonté, de la part de l'auteur, de creuser leur personnalité autant que nécessaire, dans un souci de réalisme et de vraisemblance. 

Dans "L'allée en L", c'est ainsi un enfant de quatre ans qui refuse absolument de franchir le virage proche d'où il vit avec sa famille, alors que celle-ci entend déménager pour que le père, récemment promu, se trouve plus près de son travail. Dans "Printemps tardif", nouvelle un brin fantomatique, un apiculteur très âgé recueille chez lui un enfant malade en lequel il voit un possible repreneur pour ses ruches – le printemps apparaît dès lors comme une saison symbolisant un renouveau envisageable.

Réaliste dans la peinture de ses personnages comme dans la recréation du contexte dans lequel ils vivent, l'écriture, classique et claire, se révèle dense aussi, plus lente même que ne le laisse croire la mise en page confortable voulue par l'éditeur. Pour le lecteur, il en résulte une sensation de longueur constante, qui peut finir par lasser malgré les qualités de l'écriture.

Enfin, si le titre français du recueil est "Introspections", force est de relever que l'introspection, si elle est parfois présente (on pense au personnage principal d'"Architecte", qui doute de sa vocation et voit son talent se déliter), ne fait pas tout dans cet ouvrage, riche également par les situations extérieures qu'il décrit. Le titre d'origine, "Field Study", qui renvoie à la première nouvelle du recueil, est d'ailleurs tout un programme: et si ce cycle d'observations des humains de notre temps sous la forme de nouvelles n'était autre qu'une "étude de terrain" littéraire?

Rachel Seiffert, Introspections, Paris, Robert Laffont/Pavillons, 2012. Traduit de l'anglais par Bernard Cohen.

Le site de Rachel Seiffert, celui des éditions Robert Laffont.