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jeudi 12 mars 2020

Pauvre petite fille riche lâchée dans l'arène

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Lolvé Tillmanns – Dans la collection Uppercut de l'éditeur BSN Press, tenu par Giuseppe Merrone, voici un ouvrage qui cogne sec! Déjà le titre, rapide et sec comme une gifle: "Fit". Tel est le dernier court roman de Lolvé Tillmanns, aux tonalités résolument féministes.


Tout au long des 65 pages de ce livre, on relève que l'auteure a su créer une voix pour son personnage, Lo, 20 ans. Une voix faite de rythmes (ces fameux "loyer, loyer, loyer" qui résonnent à plusieurs reprises comme un tocsin), de mots forts aussi, qui suggèrent une révolte, celle d'une jeune femme de la caniculaire année 2003. Cette révolte est au cœur du roman; ambivalente, elle interroge cependant.

Voyons qui est cette Lo. Un début de prénom, comme une vie qui commence, veut-on dire. Surtout, c'est une pauvre petite fille riche qui se voit soudain confrontée au principe du réel: "Je me prenais pour une rebelle, mais je n'étais qu'une gentille petite bourgeoise qu'on étouffait de cuillères en or", se présente-t-elle dès la première page du livre. Le lecteur sera dès lors ballotté entre deux choses: avoir de l'empathie pour une nantie, et découvrir que le fric ne met pas à l'abri des regards et des gestes concupiscents.

Pour payer son loyer, l'étudiante Lo devient donc employée d'un fitness. Elle se fera draguer, rarement avec finesse. On va la regarder comme une proie, aussi dans les milieux a priori friqués et feutrés qui sont quand même les siens. Elle n'est pas à l'abri des gars qui se branlent à l'arrêt de bus en la matant. Il y aura même quelque chose qui ressemble à du "mansplaining", que je préfère nommer "condescendance", de la part du patron du fitness: "t'es une fille intelligente", c'est un motif récurrent. Il sera aussi question de prostitution de luxe, mais la narratrice n'a guère d'empathie envers celles qui, nolens volens, s'y adonnent. Alors qu'elles y sont peut-être contraintes, et qu'en étant hôtesse de fitness parce qu'il faut bien vivre, elle n'a peut-être pas décroché le pire lot.

Tout cela a de quoi révolter le lecteur. L'auteure a compris qu'il fallait concentrer ces aspects pour accentuer l'impression que Lo est lâchée, seule et sans défense, sans une arène où les prédateurs sont des hommes, prédateurs ricanants. Avec justesse, l'auteure joue la montre: elle souligne qu'il est très long d'attendre le bus sous un abribus quand on est assise à côté d'un pervers, comme il est très long d'attendre le chaland dans un spa de luxe en mal de clients. Reste que le lecteur, certes révolté, n'oublie pas que Lo est une nantie. Dès lors, question piège: l'empathie doit-elle être moindre pour une héritière qui assume son statut de révoltée en carton et garde des réflexes de rejeton des beaux quartiers?

En plaçant son roman dans le contexte d'un fitness, la romancière introduit nécessairement un autre thème, porté par un certain féminisme: celui du regard porté sur les corps. Un regard parfois tyrannique. Lo s'observe, bien sûr et, déjà mal dans sa peau à la base, se trouve finalement pas terrible face aux femmes qui l'entourent. Sont-elles mieux, cependant, et à quel prix? Avec Claudia, la femme hyper musclée, on a un personnage drogué au sport, comme tel personnage des "Ennemis de la vie ordinaire" d'Héléna Marienské. Côté hommes, ce n'est pas forcément mieux, par exemple avec le narcissisme assumé d'Antoine.

Hommes? Ben oui! Trop souvent réduits à leur organe sexuel dans le regard de la narratrice, Lo, qu'on peut dès lors soupçonner de sexisme misandre... à moins d'y voir un motif littéraire: il y a les pénis symboliques, que sont les grosses voitures par exemple, et les pénis vrais, trop gros ou trop petits: c'est le match Youssef contre Stan – ce dernier suggérant des impressions moqueuses à Lo. Il est dès lors possible de considérer, à la fin du livre, que ce n'est pas la longueur, symbolique ou réelle, qui compte. Vraiment? C'est une autre question. Et il est possible de relever une contradiction dans le personnage de Lo: se plaignant des gars qui matent, elle ne se gêne pas de commenter à deux reprises l'intimité de deux hommes sincères (pour le coup), qu'elle a vue de ses yeux. Tyrannie des corps parfaits, encore... 

"On devrait apprendre aux petites filles à bien identifier les trois regards de l'homme sur la femme: celui du prédateur – de loin le plus courant –, le type essaiera tout ce qui est en son pouvoir pour la baiser. Celui de l'admiratif – quoi qu'il fasse, c'est elle qui le baisera. Et celui du macro – qui juge du potentiel sexuel de la fille non pas pour lui, mais pour les autres hommes.", disserte Lo. De tels hommes, on en verra tout au long du livre. Ils assument si nécessaire, par exemple, ce que l'essayiste Jerry Barnett appelle "le prix du sexe" en faisant livrer des fleurs – tel est Youssef, bel exemple d'homme admiratif.

Mais Stan est-il meilleur? Et les autres, et les filles? Et personne? Sur un ton soudain apaisé, l'épilogue ne répond guère à ces questions, mais montre une fille qui, une saison après l'engagement au fitness, apparaît résolument libre. Hommes, femmes, contraintes sociales, peu importe: Lo se présente comme une page blanche, libre pour une quête vraiment personnelle. La vie peut commencer.

Lolvé Tillmanns, Fit, Lausanne, BSN Press, 2020.

Le site de Lolvé Tillmanns, celui des éditions BSN Press.



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