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mardi 31 mai 2022
Lydie Dattas: quand la foudre poétique frappe... deux fois plutôt qu'une
lundi 30 mai 2022
Laurence Cossé, quand les écrivains s'arrêtent
Laurence Cossé – Voici de quoi conjurer le mauvais sort des plus ou moins jeunes écrivains, celui qui va les pousser à renoncer à leur vocation: signé Laurence Cossé, "Vous n'écrivez plus?" est un recueil de nouvelles qui évoque les destins singuliers de ceux qui ont arrêté. Cela, sur la base d'un constat: les catalogues des grandes maisons d'édition sont pleins d'auteurs oubliés, retournés à l'anonymat après deux ou trois titres. Et là, on parle de ce qui se passe dans le petit monde éditorial parisien, où tout se joue sur le moindre faux pas, la moindre armure fendue pour donner à voir l'humain.
"La standardiste" frappe fort en début de recueil, en visant le petit monde des jurys des grands prix de l'automne. Le lecteur suit la difficile révélation publique d'une auteure qui a publié le roman écrit par sa mère standardiste et qui vient d'être primée. Quant à la nouvelliste, elle balade habilement son regard sur les membres du jury, quelque peu désavoués par ce qui passe pour une mystification. Mais les prix littéraires eux-mêmes, ceux qui font les rois à Saint-Germain-des-Prés, ne sont-ils pas eux aussi une vaste comédie? L'écrivaine va la déconstruire, et c'est là l'une des idées récurrentes de "Vous n'écrivez plus?".
Les questions de famille trouvent aussi leur place dans ce que l'auteure trouve déterminant dans les méandres d'une vie d'écrivain. Cela part du pari suicidaire, coup de tête du narrateur de "Les Carnassiers", suggérant que si un enfant accidenté lors d'une noce bien urf s'en sort, ou pas, il n'écrira plus une seule ligne. Mais il y a aussi des démarches qui viennent de plus loin, par exemple cette envie qu'a un fils de plaire à son père, un prof de lettres peu commode, dans "Le nœud de l'histoire". Cela, sans oublier le virage de carrière du pourtant talentueux Duquesnoy dans "Le plongeur", coupable d'avoir ressorti, pour une nouvelle dans "Le Figaro", une histoire de famille gênante.
Evoquant des écrivaines également, l'auteure glisse la question de ces instants volés au ménage ou au travail pour écrire. Sans dire le mot de "charge mentale", c'est cette question qu'elle soulève. Faut-il se conformer strictement à ses horaires d'écriture ou, comme dans "Moments perdus", partir au secours d'un SDF échoué au bas de son immeuble sur la simple injonction de sa propre fille, qui a un examen à préparer et ne peut donc pas s'en occuper elle-même? Au travers d'une telle nouvelle, la nouvelliste pose la question de la valeur qu'accorde l'entourage d'un écrivain au métier d'écrire.
Au travers des onze nouvelles du recueil, c'est l'idée des jeux de pouvoir qui s'impose comme une constante aux yeux du lecteur. Ces jeux sont protéiformes: un écrivain chevronné qui pourrait recommander une primo-romancière, une journaliste à la merci d'un auteur acariâtre et blasé qui fait sa star, un univers familial hostile tant à l'écrivain qu'à l'écrivaine. L'auteure s'offre le chic de relater le destin des Mémoires d'une vieille dame acariâtre, nommée Danielle (qui a dit "Tatie"?), qui n'intéresseront sans doute personne en cas de publication. Ainsi les manuscrits partent-ils parfois en fumée, avortant les pourtant possibles débuts d'un écrivain.
Flattant la curiosité qui anime chaque lecteur face à l'activité des écrivains, suggérant une république française des lettres bien réelle au travers de faux noms transparents, "Vous n'écrivez plus?" allie le plaisir des mots soigneusement harmonisés à celui de la diversité des contextes: si les intrigues sont constamment marquées par la tension des envies d'écrire contrariées, pour un roman ou pour une œuvre, elles s'installent dans des lieux variés, à la campagne chez un vigneron ("Le coup du lapin", délicieuse nouvelle malgré le petit goût de brûlé qui accompagne sa chute) ou en plein cœur de Paris, dans le souci permanent d'offrir au lecteur des textes gorgés d'un réalisme gourmand.
Laurence Cossé, Vous n'écrivez plus?, Paris, Gallimard, 2006.
Le site des éditions Gallimard.
Lu par Clarabel, Laurence, Les fanas de livres.
dimanche 29 mai 2022
Une enquête en Chanel, taillée par Pascal Marmet
Dimanche poétique 541: Mélanie Chappuis et Alizé Oswald
vendredi 27 mai 2022
Amours et leurres, du théâtre pour les dépendances d'une vie
Mélanie Chappuis – Ce sont sans doute ses mains, fortes et belles, qu'on voit en page de couverture: écrivaine et journaliste, Mélanie Chappuis offre avec "Dépendances", un texte dédié à la scène. Avant d'être proposé au lectorat, celui-ci a été dévoilé au public dès le vendredi 21 janvier 2022 à Onex, près de Genève.
Le titre est un programme: un homme (IL) et une femme (ELLE) évoquent ces liens plus ou moins pernicieux, susceptibles de ficeler les vies des uns et des autres. Deux sexes, oui, parce que les dépendances, sous toutes leurs formes, heureuses ou délétères, n'épargnent personne.
"Il ouvre les yeux sur un manque", dit la première phrase du tableau I, en incipit porteur de sens s'il en est. Ce thème du manque va donc traverser toute la pièce, comme il paraît traverser toute une vie si l'on en croit "Dépendances". L'auteure va chercher dans l'enfance et la jeunesse les besoins constants: ça part avec un doudou favori, ou avec un manque d'affection, une envie de ne plus être le souffre-douleur. Puis l'on grandit, et l'amour peut devenir compulsif (tableau IV)... La ligne de vie est ainsi la voie que suit la dramaturge.
Puis dès le tableau V, le lecteur comme le spectateur entrent dans les choses de la vie d'adulte, ces addictions qui nous sont familières, plus ou moins attendues donc: il sera question de la cigarette, de l'alcool, mais aussi des séries télévisées qu'on regard en rafale, des écrans qui invitent au porno, du jeu et de la soif d'argent.
La fin de la pièce prend dès lors des airs de plongée dans l'obscur des liens, et les addictions évoquées semblent exposées en une forme de crescendo. Faisant parler librement "IL" et "ELLE", cependant, l'auteure évite le jugement, renvoyant le lecteur ou le spectateur à ses propres démons et à sa manière de vivre avec eux. Cela dit, en choisissant de dire les subterfuges dérisoires utilisés pour masquer les dépendances, elle crée un miroir parfaitement apte à faire réfléchir ceux qui ont l'audace de s'y regarder.
Le jeu qui s'installe entre "IL" et "ELLE" réalise une ponctuation, une musique bienvenue. Mais c'est surtout dans le gris typographique que le lecteur va trouver les clés du rythme de la pièce. Ainsi, l'auteure alterne judicieusement des éléments en vers libres plus ou moins longs et aérés et des parties rédigées en paragraphes si compacts qu'ils rappellent qu'une dépendance peut occuper toute une vie, jusqu'à en colmater les moindres recoins – on pense paradoxalement à la séquence consacrée à l'anorexie, où les mots sont si denses qu'ils semblent présents pour recréer la satiété qui manque à l'anorexique.
"Demain j'arrête", suggère enfin un chant presque final (coécrit avec Alizé Oswald), qui porte en rengaine incantatoire, de manière générale, les aspirations de libération qui hantent toute personne qui se sent dépendante. Et c'est toujours dans un esprit choral que la pièce s'achève, sur une promesse de liberté. Tenue? Il ne tient qu'à chacun et chacune de jouer le jeu.
Mélanie Chappuis, Dépendances, Lausanne, BSN Press, 2022.
Le site des éditions BSN Press.
jeudi 26 mai 2022
Hallucinante Istanbul, récit d'un voyage exalté
Marc-Edouard Nabe – "Visage de Turc en pleurs" est le récit flamboyant d'un voyage fait par l'écrivain Marc-Edouard Nabe à Istanbul. Ce voyage arbore les couleurs d'un retour aux sources familiales, mais aussi d'une plongée dans une ville qui va s'avérer déroutante pour l'auteur et d'un moment de mysticisme exacerbé, entre christianisme et islam.
Le lecteur est d'emblée frappé par l'exubérance de l'écriture. Loin de toute facilité, celle-ci est le fruit d'un travail rigoureux sur les mots afin de créer une musique où les sonorités s'interpellent.
Et la musique des mots entre en résonance avec la musique tout court, omniprésente dans "Visage de Turc en pleurs": ça commence avec "L'Enlèvement au sérail", entendu à tire-larigot chez un Turco-Grec nommé Tristos. Puis viennent le jazz bien sûr, ou Frank Sinatra pour un peu d'insupportable couleur internationale. Et les chants religieux, enfin, qu'il s'agisse de cantiques chrétiens à l'orgue ou de l'appel à la prière du muezzin.
Enfin, la clarinette occupe une place à part dans "Visage du Turc en pleurs", jusqu'à devenir un leitmotiv discret. Elle fait image lorsque l'auteur évoque les narghilés fumés, ou lorsqu'il parle de minarets. Au travers de cet instrument de musique, c'est la figure du père de Marc-Edouard Nabe, Marcel Zanini, clarinettiste de jazz.
Au fil des pages, l'auteur donne à voir les lieux qu'il visite. Ceux-ci sont pour une bonne part les passages obligés du touriste qui découvre Istanbul, évoqués entre dégoût franc et admiration totale. L'écrivain les magnifie par l'image, empreinte de verve, exaltée parfois jusqu'à l'excès. Sa vision est également nourrie de références historiques et littéraires, celle de Pierre Loti en particulier. En mettant en exergue, par l'image, les couleurs et la sensualité qu'il trouve aux mosquées d'Istanbul, l'écrivain ouvre la porte au thème du mysticisme.
Nombreuses sont dès lors les digressions sur la conception de la foi que l'écrivain ressent. Ce sont là des pages personnelles, intimes même, qui gardent leur côté flamboyant mais pourront paraître un peu longues. De même, la citation d'une messe entière, célébrée avec l'évêque du cru, apparaîtra quelque peu gratuite à ceux qui préfèrent les péripéties d'un voyage rêvé.
De celles-ci, on retient entre autres le caractère à peine croyable d'une rencontre avec un amateur d'opéra au genre incertain, Tristos, et de son compagnon. Ou une sortie en tapis volant, faite avec une danseuse aux sept voiles et au nombril irrésistible à l'issue d'un achat spontané. Ou encore une irruption dans un mariage organisé dans l'hôtel "Katrétoile" où loge le narrateur, qui passe partout grâce au nœud papillon qui caractérisait son style vestimentaire à l'époque.
Enfin, l'écrivain ne manque pas de conférer, sans abuser du procédé, une couleur un peu turque aux mots qu'il utilise, tout en les gardant reconnaissables en français: taksi, kuaförs, Krado Oteli, Markédoir... Cela, pour donner une touche d'accent peut-être; mais surtout pour rappeler que l'univers dans lequel l'écrivain se plonge et plonge son lecteur, écartelé entre deux continents, est à la fois semblable et différent de celui où vit l'Européen occidental moyen.
Marc-Edouard Nabe, Visage de Turc en pleurs, Paris, Gallimard, 1992. Dessins et lettrines de l'auteur.
Le site de Marc-Edouard Nabe, celui des éditions Gallimard.
Egalement lu par Tilly Bayard-Richard, Wodka.
mercredi 25 mai 2022
Azelma Sigaux, au pied de la lettre pour un monde meilleur
Azelma Sigaux – Azelma Sigaux a eu quelque écho ces derniers temps dans la presse nationale française: elle est candidate aux prochaines législatives dans la deuxième circonscription de Haute-Loire. Mais c'est en tant qu'écrivaine que je l'ai rencontrée à l'occasion de la Fête du Livre de Saint-Etienne en 2019. Et que je lui ai acheté "En toute transparence", un roman jeunesse qui déploie ses accords sur ces mots imagés qu'on prend au sens littéral et qui, ainsi, fonctionnent comme des révélateurs.
L'intrigue? Brenda Gobert, fille de parents de professions libérales, découvre avec stupeur qu'elle devient peu à peu invisible. Elle comprend aussi qu'elle a pu imaginer à plus d'une reprise l'être, invisible: ses parents se soucient trop peu d'elle à son goût, et elle est loin d'être la fille la plus populaire de son lycée. D'emblée, s'installe le thème de cette visibilité qu'on aimerait toutes et tous maîtriser dans l'espace public. Pas si facile...
Dans un premier temps, l'auteure décrit ce lent processus d'invisibilisation littérale. Certes, on peut le trouver peu crédible par moments: les stratégies que Brenda Gobert développe ne devraient tromper personne, pas même les personnages qui l'entourent. Mais la vérité finit par éclater... et c'est là que le roman décolle vraiment.
En effet, tout se passe comme si une épidémie se répandait dans la contrée imaginaire où vit Brenda Gobert. Cela, avec deux niveaux. Le premier, c'est qu'entre invisibles, on se comprend – et c'est là que le lecteur découvre le personnage d'Archibald le clown, qui a très bien su trouver ses marques: cinéma gratuit, espionnage très discret, qualités de passe-muraille, quitte à accepter de n'être que spectateur. On sourit en imaginant qu'Archibald comme Brenda se sont trouvés invisibles alors qu'ils portaient une tenue particulière: Archibald a gardé ses vêtements de clown, rendus invisibles, et Brenda est en sous-vêtements qu'on ne voit pas plus que son corps.
Le deuxième niveau, c'est que soudain, cette épidémie ne se contente plus de rendre les gens invisibles: elle les transforme en un défaut ou un trait de caractère qui les caractérise, selon les locutions et figures de style offertes par la langue française. Une vieille dame "trop bonne, trop conne", comme on dit, va ainsi se transformer en "bonne" poire, et le proviseur du lycée de Brenda Gobert, menteur d'une façon éhontée, presque excessive aux yeux du lecteur, devient, en quelques pages diablement inspirées, le digne émule nasal de Pinocchio – feuilles et fruits de prunier en plus. On en fera des confitures!
Cela peut paraître amusant, anecdotique. Mais dans le parcours narratif de "En toute transparence", l'auteure regarde ses personnages réfléchir au sens des expressions du français afin de devenir meilleurs: est-il agréable d'être une poire, ou d'avoir soudain une tête de mule – ou d'avoir celle-ci constamment ceinte de nuages? Et comme l'on est dans un contexte d'épidémie, l'auteure va jusqu'à imaginer les réseaux de solidarité et de soutien qui se mettent en place: après tout, face au "pied de la lettre", chacun est obligé de se remettre en question. Même le proviseur honteusement menteur trouve du soutien, en la personne d'un bûcheron qui lui coupe régulièrement son nez.
Il est bien entendu permis de trouver "En toute transparence" un peu abrupt, parfois peu nuancé, dans sa coloration philosophique et politique, trop optimiste sans doute aussi, à l'instar du roman "Epidémie" de Vincent Garand: les humains ont leurs travers, leurs intérêts, et ceux-ci se déclinent plus souvent en nuances de gris qu'en améliorations massives et immédiates, même lorsqu'ils sont directement touchés.
Mais voilà: ce roman invite à réfléchir. Et il a quelques atouts valables à faire valoir pour mettre son lectorat dans sa poche. Il y a d'abord un style, agréable et alerte, qui recrée de façon crédible et rassurante la parole d'une post-adolescente – et n'hésite pas à interpeller le lectorat, au masculin singulier manifeste (étonnant en ces temps d'écriture inclusive, p. 12). Et puis, il y a ce plaisir des mots qui se révèle page après page, à travers les jeux de mots portant sur les noms de personnages ou de lieux: si Fanny est la naïve du roman, c'est qu'en secouant les phonèmes de Fanny, on obtient "naïf"; Gagnac apparaît comme une localité où les gens aiment la "gagne" financière, et si l'on s'y prend un Dolicrane pour soigner un mal de tête, c'est avec un sac Vuittini qu'on se balade pour faire chic.
Azelma Sigaux, En toute transparence, Saint-Etienne, Faralonn, 2019.
Le site d'Azelma Sigaux, celui des éditions Faralonn.
Lu par Céline, Daphné, Julia, Kloliane Books, Marie, Mélie, Mel'Lectures, Sandrine.
mardi 24 mai 2022
Jean-Yves Jouannais, des ruines pour construire une œuvre littéraire
Jean-Yves Jouannais – Entre la nouvelle et la chronique historique, "L'usage des ruines" hésite. Il est pourtant savoureux de se plonger avec l'écrivain et critique d'art Jean-Yves Jouannais dans les méandres de l'histoire, qu'il explore avec érudition au travers de personnages d'hier ou d'aujourd'hui, dont il trace des "portraits obsidionaux". Ceux-ci sont célébrissimes comme Jules César ou Scipion Emilien, ou presque anonymes comme Michael Cinei, pompier new-yorkais actif dans le sillage du 11-Septembre, attentat qui a produit les ruines majeures du vingt et unième siècle commençant.
Dépeint en quatre ou cinq pages rapides et précises, chaque personnage cité dans "L'usage des ruines" a associé son nom à des bâtiments détruits. Ces rapports s'avèrent d'une originalité insoupçonnée, surprenante même et révélatrice du tempérament humain, pas toujours rationnel. Ce tempérament, c'est celui des individus directement au contact des ruines, en qualité d'observateurs ou d'acteurs.
Il arrive ainsi qu'un architecte soit trop soigneux, par exemple Peter Aloyisus Tromp, militaire esthète du dix-huitième siècle, préfère se rendre avec ses troupes plutôt que de prendre le risque d'endommager la forteresse plaquée de marbre qu'il a fait construire. Ce qui ne garantit pas l'intégrité de son chef-d'œuvre de poliorcétique... voilà un cas qui aurait pu amuser le Christian Morel des "Décisions absurdes"...
La question apparemment incongrue de la beauté des ruines d'un bâtiment, prévue par l'architecte lui-même au moment de sa conception, est aussi abordée. Ainsi apparaît Albert Speer, ministre du troisième Reich, dont les Alliés ont fait disparaître à Berlin une "université nazie" pensée dans ce sens sous un tas de décombres aujourd'hui nommé "Teufelsberg". Portée par l'architecte allemand Gottfried Semper – architecte du bâtiment principal de l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich, soit dit en passant – cette notion toute romantique de la "belle ruine" (Ruinenwerttheorie) résonne avec les considérations de Victor Hugo sur le manoir de Heidelberg: "Quand on fait une ruine, il la faut bien faire". Et si les ruines n'étaient rien d'autre que de la construction par d'autres moyens?
Faisant œuvre d'écrivain, l'auteur ne manque pas d'évoquer ceux qui ont écrit jadis, mêlant leur stylet ou leur plume aux ruines de leur temps. Suivant l'hypothèse de Jean T'Serclaes, comte de Tilly, il ose par exemple une hypothèse audacieuse: Jules César n'aurait-il conquis la Gaule que pour écrire sa "Guerre des Gaules"? C'est ce qui ferait de lui un dandy distingué... Et il fait résonner le destin de l'homme à la couronne de laurier avec celui d'actes de destruction guerrière qui ont donné un seul mot en français, sans doute oublié aujourd'hui, suggérant la destruction radicale d'une ville: magdebourgiser, hambourgiser, conventryser...
Sièges et guerres se succèdent dans les portraits que propose l'écrivain, qui s'étendent des balbutiements antiques de l'Histoire jusqu'à aujourd'hui. Son art se mêle ainsi à celui des armées, ce qui se traduit par un style efficace et sans fioritures, pleinement discipliné au sens le plus fort et admirable du terme: c'est bien écrit, et ça accroche. Et ça évoque de façon fouillée, en priorité mais sans exclusive, ce vieux continent qu'on appelle l'Europe et qui, peut-être plus que d'autres, croule sous ses vieilles pierres.
Reste une astuce, résultant d'une facétie entre auteurs: il se trouve que Jean-Yves Jouannais a signé un livre de l'écrivain espagnol Enrique Vila-Matas, et vice versa, dans un esprit d'échange. Dès lors, en mémoire de l'écrivain W. G. Sebald, l'idée naît entre Enrique Vila-Matas et Jean-Yves Jouannais d'un livre dont ce dernier serait le personnage, mais aussi l'enfant qui part à la guerre. Le voilà, pleinement actuel dix ans après sa parution, né de deux idées qui se sont télescopées non pour ruiner, mais pour féconder et construire.
Jean-Yves Jouannais, L'usage des ruines, Paris, Verticales, 2012.
Le site des éditions Verticales.
Lu par Hugues.
dimanche 22 mai 2022
Dimanche poétique 540: Eva Marzi
vendredi 20 mai 2022
Un couple, un monde et des conflits
Francine Wohnlich – Au cœur de "Sous ton feuillage", roman de la comédienne et metteuse en scène genevoise Francine Wohnlich, il y a une vie de couple difficile entre deux personnages d'âge mur, Clémence et Ivo. Ce roman est structuré en quatre saisons qui sont autant de moments de la relation, écrits chacun dans une tonalité propre.
Peut-on vraiment aimer les personnages que l'auteure met en scène? On se le demande en lisant la première séquence, "Printemps". Le lecteur voit un personnage, Clémence, qui se morfond dans sa solitude et ne paraît donc pas très attachant. Pourtant, cette séquence est techniquement une exposition impeccable, indiquant la voie que va suivre le roman: un peu d'écologie, et, en creux, un absent, cet Ivo que la romancière fera vivre plus loin.
Celui-ci paraît prendre toute la place de la séquence la plus longue du livre, "Automne". Le lecteur découvre avec lui un personnage perçu comme contradictoire et paradoxal, mais qui apparaît peu à peu comme à la fois désireux d'être discret et ne pouvant s'empêcher de prendre toute la place. Ivo, c'est aussi celui qui ne sait pas mettre des limites, observant impuissant ses enfants le bouffer: un fils écologiste radical, quasi-assassin, qui squatte chez sa compagne, et une fille majeure qui exige, lois à l'appui, qu'il lui paie son loyer. C'est pourtant à Clémence qu'à la fin, il dira "non" en tirant sa révérence, revendiquant sa "liberté".
Une Clémence qui, de son côté, se veut libre et a toujours dit "non" aux enfants d'Ivo, nés d'un premier lit. On imagine que l'ambiance est tendue... et c'est le cas: les discussions conflictuelles qui hantent la première partie de la séquence "Automne" en témoignent, Clémence exigeant de la distance, Ivo cuisinant pour son fils qui devrait rendre une visite... et aura quatre jours de retard, sans avertissement. Ces tensions fissurent une relation torturée, marquée par les conflits plus ou moins déclarés, souffrant du manque d'assertivité d'Ivo.
A cela viennent s'ajouter les affres de la famille de Jude et Bertil, liée à Clémence et Ivo. Jude part en cure pour soigner un alcoolisme chronique, mais Bertil saura-t-il combler l'absence de son épouse? Fort justement, l'auteure met en scène ces enfants qui posent des questions, qu'il faut détromper, qui essaient de vivre dans une situation familiale compliquée, empreinte – on n'en sort pas – de secrets qui créent des tensions. Le lecteur se sent ainsi invité à observer minutieusement, indiscret malgré lui, les liens délétères qui régissent tout un microcosme.
Un microcosme où l'on pleure beaucoup, soit dit en passant. Ivo n'est pas le dernier à verser des larmes, bien au contraire. On pourrait suivre le stéréotype classique qui veut qu'un homme ne pleure pas, et en conclure que s'il pleure, c'est parce qu'il est faible – et la lecture de "Sous ton feuillage" n'exclut pas cette manière de voir. Mais ces pleurs peuvent aussi être vus comme les moments où Ivo se présente de façon spontanée, sans stratégie de positionnement social. Cela dit, il n'est pas seul à pleurer au fil de ces pages enchevêtrées comme une dentelle...
... ou comme les cheveux d'une fillette. Ainsi, lorsque Clémence démêle patiemment les cheveux d'Iseult la fillette, il est permis de voir dans cette scène la promesse imagée d'une volonté d'y voir enfin plus clair, afin de sortir des pièges relationnels qui mènent immanquablement aux conflits et aux portes qui claquent. Ainsi se termine un roman qui cogne, construit en quatre sections ayant chacun leur personnalité (les haïkus de "Printemps", respiration bienvenue, ne reviendront pas plus tard, et "Hiver" joue en partie sur les voix des personnages du roman, dans leur singularité au fil des âges), faite à la fois de rythme délicatement ciselé et de poésie.
Francine Wohnlich, Sous ton feuillage, Genève, Encre Fraîche, 2022.
Le site des éditions Encre Fraîche.
mercredi 18 mai 2022
Michel Niquille, un nouveau round dans la sciure
Michel Niquille – Il fallait bien que Michel Niquille, actif comme consultant passionné dans le secteur de l'exploitation du bois depuis plusieurs années, écrive et publie un roman qui trouve sa scène de crime dans une scierie. C'est chose faite avec "La tête dans la sciure", un polar court et efficace qui assume son côté terroir, entre Charmey et Lausanne – donc entre ville et campagne, avec Fribourg qui fait tampon.
Voyons d'abord la victime, ce cadavre que personne n'aime, ce macchabée que le lecteur découvre après quelques lignes seulement... Victime de son goût des femmes et du fric facile, Doffey se retrouve littéralement entre quatre planches d'une scierie de village, la tête tranchée à la feuille de boucher. Qui est le coupable? Question classique, à laquelle répond peu à peu une équipe d'enquêteurs autour du commissaire Ruffieux, personnage récurrent des romans policiers de Michel Niquille.
Ruffieux est un bonhomme qui monte ses approches à la manière d'un jeu de go. Dans le contexte un peu cow-boy des années 1980, il se profile comme un enquêteur intègre et sans a priori. Pas évident: dans le canton de Fribourg, il convient en effet toujours, en cette fin de vingtième siècle, de ménager les susceptibilités des notables, et la séparation des pouvoirs paraît parfois bien théorique. Ce qui transparaît par exemple lors d'interrogatoires délicats avec des notaires ou avocats en vue, ayant eu affaire avec la victime parce que celle-ci, un jour, a été inquiétée.
"La tête dans la sciure" renoue avec quelques marottes de l'écrivain: les moteurs du crime sont une fois de plus le sexe et l'argent, lorsqu'ils commencent à dépasser de braves gens qui en sont obsédés. Alors que Doffey est un escroc notoire, l'auteur dépeint également quelques dynamiques villageoises à base de jalousies. Il y a en particulier la cabale dont sera victime la famille Chervet, dont le père, bûcheron adroit mais grevé par une lourde hypothèque, finit par faire de l'ombre aux artisans locaux, plus chers et moins efficaces. Les rognes qui naîtront de son éviction résonnent sur plus d'une génération.
Côté sexe, Doffey l'homme à femmes mène la danse, et certaines de ses fréquentations et préférences permettent de nouer les fils de l'enquête. L'opposition ville-campagne se joue entre autres ici, par exemple par le biais d'une partie de jambes en l'air en forêt à l'occasion d'un bal villageois: marquée par une violence consentie entre les amants, elle révèle à Doffey (qui n'est pas resté... de bois!) qu'il aime le sadomasochisme, d'un côté comme de l'autre. Mais voilà: Doffey le dominateur au village sera le dominé en ville, vendant ses services aux rombières qui hantent un club spécialisé lausannois, à des conditions strictes.
Mais c'est au travers de la famille Chervet, encore une fois, que l'opposition ville-campagne s'exprime le plus fort. Déracinée à Lausanne alors qu'elle est coutumière des villages fribourgeois, elle se remet en question, et pas sans dommages. Habitué à l'élevage, le père se retrouve ainsi tueur aux abattoirs, métier perçu comme vaguement honteux dont l'odeur est le symbole et auquel le père Chervet tente de donner un semblant d'humanité en parlant au bétail appelé à l'abattage. Pieuse, son épouse Greta trouve de l'embauche dans le club spécialisé déjà mentionné. Quant aux trois enfants, tous sont partis... sauf Paul, victime de ce qu'on n'appelait pas encore "harcèlement scolaire" à l'époque (en fait, les profs étaient plus ou moins complices des harceleurs à l'époque, ne serait-ce que par leur indifférence – "c'est des querelles de gamins"...), mais fidèle à une promesse d'enfance: la vengeance.
Alors, qui a tué celui que tout le monde déteste, ce Doffey qui a ruiné plein de gens mais jouit d'une relative immunité du fait de sa situation de capitaine d'infanterie et d'ancien député au Grand Conseil? Au fil des courts chapitres de ce polar, le lecteur suit avec appétit les hypothèses plus ou moins solides qui se présentent au commissaire Ruffieux. Face à lui, l'auteur place une brochette vivement colorée de témoins et de suspects, suggérant tout ce qu'un fait divers peut secouer dans un canton suisse, celui de Fribourg, qu'on imagine plutôt paisible.
Michel Niquille, La tête dans la sciure, Bulle, Editions de la Trême, 2022.
mardi 17 mai 2022
Eva Marzi, quand l'écriture se fait nocturne et contemplative
Eva Marzi – Il y a des ambiances nocturnes, intimistes même, dans le premier recueil de poésies d'Eva Marzi. Un ton contemplatif domine "Nuit scribe", offrande poétique au monde de la nature, des mots et de l'éveil aux vers – avec un titre qui suggère aussi que comme plus d'un écrivain, son auteure vole à la nuit ses instants d'écriture.
On ne manquera pas de noter en effet que la toute première partie du recueil, "Les choses interrompues", évoque une forme de réveil. Elle évoque en effet ce moment où l'aube paraît, annonciatrice du soleil. Il est permis de considérer qu'en montrant le soleil qui se lève, l'auteure suggère sa propre aurore au monde de la poésie. Belle entrée en matière!
Cela, d'autant plus qu'en éclats particulièrement brefs, la deuxième partie de ce court recueil interroge justement le rapport de la poétesse aux mots, ceux reçus comme ceux donnés, d'une manière tantôt classique, tantôt imaginée de manière originale pour réinventer un thème littéraire de toujours: "Feu aux joues/Sonnette dans la bouche", écrit la poétesse, lapidaire, en guise de chute.
Oui, les poèmes de "Nuit scribe" sont courts. Parfois, ils ont même le caractère tranchant du haïku bien envoyé. Leur façon sans contrainte s'avère le plus souvent sereine; elle est portée par une écriture en vers libres brefs, dépourvus de toute ponctuation... ou presque: quelques points d'interrogation traversent le recueil, et leur rareté même rappelle au lecteur tout le poids des questionnements – cela, même si les interrogations ont quelque chose de rhétorique, ou d'humblement personnel.
Plus encore: par leur brièveté et leur sobriété, par le choix des images également, les poèmes du recueil arborent une diaphanéité résolue. Ainsi l'auteure cède-t-elle toute sa place, peu à peu, à cette nature qu'elle contemple: le chêne, les sapins noirs, les rochers, tous auront un mot, un vers pour les dire – éventuellement sous forme d'adresse en "tu".
Ils entrent ainsi en résonance avec ces poèmes où intervient le "je", évocateurs eux-mêmes de l'écho que cette nature décrite suscite dans le cœur de la poétesse. Ainsi, l'écrivaine compose avec "Nuit scribe" un ouvrage qui instaure un dialogue entre l'humain et cette nature qu'elle invite à voir avec un regard neuf.
Eva Marzi, Nuit scribe, Genève, Editions d'En Bas, 2022. Préface de Pierre-Alain Tâche.
Le site des éditions d'En Bas.
lundi 16 mai 2022
"La grande épreuve", noirceurs et splendeurs de l'engagement
Etienne de Montety – Primé par l'Académie française en 2020, signé Etienne de Montety, "La grande épreuve" est un roman qui s'inspire librement de l'attentat islamiste survenu en été 2016 à Saint-Etienne-du-Rouvray, coûtant la vie à l'abbé Jacques Hamel.
Suivant la trame de ce drame, l'écrivain suit un à un ses cinq principaux personnages. Cela, dans une volonté de demander comment on en est arrivé là, mais aussi d'étudier minutieusement, dans l'action comme dans la pensée, les différents visages que prend l'engagement. Plus que la relation d'un fait divers des plus tragiques, "La grande épreuve" s'avère donc une magistrale exploration des méandres de l'âme humaine.
Le lecteur est ainsi amené à suivre entre autres David alias Daoud, enfant adopté par une famille intégrée aux activités paroissiales catholiques de la ville imaginaire de Brandes. Celui-ci sera cependant renvoyé à ses origines "arabes" par certaines personnes de son entourage, soit pour le rejeter, soit au contraire pour l'enrôler. Dès lors débute une construction de soi faite d'opposition aux parents, normale à l'adolescence, et de radicalisation inexorable, sur fond de fierté d'appartenance atavique à l'islam.
L'engagement catholique réserve quelques belles pages, à travers le personnage du prêtre bien entendu, ancien de la guerre d'Algérie, enseignant revenu converti et bientôt ordonné. Le lecteur découvre que sa foi n'est pas toujours sans mélange, qu'elle est indissociable du doute, et que la prêtrise n'exclut pas les attirances physiques. Avec le personnage de Petite Sœur Agnès, l'auteur relate une autre manière de vivre sa foi, dans un engagement à la fois régulier et bien ancré dans le monde – qui inclut, après les voyages, le service rendu à la société, au travers de la prise en charge d'enfants. "Le Seigneur est plus proche de moi. Il est posé sur mon sein!", sourit ainsi cette femme consacrée.
Il ne sera cependant pas question que de rapport à la religion dans "La grande épreuve", même si ce thème est très présent, à telle enseigne que même des personnages sans pratique religieuse s'en trouvent indirectement touchés. On pense à François Nguyen, le policier qui monte la hiérarchie à la force du poignet et s'investit à fond. Chez lui, dès lors, c'est l'engagement professionnel qui fait office de vocation. Un engagement certes soufflé par sa compagne Audrey – souvent, en effet, c'est l'entourage de chacune et de chacun qui va déterminer son destin. Religion ou profession, la liberté est-elle dès lors vraie, ou n'est-elle qu'apparente et conditionnée en sous-main?
Qu'il soit sous-tendu par des ressorts grossiers ou nourri de noblesse, voire de sublime, l'engagement est ainsi le thème qui traverse "La grande épreuve". Voilà un roman riche, aux personnages magnifiques, que l'auteur observe, sans les juger (c'est de là qu'il tire sa force), lorsqu'ils évoluent dans la voie qui est la leur: celle de leur vie. Cela, dans le décor d'une France qu'on pourrait croire immuable si l'on en croit les premières pages, mais qui se transforme inexorablement, ce que l'auteur souligne en brisant peu à peu cette image initiale de carte postale.
Etienne de Montety, La grande épreuve, Paris, Stock, 2020.
Lu par Bib'Bazar, Céline, Christophe Delaigue, Culturons-nous, Delphine-Olympe, Francis Richard, Frère Guy Musy, Madimado, Panorama de lectures, Simone Marcellesi, Vincent Giraud.
dimanche 15 mai 2022
Dimanche poétique 539: Jean Goudezki
Allons — bravo ! — longer la rive au lac, en pagne ;
Jette à temps, ça me dit, carafons à l'écart.
Laisse aussi sombrer tes déboires, et dépêche !
L'attrait (puis, sens !) : une omelette au lard nous rit,
Lait, saucisse, ombre, thé des poires et des pêches,
Là, très puissant, un homme l'est tôt. L'art nourrit.
Et, le verre à la main, — t'es-tu décidé ? Roule
Elle verra, là mainte étude s'y déroule,
Ta muse étudiera les bêtes ou les gens !
Comme aux dieux devisant, Hébé (c'est ma compagne)…
Commode, yeux de vice hantés, baissés, m'accompagne…
Amusé tu diras : « L'Hébé te soûle, hé ! Jean ! »
samedi 14 mai 2022
Tout le monde à l'eau, pour refaire le monde à coups de grelinette
Jean-Jacques Busino – "A la mort du fondateur d'une communauté utopiste, la nature reprend le dessus et l'incompétence fait le reste": telle est la clé de voûte du dernier roman de Jean-Jacques Busino. Paru aux éditions BSN Press, cet ouvrage échevelé met en scène un univers qui a tout de notre monde, avec ses soucis écologiques et sociaux, recréé à l'échelle d'un village qui est aussi une communauté, quittée par le père de Jésus, mort au tout début du récit, qui observe tout ça d'en haut en narrateur omniscient, pour ne pas dire divin.
On relève avant tout la bande son de ce roman, marquée par le sound de "Harvest", disque remarquable de Neil Young, régulièrement citée. Seront également cités des interprètes comme Robert Fripp ou John Wetton, du groupe King Crimson, voire David Gilmour, des Pink Floyd. Il n'en faut pas plus pour que s'enclenche une bande son à la fois agréable et implacable, que l'auteur décrit en termes dithyrambiques. Crépusculaires ou pépères, les couleurs des musiques citées ne manquent pas d'impacter l'expérience du lecteur qui les connaît.
L'eau, un personnage
Et si la musique coule dans les oreilles du lecteur, l'eau coule à travers tout le roman à la manière d'un personnage à part entière. On la verra en particulier suspecte numéro un dans les problèmes de santé prématurés de certains personnages, débouchant éventuellement à leur décès: il y a du glyphosate ici ou là, ce qui suffit à en faire la suspecte numéro un dans le décès du père de Jésus, désormais patron de la communauté. Et en menant sa dérisoire enquête, Jésus va tomber sur Monsanto, suspect habituel...
Dès lors qu'il n'est plus question de boire l'eau de la nappe phréatique, la consommation d'eau minérale en bouteilles devient un enjeu dans la communauté mise en scène par l'auteur. L'eau se révolte aussi, d'ailleurs, contre les bâtiments, contraignant ainsi tout un petit monde à repenser son existence et à se reloger à la suite d'une inondation. Vous avez dit "réfugiés"?
Quand la jeunesse s'en mêle
Porteur d'un propos manifestement écologiste, l'auteur joue aussi sur les références chrétiennes pour suggérer que la communauté animée par feu le narrateur, Jésus et quelques autres a un côté mystique. Il crée ainsi quelques personnages typés, fonctionnant de façon simple: Pierre le combinard aime démesurément l'argent, Samy est piloté par son pénis. Le lecteur découvre aussi Paul et Virginie, deux ados qui vivent une expérience de dépucelage d'anthologie, parfaitement post-covid-19 puisqu'elle se passe de tout contact physique et se fonde sur un sextoy télécommandé et commandé en ligne.
Plus largement, c'est de manière abrasive que l'auteur met en scène une jeunesse idéaliste et prompte à s'enflammer pour les causes écologistes, quitte à user de procédés aussi radicaux qu'approximatifs. Toujours, l'écrivain place ses personnages au centre de chaque séquence, à l'instar de Marceline Pougnelon, qui connaîtra son heure de gloire en se faisant sauter (mais pas comme vous le croyez, petits canaillous!), ou d'une poignée d'ados écologistes mais plus soucieux de leur image à l'école que du salut de la planète.
Des scènes d'anthologie
Du haut de son statut de défunt, le narrateur observe, impuissant, le chaos s'installer sur la communauté qu'il a créée dans un esprit écologiste et novateur, nourrie entre autres de permaculture (ah, la grelinette, outil chouchou des néo-ruraux!) et d'esprit de débat scolaire. Ce chaos se nourrit des travers des hommes, relève l'auteur, soulignant les doubles appétits financiers et sexuels de certains de ses personnages.
Côté sexuel, cela vaut au lecteur quelques scènes d'anthologie. Nous avons déjà parlé de Paul et Virginie à l'ère du sexe en ligne. "Le ciel se couvre" évoque également des copinettes en goguette dans un bar à la clientèle plutôt virile, ou les frasques d'une journaliste, Marie, qui taille une pipe à Samy dans un confessionnal. Cela, sans oublier – même si le lien avec le propos général n'est pas évident – la relation sensuelle, émerveillée et artistique, qui unit Hélène et son peintre ébloui.
En refermant "Le ciel se couvre", le lecteur garde ainsi le souvenir d'un roman qui cogne et foisonne, mettant au jour les turpitudes humaines en des scènes brindezingues qui vont crescendo, un peu à la manière d'un Tonino Benacquista. La communauté qu'il imagine symbolise une vision pessimiste, mais non exempte de lumières d'espoir, de notre humanité lui-même, tiraillée entre le respect quasi mystique de la nature et les pentes pas très vertueuses, nourries de sexe, d'argent ou de mégalomanie, sur lesquelles tout un chacun est susceptible de glisser. Et puisqu'on est dans un roman noir à nuance mystique, après tout, qui a tué le père de Jésus? L'enquête court toujours...
Jean-Jacques Busino, Le ciel se couvre, Lausanne, BSN Press, 2022.
Le site des éditions BSN Press.
mercredi 11 mai 2022
Douze nuances de "Bonsoir, chéri!"
Daniel Bovigny – Remarqué pour son premier roman "Crìme double en Gruyère", Daniel Bovigny vient de publier un recueil de nouvelles intitulé "Bonsoir, chéri!". Cet ouvrage réunit une douzaine de textes parus naguère çà et là, dans les circonstances les plus diverses. Qu'il connaisse ou non la plume de Daniel Bovigny, le lecteur aura donc un plaisir non feint à les (re)trouver groupées en un seul opus.
Le titre constitue ainsi la chute de "Nu-Toni", nouvelle qui ouvre le recueil. Celle-ci a paru dans "Fribourg la Secrète", brassée de textes réunie par la Société fribourgeoise des écrivains en 2007 à la suite d'un concours. C'est une chute qui donne le ton: retravaillées pour les besoins de la cause, les nouvelles du recueil qui vient de paraître utilisent cette tournure à la fois affectueuse et convenue.
On pourrait bien sûr se dire que c'est un procédé un peu répétitif, voire attendu, et les apparences donnent raison à ce reproche. Mais voilà: dans chaque texte, l'expression "Bonsoir, chéri!" résonne différemment, en mille nuances, et c'est en définitive une riche astuce.
Elle peut ainsi être chargée d'une affection sincère (dans "Hêtre ou ne pas hêtre", où un hêtre père et un hêtre fils se retrouvent, ou dans "Les yeux noisette", sous sa forme suisse alémanique), du piquant vengeur d'une femme qui trompe le mari trompeur (dans "Nu-Toni", mais aussi dans "Toni, truand", qui conclut le recueil de manière cyclique en reprenant certains des personnages et l'ambiance curieusement dénudée de la nouvelle d'ouverture).
Dans leurs titres mais pas seulement, les nouvelles de "Bonsoir, chéri!" révèlent un écrivain qui aime jouer avec les mots, dans un souci d'humour et de mise en évidence de sens inattendus au fil des mots. Le lecteur se surprend ainsi à sourire d'un rapprochement surprenant ou d'un jeu de mots si évident qu'il n'y a jamais pensé.
Plus largement, l'humour de l'ouvrage emprunte aux situations inattendues ("Pince-Monseigneur", où un cambrioleur s'attaque à une championne sportive romontoise retraitée mais encore en forme) voire absurdes – on pense à "Cuistres de grenouille", qui imagine le Léman vidé comme une vulgaire baignoire, ou à "Mystères au Musée gruérien", adaptation d'un délire à plusieurs mains imaginé lors d'un Salon du livre romand – j'en étais, de même que, si ma mémoire est bonne et si je n'oublie personne, Marie Brulhart, Claude Maier et Patrick Quartenoud.
Enfin, à l'exception de deux nouvelles en particulier ("La Princesse des couleurs", nouvelle merveilleuse adaptée d'un spectacle pour enfants, et "Un ours blanc, ça Trump énormément", où Donald Trump part à la chasse à l'ours chez les Inuits), les textes recueillis dans "Bonsoir, chéri!" se déroulent dans un contexte de terroir typiquement fribourgeois. L'auteur en revisite l'imaginaire à sa manière, amusée et empreinte de tendresse, et le lecteur se retrouve ainsi avec lui au rituel cortège de Saint-Nicolas à Fribourg ("Myre") ou aux abords d'établissements médico-sociaux où il s'en passe des belles ("Monsieur Tournedisque", "L'énigme du chanvre 226").
Constitué de plusieurs pièces réunies en un puzzle cohérent, "Bonsoir, chéri!" est donc un petit régal qui offre à la fois le délice des lieux et celui des mots. Et celui des souvenirs, pour ceux qui côtoient l'écrivain Daniel Bovigny depuis quelque temps et apprécient sa plume alerte et joyeuse.
Daniel Bovigny, Bonsoir, chéri!, Cossonay-Ville, Editions de la Maison Rose, 2022.
Le site des éditions de la Maison Rose.
mardi 10 mai 2022
Charlotte Frossard, un pont entre deux pays
Charlotte Frossard – "Sur le pont" est le premier roman de l'écrivaine et journaliste suisse Charlotte Frossard, après plusieurs incursions dans le genre de la nouvelle. L'une d'elles a été remarquée par les éditions Encre Fraîche, qui ont édité cet opus pour ainsi dire dans la foulée.
Tout commence par un flou artistique, avec un corps nu qui gît dans une chambre d'hôtel. Le lecteur est d'emblée intrigué par ce début in medias res: que se passe-t-il, qui est-il? Peu à peu, l'auteure rétablit la bonne focale: un homme et une femme ont fait l'amour, et il y a quelque chose d'Egon Schiele dans leur maigreur. Ces deux-là, le lecteur va apprendre à les connaître. Et le flou de focale initial reflète celui de la vie de la femme.
Nous voilà donc avec Louise, aspirante journaliste auprès de la télévision romande, et Julien, homme en place, hautain, sec, dominant, agaçant aussi, mais magnétique. Quant à Louise, ballottée par des amours tourmentées avec lui, elle se cherche, professionnellement, mais aussi pour ce qui concerne ses origines portugaises.
Dès lors, "Sur le pont" se construit comme un roman de quête et d'enquête autour de deux pôles de tension qui finiront par se rejoindre, avec pertinence. Côté télévision, l'auteure restitue un reflet caustique de ce monde d'apparences, où les combines sont bien présentes, plus encore que la concurrence à la loyale: concours truqués, copinage et médisances, il ne manque rien – parfaite description de la course au prestige de province. Au cœur de ce monde, se trouve Karin, la productrice. C'est un personnage flamboyant, fantasque, mais non exempt de toxicité à force d'être écrasante.
L'autre pôle de tension, vu comme intime et essentiel, relève de la vie privée de Louise, petite-fille de grands-parents portugais venus s'installer en Suisse dans le contexte de la dictature de Salazar. Dès lors, comment une "troisième génération" vit-elle entre un pays qui l'a adoptée (elle bosse à la télé, c'est enviable) et des parents et grand-parents toujours là et pour lesquels le souvenir du pays d'origine est plus vif?
La romancière met au jour des éléments concrets pour mesurer l'écart, et c'est tout bénéfice pour un lecteur qui voit ainsi vivre des personnages et se sent concerné: Louise, ne parlant pas portugais, n'est pas reconnue comme vraiment portugaise par d'autres Lusitaniens installés en Suisse – ses camarades d'école compatriotes qui parlent la langue de Camões, pour ne citer qu'eux. Soucieuse de mesures, par exemple pour des recettes, elle s'inscrit en contradiction avec sa grand-mère, qui concocte ses délicieux gâteaux au pifomètre sans avoir jamais suivi une recette.
Quant au temps de Salazar, qui occupe bien vite le cœur du roman, c'est, dans les dialogues, le lieu des discussions difficiles ou tortueuses et des échappatoires personnelles. Cela pourrait paraître un point de rupture entre Louise et son aïeule, aussi parce que le lecteur peut parfois ressentir, et c'est rendu avec finesse, que même si les échanges sont en français, langue de la terre d'accueil, les deux femmes ne parlent pas la même langue. Mais voilà: c'est aussi le point de jonction entre les deux pôles du roman, par le biais du reportage que Louise présente pour un concours et qui crée ainsi un pont entre deux pays.
L'enjeu apparaît au fil des pages: la dictature salazariste est présentée comme quelque peu oubliée, malgré ce qu'elle a eu de terrible. L'auteure la fait revivre avec justesse, par des témoignages reconstruits que Louise retrouve au gré d'une enquête qui la fait voyager, dans un souci de carrière certes, mais aussi, de façon plus personnelle, de reconnexion avec ses racines et son histoire familiale. De quoi envisager un nouveau départ, empreint de plénitude, face à la mer à défaut d'océan – plutôt que les hauteurs de La Chaux-de-Fonds.
Charlotte Frossard, Sur le pont, Genève, Encre fraîche, 2022.
Le site des éditions Encre fraîche.
lundi 9 mai 2022
Aux confins de la folie, de la mémoire et du temps
Relatée sur le mode fantastique à la première personne pour davantage de proximité avec le lecteur, l'existence de l'adolescente, à peine nommée d'ailleurs – est-ce Hyla? – apparaît dès lors tourmentée, avec des allers et retours temporels régulièrement imaginés. Peu exploitées dans le roman par ailleurs, les racines indiennes de la narratrice ouvrent la porte à une intégration harmonieuse du thème de la réincarnation: la narratrice semble revivre ses vies antérieures, sur un mode parasite, dans un désordre parfois déroutant, pour ne pas dire effrayant, pour celles et ceux qui l'entourent dans sa vie d'aujourd'hui.
Au fil des plus de 400 pages de ce roman qui, je l'ai découvert ensuite, constitue le début d'une saga, l'auteure revisite les thèmes et motifs du romantisme noir. Cela commence par la mise en scène de ce personnage féminin maladif, évoluant aux confins de la folie. L'idée du romantisme est du reste constamment soulignée par les nombreuses allusions à la littérature allemande du dix-neuvième siècle, de Johann Wolfgang von Goethe à Friedrich von Schiller, en allant jusqu'à Hugo von Hofmannsthal. Des citations résonnent même au fil des pages, en contrepoint poétique parfois passionné.
L'auteure campe les époques passées avec réalisme, évoquant notamment la rigueur des convenances, le douloureux inconfort des grandes robes d'antan ou la condition féminine. Se faisant judicieusement écho par-delà les décennies, en effet, les vies antérieures de la narratrice apparaissent toujours, avec régularité, comme évoluant telles des poupées sous la coupe d'un homme, Nebel. Qui refait précisément surface au présent...
Les incessants voyages rêvés dans le temps que le lecteur est invité à suivre font écho à une habitude tenace de la narratrice, qui tient elle-même à son rapport au temps: celui de toujours noter qu'elle est en avance ou en retard. De manière plus détendue, on la voit plus souvent qu'à son tour massacrer sa nourriture, à commencer par l'émiettement méthodique de clémentines en début de roman.
Avec "Côté face", relation d'une vie en mille morceaux surgis d'on ne sait où, la romancière Anne Denier entraîne son lecteur dans une vertigineuse descente aux enfers, entre vie et mort, nourrie des ombres humaines et littéraires du passé. L'impression de vertige se trouve encore renforcée par la brièveté des chapitres, qui incite à tourner rapidement les pages.
Anne Denier, Côté face, paru en autoédition, 2011.
dimanche 8 mai 2022
Dimanche poétique 538: Emile Verhaeren
vendredi 6 mai 2022
Alain Bagnoud, fric sur Genève
Alain Bagnoud – Genève dans ses œuvres obscures: tel est le décor de "De la part du vengeur occulte". Avec ce roman, paru dernièrement aux éditions BSN Press, l'écrivain Alain Bagnoud fait une première incursion dans le genre policier. Cela, après une quinzaine de livres de formes diverses: son précédent opus, "La vie suprême" (sur le site de "La Liberté", payant), évoquait le Valais historique à travers la figure du faussaire Farinet.
Des faussaires, on en trouvera à nouveau dans "De la part du vengeur occulte", qui plonge dans le monde de l'art contemporain vu de la ville du bout du lac. Le lecteur savoure ainsi avec un sourire gourmand les quelques descriptions d'œuvres d'art qui émaillent l'ouvrage, synonymes d'un monde créatif qui ne peut plus se comprendre sans mode d'emploi: que peuvent signifier un mannequin femme fiché dans une chaussette géante, ou une pelote de laine aux couleurs du monde, transpercée d'aiguilles à tricoter en forme de phallus? Autant d'œuvres de faussaires de l'art, relayant avec complaisance les idées dominantes sans trop les interroger.
Cet art de grand chemin paraît surtout fait pour des collectionneurs peu cultivés mais fortunés, éventuellement en connivence avec des notables politiques locaux – qui jouent aussi leur rôle de faussaire. Et c'est à ce niveau que l'écrivain place ses personnages. Jean-Philippe Meilat, élu libéral par conviction apparente mais opportuniste parce que c'est pratique, joue ainsi le rôle du politicien soucieux de sa carrière, pour ne pas dire de sa stature face à l'Histoire. C'est avec circonspection qu'il se confie à Alexandre, son nègre, chargé de rédiger une biographie qui doit assurer sa réélection: se donner le beau rôle, toujours.
Dès lors, "De la part du vengeur occulte" puise sa tension narrative dans une série de photos suspectes que Meilat reçoit: est-on en train de comploter contre lui? Le roman trouve dans l'enquête que mène Alexandre à ce propos un puissant moteur, mais aussi un McGuffin impeccable. Ce moteur permet à l'écrivain de balader ses personnages dans le monde de l'art contemporain façon Genève, où la valeur marchande potentielle prime la valeur esthétique, mais aussi, et ça fait contraste, dans les lieux d'hébergement d'urgence où les miséreux de Genève, ceux qu'on ne veut pas trop voir, passent leurs nuits et se filent des tuyaux.
Pour faire bon poids, un oligarque russe hante ces pages, un peu par procuration: s'il ne joue aucun rôle actif, Massimov est omniprésent et colore le propos – aussi par procuration, via sa jeune épouse Ivana. Le lecteur se retrouve ainsi parfois en compagnie de jolies femmes russes, profondément pragmatiques. Celles-ci font écho aux femmes du cru, la sexy et ingénue Delphine en tête (l'auteur ne manque pas de décrire ce que contient son décolleté, dans un contraste paradoxal avec sa conscience professionnelle fluctuante d'enseignante), que l'ami Marco dispute à Alexandre.
Toucher au gros fric peut s'avérer fatal. Certains personnages secondaires de "De la part du vengeur occulte" en témoignent par leur disparition louche. "De la part du vengeur occulte" dessine ainsi, dans une ligne claire, rapide mais dense, les liens labyrinthiques entre amour, argent, politique et beaux-arts, selon des lignes de tension classiques, typiquement genevoises diront certains (il y a le fric, mais aussi les avocats à grande gueule et le libéralisme politique, proche du parti radical-démocrate mais historiquement spécifique quand même), revisitées en fonction de notre temps. Il s'en passe donc, des choses, dans l'ombre des lumières projetées par les bâtiments des coins chics de Genève! Et "De la part du vengeur occulte" en relate les petits et les gros mensonges, en un style vif et accrocheur, amusé à l'occasion, bien en phase avec une intrigue de roman noir.
Alain Bagnoud, De la part du vengeur occulte, Lausanne, BSN Press, 2022.
Le site des éditions BSN Press.
jeudi 5 mai 2022
Bernard Rivière et le crime du golf
Bernard Rivière – Une balle de golf ramassée sur la tête, ça peut faire mal. Surtout au moment où la victime s'apprête à réaliser le coup de sa vie face à trois amis très attentifs. Il n'en faut pas moins pour envoyer Pierre Batand, riche entrepreneur ligérien, à l'hôpital. Mais ce n'est qu'un début... celui de "Coup de bluff!", roman policier de terroir signé Bernard Rivière.
"Coup de bluff!" est le premier polar stéphanois d'une série qui met en scène un tandem d'enquêteurs construit sur la complicité amoureuse et la complémentarité. D'un côté, il y a le journaliste Clovis Lhormois, qui se retrouve mêlé à ce fait divers à sensation parce que son employeur l'y envoie. De l'autre, il y a Marion Fromentin, jeune agente de police. Leur point commun? Rechercher la vérité, chacun à sa manière. Et l'auteur excelle à organiser entre eux des échanges favorables à l'avancement de l'enquête.
Le romancier construit dans ce premier roman une jolie galerie de personnages, à commencer par les trois amis golfeurs de Pierre Batand. Il simplifie l'identification de ces lascars en faisant usage d'aptonymes, de manière amusée: Barault est avocat, Delplan architecte, Lancet médecin. Quels sont leurs véritables rôles dans l'accident dont Pierre Batand a été la victime? Ils cachent bien leurs secrets. Et face à eux, Fromentin et Lhormois se heurtent souvent à des silences feutrés. Quant à Pierre Batand, ne serait-ce que par son parcours qui l'a rendu riche à millions (planqués dans un trust aux îles Caïmans, d'où l'image de couverture, et – Myret Zaki dixit – il en faut du fric pour créer un trust...), il ne manque pas de faire penser à Bernard Tapie.
"Coup de bluff!" ne manque pas de retournements de situation. Le premier d'entre eux, éclairant ce qui a pu apparaître comme un accident ou une tentative d'homicide mais s'avère très différent, peut certes paraître prévisible aux amateurs de polars les plus invétérés. Mais l'auteur sait parfaitement étayer et enrichir son intrigue à partir de la possible nouvelle donne – d'abord présentée, d'une plume soudain animée par un brin de folie, comme une élucubration entre fêtards en fin de journée.
L'ouvrage assume en outre son ancrage dans le paysage stéphanois, et exploite à fond les codes du roman policier de terroir. Les amoureux de Saint-Etienne et des environs, ainsi que les Stéphanois pur sucre, reconnaîtront ainsi avec plaisir certains lieux qu'ils ont sans doute hantés. Par contraste avec le golf local, calme et huppé, la très animée rue des Martyrs de Vingré apparaît ainsi en bonne position lorsqu'il s'agit, pour les personnages, de boire un verre pour échanger leurs réflexions. Et l'auteur ne manque pas de rappeler que trois établissements publics du centre-ville rappellent l'épopée de l'ASSE à Glasgow, marquée par l'histoire des "poteaux carrés" – c'était, pour reprendre les mots du romancier et journaliste Vincent Duluc, "Un printemps 1976". Pour faire bon poids, enfin, l'écrivain a choisi de placer deux cartes de géographie du cru en fin de livre pour que chacun puisse s'orienter à coup sûr.
Enfin, à travers le personnage de Clovis Lhormois entre autres, l'écrivain ne manque pas de faire passer quelques messages sur ce qui le dérange, voire le révolte en ce bas monde. Il sera question ainsi du reproche qu'on peut faire à la police de protéger avant tout les riches – autant pour Marion Fromentin, qui peut en perdre un peu de sa bonne humeur! Et du côté de la presse, incarnée par Clovis Lhormois, l'auteur ménage quelques piques contre la dictature de l'immédiateté de l'information. D'ailleurs, Clovis Lhormois prend son temps pour mener l'enquête à Saint-Etienne, bravant les pressions de son commanditaire parisien.
Pierre Batand et sa femme s'aimaient-ils vraiment? Qui est cet énigmatique et loyal factotum allemand? Autant de questions que l'écrivain Bernard Rivière va exploiter pour construire une énigme bien ciselée qui finira par trouver un coupable et par fustiger les méchants comme il se doit, avec ou sans l'intervention de la justice des hommes. Cela, au terme d'une balade réaliste lorsqu'il s'agit d'évoquer les subtilités du golf, et évocatrice pour dire certains coins de Saint-Etienne et de ses alentours.
Bernard Rivière, Coup de bluff!, Sorbiers, La Bouquinière, 2016.
mercredi 4 mai 2022
Vincent Karche, quand le chant et les arbres font du bien
Vincent Karche – Une sortie en forêt, ça fait du bien, dit-on. Dans cette idée, j'ai eu en main, par le jeu des services de presse, l'ouvrage "Une sylvothérapie à pleine voix", signé du forestier-ténor Vincent Karche. Comment communier avec les arbres? L'auteur expose sa voie. Qui inclut sa voix...
Précisons avant tout les limites du présent billet: je n'ai pas eu la possibilité de m'adonner aux exercices décrits, ni, n'étant pas équipé pour ce faire (c'est mon côté low-tech) d'accéder aux compléments proposés sur simple scan d'un code QR. Il ne sera donc question ici que du livre papier, publié aux éditions Favre, et l'approche pourra peut-être paraître par trop cérébrale. Qu'on me le pardonne.
Le livre s'avère alléchant, et bien structuré aussi. Les premiers chapitres permettent ainsi au lecteur de découvrir le fonctionnement de ces grands inconnus que sont les arbres, qui vont jouer un rôle clé dans la démarche de sylvothérapie. Anatomie, physiologie: les curiosités sont satisfaites.
Il sera même question d'interactions entre arbres, l'auteur esquissant certains éléments des écosystèmes forestiers, certains arbres s'accommodant de l'ombre (le charme) alors que d'autres sont programmés pour aller vers la lumière (le chêne). Et enfin, l'auteur indique les vertus de certaines essences. Il ne masque pas sa tendresse pour le controversé pin Douglas, d'ailleurs.
Puis vient le jeu du sylvothérapeute proprement dit, et là, l'auteur partage certains de ses secrets. En particulier, son rituel SOIN, omniprésent fait figure de salutation aux arbres avec lesquels l'humain entend agir: un salut, une offrande – de quoi installer une relation d'échange (et non de captation) entre l'arbre et l'humain.
Puis l'auteur invite le lecteur à se livrer à plusieurs exercices prometteurs de bien-être et de partage, expliqués en détail. La particularité du sylvothérapeute Vincent Karche réside dans la présence du chant dans certains de ces exercices, qui font appel à tous les sens – il se fait ainsi le héraut de la "sylvoixthérapie". Ce "chant" peut aller du simple murmure jusqu'à un air d'opéra, en passant par des moments sonores improvisés.
Ces exercices sont le résultat de la pratique, l'auteur ayant été le premier à les mettre au point et à les partager, sur la base d'une expérience qui l'a amené aussi à côtoyer des ressortissants de Nations premières au Canada. Pour le lecteur, cette pratique est documentée par de nombreuses photos joyeuses ou insolites, mais aussi par un chapitre conclusif où, sur un ton volontiers émotionnel, l'auteur relate les moments les plus forts de son activité de sylvothérapeute.
Alors oui, on peut s'interroger sur l'évocation de déplacements en véhicules à moteur évoqués dans l'ouvrage: est-ce vraiment bénéfique pour ces forêts que l'on vient solliciter, où le lecteur est invité à mieux se régénérer et à entrer avec les arbres dans un dialogue sincère qui se conclura par un "merci"? Usager convaincu des transports publics, réputés moins polluants que le trafic motorisé plus ou moins individuel, j'ai été surpris de l'évocation de ce dernier, utilisé sans recul critique, même s'il faut concéder qu'il n'y a pas, et c'est heureux, une gare ferroviaire ou une station Vélib' à l'entrée de chaque forêt.
En somme, "Une sylvothérapie à pleine voix" fait partie de ces livres bien-être qui font envie, où un auteur fait part de sa démarche et n'hésite pas à inviter les personnes intéressées à venir vers lui. A essayer, alors? Pas sûr que cette démarche de contact rapproché avec les arbres et la forêt, méditative et tellurique, représente une panacée pour toutes et tous. Mais gageons, sur la foi des témoignages précisément relatés, que cela peut faire avancer l'un ou l'autre dans le grand bain de la vie, et débloquer plus d'un souci. C'est toujours ça de pris.
Vincent Karche, Une sylvothérapie à pleine voix, Lausanne, Favre, 2022. Préface d'Ernst Zürcher.
Le site des éditions Favre, celui de RandoLyric (les randonnées avec Vincent Karche).