Pages

samedi 15 février 2020

Paul Gadriel, un observateur qui a l'œil

Mon image
Paul Gadriel – Il est sympathique, le début du roman "Tout le plaisir est pour moi" de Paul Gadriel: voici un narrateur, contrebassiste d'occasion, mis en présence d'un musicien de rue qui a, ma foi, un certain succès. C'était dans les années 1970. Et voilà le lecteur embarqué, comme le narrateur dans la Renault du musicien, dans un livre à la forme difficile à déterminer, entre nouvelle et roman, qui place ses intrigues dans ces cinquante dernières années que nous avons vécues.


Le premier épisode, la première séquence de "Tout le plaisir est pour moi" place donc un "je" en présence d'un musicien de rue qui va l'embarquer dans son manège. Le narrateur est un jeune homme qui sortira mûri de cette expérience, ayant appris ce que vaut, ou pas, la parole d'un compagnon de rencontre. Désireux de prendre son destin en main, n'en est-il pas la victime malgré tout? C'est sur un air de jazz mené par on ne sait qui que navigue le début du livre, magnifiquement nommé "Comment rater aimablement sa vie".

Le lecteur se trouve dès lors ballotté dans des séquences qui se caractérisent par leur tempérament aventureux et volontiers interlope, qui transforment à coup sûr un narrateur capable de prendre du recul. Ainsi en est-il des compagnons de rencontre pas très intègres de Panama, oscillant entre argent sale et trafic de drogue (on a affaire ici à un grossiste en cocaïne, rien de moins!), ainsi que le personnel de l'ambassade de France sur place, qui se moque des noms parfois involontairement graveleux des diplomates non français – pour le coup, l'auteur s'offre le luxe de déconner un brin.

Situés en France ou ailleurs, ces moments d'aventures sont un bon prétexte pour dessiner un narrateur qui pourrait bien être toujours le même tout au long du livre à en croire sa voix, mais sans certitude: après tout, il endosse toutes sortes de costumes originaux, parolier, antiquaire, mosaïste... Ce "je" à mille vies, on le voit aussi obsédé par ses pulsions sexuelles face à une concierge parisienne et à une baronne belge retirée sur la Côte d'Azur – où ce roman ramène plus d'une fois le lecteur, soit dit en passant, avec une précision qui laisse entendre que l'auteur a un tropisme pour cette magnifique région.

Ces aventures laissent offre une place en vue à quelques personnages flamboyants. Le portrait littéraire de Daboult, ce haut fonctionnaire défenseur original de la francophonie ("Le grand homme, par un crétin crépusculaire", deuxième chapitre) en est un bel exemple: se positionnant en observateur, le narrateur en donne une description affûtée, jusque dans les contradictions du bonhomme, accentuées par la distanciation du regard. C'est parfois long, mais on a toujours envie de sourire, jusqu'au dernier chapitre du livre, où "je" devient l'ami d'une personne victime des attentats de Barcelone – c'était le 11 mars 2004. Le ton se fait grave alors, et met en avant une rencontre qui aurait pu avoir lieu mais n'est pas advenue. Cela éclaire dès lors tous les événements de "Tout le plaisir est pour moi" d'une lumière nouvelle: les intrigues successives de ce livre ne sont-elles rien d'autre que la narration de rendez-vous manqués? L'impression est d'autant plus forte que tout le monde se souvient de ces attentats et les garde au cœur, alors que d'autres événements historiques évoqués paraîtront plus lointains.

Quoi de plus? On rencontre encore dans "Tout le plaisir est pour moi" un ancien directeur artistique de l'Opéra de Paris, amateur de jeunes hommes, et quelques autres personnages d'une originalité certaine, comme on en rencontre parfois hors roman. Pour dire leur destinée, l'auteur creuse ces personnages de manière profonde et les restitue au gré de paragraphes parfois longs et compacts. Telle est cependant la meilleure manière de faire vivre tout cet univers du "je" multiple dans lequel s'embarque l'auteur... entraînant son lecteur avec lui, tout en rendant hommage à quelques illustres inconnus, cités au début des chapitres.

Paul Gadriel, Tout le plaisir est pour moi, Paris, Seuil, 2008.

Le site des éditions du Seuil.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Allez-y, lâchez-vous!