Pages

lundi 30 décembre 2019

Mongo Beti, un roman de formation entre deux rivages au Cameroun

Mon image
Mongo Beti – "Mission terminée", roman de l'écrivain camerounais Mongo Beti, a tout d'un roman d'apprentissage. Il met en scène un jeune homme qui vient de rater son bac, Jean-Marie Medza, et se voit chargé d'une mission essentielle, rituelle même: aller récupérer la femme d'un gars de sa tribu auprès d'une tribu voisine mais distincte.


Rien que dans cette rapide présentation, il y a beaucoup de choses, surtout dans le contexte où "Mission terminée" a été écrit: l'action se déroule aux temps où le Cameroun est une colonie française. En ratant son bac, Jean-Marie Medza se positionne illico comme un personnage qui n'est pas tout à fait acquis aux colons (ah, la sanction de la note, coup de fouet rituel!), mais déjà plus tout à fait Camerounais de tradition. 

L'auteur précise certes que Medza est un bantou de souche. Mais jusqu'où est il prêt à l'assumer? L'été qu'il passe à aller récupérer la femme d'un autre s'avère révélateur. On peut se dire que Jean-Marie Medza doit vivre deux rituels d'entrée dans l'âge adulte: le rituel institutionnel du bac, raté, et celui de la tribu, qu'il lui faut réussir. 

Cette double identité complexe qu'il faut gérer apparaît dès les premières pages, d'autant plus que Jean-Marie Medza est le narrateur de ce roman, un narrateur âgé qui se souvient de sa jeunesse. Nombreuses sont en effet les références aux mythologies européennes antiques qu'il évoque, sans parler des penseurs plus récents – qu'il a approchés dans le cadre de ses études pour obtenir tel ou tel diplôme. Valent-ils davantage que la sagesse africaine, camerounaise en l'occurrence? L'écrivain glisse dans "Mission terminée" quelques pages qui reflètent un débat nuancé qui, en définitive, se demande si le Blanc, colonisateur mais non dépourvu d'arguments, est supérieur au Noir, qui a pour lui sa culture et son art de vivre.

Écartelé entre la culture ancestrale et celle que l'école du colonisateur lui apporte nolens volens, Jean-Marie Medza doit vivre avec une image qu'il n'assume pas complètement, celle du gars à diplômes, celle de celui qu'on a envie de tester pour savoir si le colon est vraiment supérieur à l'indigène. On lui pose donc des questions, on lui demande ce qu'il a appris à l'école, ce que les diplômes décernés par les colons lui ont apporté. Jean-Marie répond comme il peut, et le lecteur ne peut que constater que Medza apparaît comme un demi-savant, conscient de l'être et qui s'en désole.

Et certes, les outils donnés par une éducation à l'européenne rendent Jean-Marie Medza incapable de répondre jusqu'au bout aux questions que lui posent des Africains bon teint, naïfs parfois – il est permis de voir dans son échec au bac une circonstance aggravante. Il n'empêche: poussé dans le système scolaire du colonisateur par une famille qui a considéré que c'était le mieux pour lui, Jean-Marie Medza apparaît comme un personnage au milieu du gué, ni vraiment formé à la culture du colon, ni vraiment à l'aise dans les us et coutumes tribaux pratiqués dans les régions reculées du pays.

On sent dès lors que l'expédition pour aller récupérer la femme de Niam est une plongée en terre inconnue pour Jean-Marie Medza – qui porte un prénom bien chrétien et français associé à un nom de famille du cru, ce qui souligne que ce personnage est le produit de deux éléments, pour ainsi dire le fleuve né de deux rivières. Medza va découvrir son propre pays, les sports méconnus qu'on y pratique localement (ce jeu de ballon où s'illustre le cousin Zambo, grand par la taille comme par la réputation), et y acquérir aussi des amis hauts en couleur que l'auteur surnomme de façon pittoresque. Jean-Marie Medza promène aussi un regard critique sur des traditions lourdes à vivre, faites de veillées et d'échanges de cadeaux, où il est impératif d'accepter de prendre son temps.

Reste que le lecteur se retrouve face à une société des forêts curieusement progressiste, ayant par exemple admis l'idée de divorce émise par le colonisateur, tout en conservant un attachement à ses traditions, si lourdes qu'elles soient, ou systémiquement discriminantes envers la jeunesse par exemple. Les idées du colonisateur font débat dans "Mission terminée", de façon raisonnée, comme si l'auteur recréait au fil des pages des débats courants.

Et si "Mission terminée" apparaît comme un roman de formation, c'est aussi au travers des rapports de Jean-Marie Medza aux femmes: lui-même débutant en la matière, il revendique le droit de commencer dans les plaisirs amoureux avec une fille aussi débutante que lui. Une première manière de se révolter contre une société trop prompte à lui jeter dans les bras, avec force arguments vendeurs, telle ou telle femme, en le supposant consentant. Mais en la matière, Edima, la jeune fille qui tourne autour de Jean-Marie pendant tout son séjour dans la brousse, n'est cependant elle-même ne sera qu'une étape... et en bon conteur, Mongo Beti dira le destin d'Edima dans un épilogue qui rappelle, sans passion exacerbée, qu'on en est là et pas ailleurs.

Mongo Beti, Mission terminée, Rouen, Editions des Peuples noirs, 2016/première édition Paris, Buchet-Chastel/Corrêa, 1957.



Lu dans le cadre du défi Je (re)lis des classiques, avec Blandine et Nathalie.


dimanche 29 décembre 2019

Dimanche poétique 428: Emile Verhaeren


Fin d'année


Sous des cieux faits de filasse et de suie, 

D'où choit morne et longue la pluie, 
Voici pourrir
Au vent tenace et monotone,
Les ors d'automne ; 
Voici les ors et les pourpres mourir.

O vous qui frémissiez, doucement volontaires, 
Là-haut, contre le ciel, tout au long du chemin, 
Tristes feuilles comme des mains,
Vous gisez, noires, sur la terre.

L'heure s'épuise à composer les jours ; 
L'autan comme un rôdeur, par les plaines circule ; 
La vie ample et sacrée, avec des regrets sourds, 
Sous un vague tombeau d'ombre et de crépuscule, 
Jusques au fond du sol se tasse et se recule.

Dites, l'entendez-vous venir au son des glas, 
Venir du fond des infinis là-bas, 
La vieille et morne destinée ? 
Celle qui jette immensément au tas 
Des siècles vieux, des siècles las, 
Comme un sac de bois mort, l'année.

Emile Verhaeren (1855-1916). Source: Poésie.Webnet.

vendredi 27 décembre 2019

Roman noir et petites balles blanches

Mon image
Jean-Claude Zumwald – Tout commence par des amorces d'intrigues policières... et pourquoi pas? Surtout si l'une d'entre elles, destinée aux lecteurs de gazettes désireux de s'amuser au creux de l'été, s'avère tout sauf fictive. Tel est le point de départ du roman policier "Un aumônier au Golf Country Club" de Jean-Claude Zumwald. C'est aussi une nouvelle enquête de Victor Aubois, bonhomme d'un certain âge, portant beau, qui se partage entre les énigmes et les bonnes choses de la vie. 


Et ce brave Victor Aubois, le voilà plongé dans des fictions qui le dépassent. Il aurait pu ne jamais y faire attention, mais voilà: le réel et les documents tapés avec une machine à écrire Underwood 5 qui lui sont tombés sous les yeux lui mettent la puce à l'oreille. Cette "mardiste" adepte de sorties en groupe ayant lieu le mardi, indigente notoire perdue parmi quelques richards, est-elle vraiment morte par accident? Curieux, désireux de faire parler les gens, Victor Aubois part sur la piste d'une intrigue qui paraît moins fictive qu'il n'y paraît. Ce qui va le conduire à faire le grand écart, entre le monde populaire de l'aumônerie de rue et celui, élitiste s'il en est, du golf.

Côté golf, l'écrivain décrit avec une précision de sociologue rigoureux les liens et hiérarchies qui s'installent entre golfeurs: être membre d'un club, c'est s'intégrer dans une société qui a ses codes. Il est permis de penser, au fil de ces pages soignées, au roman "La Guerre du golf" de Georges Ottino, qui s'aventure dans les mêmes contrées. "Un aumônier au Golf Country Club" montre un monde à l'ambiance feutrée, à la richesse discrètement exhibée, propice au réseautage entre calibres du golf. Et justement, le fameux aumônier assure son coup, si l'on ose dire. A-t-il quelque chose à cacher? 

Oui, certes! Philipp Taylor a une histoire tortueuse, fondée sur quelques mensonges bien protégés a priori. C'est l'exemple du personnage dont les dissonances s'expliquent: il assure au golf, mais fait de la pastorale auprès des pauvres avec une empathie épatante. Sa confession en fait le personnage clé, le pivot du roman, et il est tout naturel que le titre du livre s'y réfère. C'est aussi un personnage travaillé, qui suscite l'attachement malgré ses zones d'ombre. Enfin, il trouve sa place dans l'univers du romancier, entre Fribourg et Neuchâtel, entre catholicisme et calvinisme austère: dans "Un aumônier au Golf Country Club", l'auteur sait rappeler ce que les mentalités du cru doivent au substrat religieux.

Il reste que c'est bien dans un contexte de misère sociale, qui frappe aussi la Suisse quoi qu'on en dise, que l'on trouve la clé d'un événement tragique trop vite classé, un cold case en somme, mais qui n'a rien d'un accident. Se ralliant à une veine classique, l'auteur déroule la bobine de l'entre-soi familial, que vient troubler un personnage tiers indésirable. 

C'est sur le mode empirique, volontiers tâtonnant, que l'intrigue policière avance autour de Victor Aubois, lentement, au fil des mots et de paragraphes parfois longs. Cette réserve à part, force est de relever que Victor Aubois, épicier fin de son état, est un personnage attachant. Son goût des bonnes choses, qui tranche justement avec l'austérité calviniste, y est pour quelque chose. Le bonhomme se balade ainsi vers l'Alsace, y déguste quelques bons vins et partage le lit d'une belle femme, suspecte peut-être, au détour d'une occasion trop belle pour être manquée. Autant de bonnes choses que l'auteur décrit sur un ton de légères délices. Quelques rêves traversent le roman; et qui sait? Tel un nouveau James Bond, c'est dans les bras d'une femme croisée au fil de l'enquête que Victor Aubois va finir avec volupté... au moins jusqu'au prochain roman.

Jean-Claude Zumwald, Un aumônier au Golf Country Club, Sainte-Croix, Mon Village, 2019.

Le site de Jean-Claude Zumwald, celui des éditions Mon Village.

jeudi 26 décembre 2019

E. S., en respectueux hommage

Mon image
Tatjana Erard – Avec "Inspirations" et après "Méandres", l'écrivaine Tatjana Erard confirme son attachement à cette ville de Fribourg qui est la sienne. "Inspirations" s'intéresse de près à une personnalité attachante de la vie culturelle fribourgeoise, Emmanuel Schmutz, décédé il y a un peu plus d'un an. Il n'est jamais nommé, discrétion oblige. Mais il n'est pas difficile de le deviner entre les lignes.


Pour une part, "Inspirations" est construit à la manière d'un dialogue, comme une conversation qui se prolongerait après la mort. Tantôt c'est l'auteure qui parle, tantôt E. S. qui répond, se raconte: sa voix est celle qui résonne lorsque, par exemple, l'auteure le revoit présentant les films proposés par Cinéplus, qui est le ciné-club local. Cette voix d'E. S. est un fil rouge: c'est celle du passeur enseignant, celle de l'amateur de bons mots, celle du transmetteur. Mais aussi celle qui se brise, fatiguée par la maladie contre laquelle l'homme a lutté pendant sept ans.

Les chapitres d'"Inspirations" sont des tranches de vie d'E. S. Elles conduisent le lecteur au long d'une existence à la richesse insoupçonnée: enfance à Châbles, puis études à Genève puis à Paris, arrivée à Fribourg où le personnage principal du livre va faire sa carrière, trouver sa voie. Les rencontres jalonnent ce parcours, que ce soit celle de l'épouse parisienne ou celle d'écrivains ou de journalistes. Il y a aussi les grands moments qui sont cités, à l'instar d'une interview de Wim Wenders ou l'arrivée du photographe Willy Ronis, vaillant nonagénaire, à Fribourg.

Ces chapitres adoptent des formes diverses, qui empruntent volontiers aux structures utilisées au cinéma, par exemple celles d'un script, avec ses indications de jeu. Ils citent aussi les écrivains qui ont traversé la vie de celui qui fut un pilier de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg, animateur de sa médiathèque mais pas seulement; dès lors, la littérature s'invite aussi dans les pages d'"Inspirations": Musset, Proust, pour n'en citer que deux.

Chaque chapitre s'ouvre sur quelques mots-clés étalés comme un poème rapide, synthétique, qui dit tout – on pense à ces mots sur Pérolles, qui ne sont rien d'autre qu'une remontée du boulevard qu'on fait avec l'auteur... et avec E. S., qui y a élu domicile. Et en résonance, en fin de livre, le lecteur découvre aussi les poèmes qu'E. S. lui-même a écrits: une belle manière pour l'écrivain de donner le dernier mot à E. S.

Un E. S. dont l'écrivaine dessine un portrait sur le ton de la biographie respectueuse, habitée par quelques objets fétiches comme un appareil photo Baby Brownie de 1950, éclairé et nourri aussi par des extraits du journal du personnage. Un personnage entouré de personnalités artistiques d'audience locale ou internationale, porteuses en tout cas de leur propre génie, convoquées pour cet hommage.

Tatjana Erard, Inspirations, Fribourg, Faim de Siècle, 2019.

Le site des éditions Faim de Siècle.

dimanche 22 décembre 2019

Dimanche poétique 427: Daniel Fattore


Chaud-froid

Brûlante est au journal l’info qui nous enlace !
On nous parle d’urgence et d’un funeste élan :
« Ne fait-il pas « too hot ? », déplore plus d’un clan…
Ne lit-on pas qu’ailleurs, il n’y a plus de glace ?

Et si les jours sont lents, le temps point ne se lace.
Année en fin de droit, c’est l’heure du bilan !
Noël, c’est pour bientôt, suivra le jour de l’an : 
Numéro vingt, salut ! Dix-neuf doit céder place !

Et s’il faut qu’il soit chaud, que l’an neuf soit rieur !
Et s’il doit être frais, qu’on gèle à l’extérieur !
Amour en tous les cœurs, est-ce un si grand mystère ?

Très claire doit flamber la joie que nous semons ! 
Oublions pour un an le fracas de la Terre : 
Il est l’heur d’embrasser tous ceux que nous aimons.

Daniel Fattore (1974- ).

samedi 21 décembre 2019

Une histoire de cow-boys qui voudraient bien se rhabiller...

Mon image
Thierry Girandon – Il y a un certain temps que j'ai lu "Quand fleurissaient les cow-boys", opus que l'écrivain ligérien Thierry Girandon a fait paraître aux éditions Utopia l'an dernier. Certes, on n'y trouvera guère de supermarchés, alors qu'ils faisaient partie du décor dans "La Malafolie". Il n'empêche: dans un roman qui arbore les airs d'une road story où un arbre parle par surprise, l'auteur reste poète, avec sa manière astucieusement décalée de voir le monde, une manière qui intrigue.


Qui sont en effet ces bonshommes qui gisent tout nus au début du livre, à la périphérie d'un village qui pourrait être au Far West? C'est peu à peu qu'on découvre qu'ils auraient mérité, selon l'usage bien connu, le goudron et les plumes. Bande de tricheurs! La scène est jolie, comme moment d'exposition bien troussé. Ces personnages seront donc les moteurs de l'histoire: celle-ci relate les aventures de deux cow-boys qui n'ont qu'une seule envie, s'habiller décemment. Et leur nudité est précieuse pour l'écrivain: installés dans leur plus simple appareil, ils ressemblent à une feuille blanche sur laquelle il est permis d'écrire sans limite.

En attendant, ils s'habilleront d'expédients, en particulier au moyen du saint-frusquin d'une troupe de théâtre féminine. Deux hommes nus face à une telle troupe, si peu nombreuse qu'elle soit (un brelan de dames), cela suffit à installer des ambiances pour le moins troublantes, même si la narration s'avère généralement cash et décidée. Reste que l'on est dès lors dans un monde de travestissements: ceux du théâtre et ceux de la vraie vie, qui ne sont pas forcément les vêtements que la société aimerait que chacune et chacun porte. On ne choisit pas d'être nu, ni de porter une robe ou un pantalon, en somme.

Dans une fluidité de genre assumée, le vêtement est le reflet de personnages de papier qui se cherchent une épaisseur. On peut se demander si leurs prénoms sont forcément genrés, par exemple: qui est Five, qui est Still ou Folk? L'auteur joue sur la libéralité du domaine anglophone dès lors qu'il s'agit de prénoms pour nommer à son tour, et se montrer créatif. Poète, en d'autres mots: créer des personnages, c'est aussi les nommer.

Plus généralement, l'auteur joue le jeu de l'hésitation entre le théâtre et la vraie vie. C'est annoncé par la troupe féminine, c'est confirmé par la ville de Fair City, une ville de foire où la vie est factice. Certes, nos tricheurs s'en feront expulser. C'est l'occasion pour le lecteur de découvrir quelques personnages hauts en couleur, comme ce prédicateur tout naturellement juché sur un tas de cadavres.

Vraie ou fausse, cette histoire amusante empreinte d'un non-sens sinueux? Est-elle un western pur et dur? C'est surtout un moment de théâtre surprenant, plein de pirouettes et d'accessoires comme ce pistolet qui crache une fléchette avec un drapeau comme dans les bandes dessinées. Et pour ramener les lecteurs sur terre, l'auteur, quitte à surprendre encore, les emmène dans le Desert Inn, sis à la rue de l'Eternité à Saint-Etienne. Chouette! Sauf que ce Desert Inn n'existe pas... au contraire de la rue de l'Eternité, qui longe le cimetière de Crêt de Roc. Gageons que les personnages de "Quand fleurissaient les cow-boys", saltimbanques de papier, y auront trouvé un repos bien arrosé.

Thierry Girandon, Quand fleurissaient les cow-boys, Lyon, Utopia Editions, 2018.

Le site des éditions Utopia.

vendredi 20 décembre 2019

Du feel-good documenté entre Milos, Paris et Fribourg

Mon image
José Seydoux – Gageons que les lecteurs parisiens de ce blog me diront "Touche pas à la Vénus de Milo!" C'est pourtant ce que l'écrivain fribourgeois José Seydoux ose faire dans "Mais où est passée la Vénus de Milo?", en répliquant "Touche pas à mon pope!". 

Dans son deuxième roman, le romancier installe une intrigue amoureuse internationale et œcuménique qui, si elle a son épicentre dans le canton de Fribourg, trouve de belles ramifications entre Paris et l'île grecque de Milos.


Le thème de la restitution des œuvres d'art, un fil rouge en pointillé
Pourtant, en ouvrant le livre, on se dit qu'un thème grave et complexe va être abordé: celui de la restitution des œuvres d'art qui se trouvent dans des musées parfois lointains. Tout comme une Néfertiti à Berlin ou une momie au musée de la Sénatorerie de Guéret, en effet, que fait une sculpture grecque à Paris? Bien documenté, le romancier en trace la destinée, depuis sa découverte en 1820 dans un champ grec.

En pointillé, l'intrigue pose la question des enjeux d'une éventuelle restitution de cette œuvre célèbre. Cette interrogation débouche sur la question des vraies œuvres et de leurs copies – l'auteur, prenant l'exemple de cathédrales comme celle de Fribourg (on pense aussi aux statues des fontaines de Berne), ne voyant guère de problème à offrir des copies en pâture au grand public et à mettre les originaux séculaires à l'abri.

J'ai dit 1820... gageons que la possibilité d'une restitution de la Vénus de Milo à la Grèce pourrait devenir un thème diplomatique majeur l'an prochain. Affaire à suivre! Avec "Mais où est passée la Vénus de Milo?", l'auteur s'installe d'emblée dans l'actualité, s'offrant le luxe d'un chouïa d'avance.

Il faut des personnages!
Et voilà: pour donner corps à une intrigue fondée sur un thème d'actualité, rien ne vaut la création de personnages. Il y a bien sûr la Vénus de Milo, que l'auteur n'hésite pas à doter d'une sensibilité, d'un cerveau même, capable de penser.

Au-delà de cette évidence, l'écrivain imagine un dispositif où un certain Nicolas, alias Nikolaos, trouve un lieu d'études à l'alma mater de Fribourg. Double identité? Totalement: Nicolas sera Nicolas pour les Suisses, et Nikolaos pour les Grecs. Et c'est à Paris qu'il fera la jonction: affectant une identité française, c'est là qu'il sera ordonné pope orthodoxe grec.

Ce qui explique après coup son mariage précipité avec Simone, alias Sissi, Gruérienne présentée comme tout d'une pièce, mignonne et potelée, féministe déterminée et très open, mais qui accepte de suivre son pope de mari jusqu'à Milos – un pope devenu médiatique à la suite de certains engagements, ce qui suggère, de la part de Simone, une envie inavouée d'hypergamie, pas très féministe pour le coup: c'est chouette pour elle d'être la "femme de"! Reste qu'on la voit investie, exemple d'une femme maîtresse de son contexte – et, surnommée Sissi, elle apparaît même comme une impératrice. A telle enseigne qu'on peut se demander qui commande dans le couple. L'auteur excelle d'ailleurs à montrer la complémentarité d'un tandem constitué d'un prêtre et de son épouse, bénéfique pour tout un troupeau d'ouailles. Suggérant que le catholicisme devrait en prendre de la graine...

Au fond, le couple composé par Simone et Nicolas apparaît sans nuages, parfait, baigné d'un amour divin auquel rien ne s'oppose. Cette absence d'opposition donne à "Mais où est passée la Vénus de Milo?" les accents roboratifs d'un roman feel-good. Mais c'est peut-être aussi sa faiblesse: privée d'adversité, portée par des personnages sans vrais défauts ou zones d'ombre, l'histoire apparaît peu dramatique, juste aimable parce que Nicolas est attachant et que la chrétienne Simone est gironde, un peu comme la païenne Vénus de Milo. Question en forme de clin d'œil: l'auteur en serait-il tombé (trop) amoureux? On le sent en tout cas émerveillé par ses propres personnages.

Les jeux de mots et l'érudition à la rescousse
Rythmé par des chapitres courts, "Mais où est passée la Vénus de Milo?" est cependant une lecture qui sait intéresser son lecteur. Fin connaisseur du tourisme, l'écrivain fait en effet alterner avec grâce des moments où, vus d'un peu loin, ses personnages vivent leur vie, et d'autres où les dessous de l'intrigue s'exposent. 

L'ambiance est dès lors aussi celle d'un reportage qui alterne action et analyse. Ces analyses sont instructives; elles sont aussi pour l'auteur le lieu où il fait passer quelques convictions personnelles. Celles-ci portent sur le catholicisme et ce qu'il voit comme ses raideurs, mais aussi sur l'économie et la société grecques, vues de manière optimiste, ou sur la vie quotidienne dans les chambres de bonne parisienne – quitte à ce que les non-dits en disent davantage que l'exposition clinique d'éléments scabreux. Ces non-dits vont jusqu'à se réfugier dans les points de suspension, qu'on glane régulièrement au détour des phrases.

Enfin, le lecteur goûtera le sel attique (tiens, tiens...) distillé par plus d'un jeu de mots malicieux ou savant, souvent fin, toujours recherché. Certes, et j'espère qu'il me permettra ce détour, l'écrivain a omis le "Vélo de minus", contrepèterie parfaite de la "Vénus de Milo"! Cela dit, loin de telles blagues à deux balles, jouer avec les mots est pour l'auteur une façon de créer des liens à partir du sens des mots. Un seul exemple, à partir du nom de l'épouse du pope Nicolaos: qui dit Simone dit Sissi, et qui dit Sissi dit impératrice, ce qui en dit long sur l'estime en laquelle l'écrivain tient les femmes. Qu'on ajoute à cela le sens du prénom "Simone" et un soupçon de zodiaque, et tout un personnage est construit, dans toute son épaisseur. Nomen est omen... 

José Seydoux, Mais où est passée la Vénus de Milo?, Genève, Isca, 2019.

Le site de José Seydoux, celui d'Isca-Livres.

José Seydoux dédicacera "Mais où est passée la Vénus de Milo?" au salon du livre "Livre en fête", qui aura lieu à Charmey (canton de Fribourg, Suisse) dimanche 22 décembre de 10 à 18 heures. Il sera sur le stand de la Société fribourgeoise des écrivains. Autour de lui, il y aura une cinquantaine d'écrivains, y compris le fantôme d'Antoine de Saint-Exupéry, qui parle soudain en bolze comme son Petit Prince. Informations détaillées sur le site des éditions Montsalvens, organisatrices de la manifestation.

lundi 16 décembre 2019

Catherine Gaillard-Sarron, l'anticipation inquiète

Mon image
Catherine Gaillard-Sarron – L'écrivaine Catherine Gaillard-Sarron aime aborder tous les genres littéraires, avec une prédilection pour la nouvelle. "Bain de minuit" marque l'irruption de l'écrivaine dans le monde de l'anticipation, au travers de quatre nouvelles qui reflètent avec intelligence l'essentiel des inquiétudes que l'avenir suscite au sein du grand public.


Le réchauffement du climat peut ainsi prendre la forme d'un hiver climatique, et c'est "Homo ex Machina" qui voit le jour. Sur un décor qui rappelle le film "Le jour d'après" de Roland Emmerich, où tout n'est que glace, l'auteure met en scène Zeta, une mère en rupture de ban, ayant donné le jour par effraction. Glaçant avenir en effet que l'auteure dessine ici: c'est un flicage constant qu'elle donne à voir. L'ambiance dictatoriale qui en découle, si terrible qu'elle soit, est tempérée par de nombreux jeux de mots à base d'acronymes administratifs. Astucieusement agencés, ceux-ci pourraient amuser, s'il n'étaient pas les éléments manifestes d'un pouvoir aveugle et aléatoire. Tableau rapide d'un monde en proie à un système totalitaire, "Homo ex Machina", c'est un peu "En attendant Gattaca".

L'auteure aborde, et c'est original, la question de l'âgisme, dans "Les 70e Alzheimeriades". Un flash sur un monde où la solidarité intergénérationnalle est rompue et où la jeune génération n'hésite pas à se débarrasser de ses aînés – donnant suite à une idée présente de façon insistante dans la littérature, au moins depuis "Le Rapport Lugano" de Susan George, prônant la disparition des inutiles. 

Ici, l'auteure personnalise son propos à travers un certain Daniel, condamné à mort pour raisons d'âge. Comme dans "Homo ex machina", le lecteur se trouve moins dans une vraie nouvelle que dans la description d'une situation terrible qui permet de réfléchir à ce qui pourrait arriver dans un avenir plus ou moins proche. Glaçant: de plus, hors du livre, la revanche des jeunes sur les vieux a aujourd'hui déjà son cri de ralliement: "OK Boomer". "Les 70e Alzheimeriades", à ce titre, n'est rien d'autre que l'aboutissement radical de ce slogan – marié à une ambiance d'arène romaine, parce que les jeunes d'hier et d'aujourd'hui ne veulent rien d'autre que du pain et des jeux. Pas meilleurs les uns que les autres...

"Homo ex Machina" et "Les 70e Alzheimeriades" sont deux nouvelles brèves; on aurait même envie de dire qu'elles sont plutôt les portraits poussés à l'extrême d'une situation qui résulte d'une évolution qui porte sur plusieurs générations. Climat détraqué, déséquilibre des âges, quoi d'autre? Les deux longues nouvelles qui enveloppent ces deux textes brefs sont l'occasion d'une réflexion de plus longue haleine, aux ambiances de nouvelles d'horreur.

Dans "Roald", c'est ainsi dans un frigo précisément surnommé Roald (comme Amundsen) qu'on retrouve un informaticien, marié avec bonheur. Psychologue au regard curieux, l'auteure s'amuse à mettre en scène un couple, montrant un homme un brin sentencieux et une femme qui préfère parfois éviter le conflit – tout en sachant qu'on peut se demander parfois qui donne vraiment la leçon à l'autre. Scène de couple ordinaire! Et si le frigo congèle les humains, force est de constater, page après page, que l'amour les réchauffe. Comme les disputes.

C'est aussi le ressort de l'amour qui fait avancer "Bain de minuit", la nouvelle qui donne son titre au recueil. Des victimes? Voici Antoine et Camille, des fiancés qui vont se marier tout soudain. Camille, un gars ou une fille? L'auteure entretient le doute et l'on s'interroge jusqu'à la page 23 – pour peu qu'on soit distrait: il ne sera de toutes façons pas question d'un mariage homosexuel, puisque celui-ci n'est légal en France que depuis 2013 et que l'histoire se développe en 2011. Celle-ci joue sur tous les registres: au début, on se sent embarqué dans une intrigue policière autour de la disparition de ces deux jeunes gens. Marc Rossignol mène l'enquête...

Ce nom de "Rossignol" suggère que l'inspecteur s'envole, à l'instar de Camille et Antoine, disparus mystérieusement. Osant quelques pages érotiques empreintes de complicité entre deux jeunes amants, filant comme par hasard l'image avicole en des voies classiques et sympathiques ("Tu veux que mon petit oiseau vienne sur ton perchoir?", p. 50), l'auteure dessine les contours de cette disparition, due peut-être à des machins verts et informes sur lesquels elle entretient un flou volontaire – peut-être même que ce sont d'involontaires créatures humaines. Il est piquant de constater que les amoureux et le policier disparaissent de la même manière, dans leur voiture. Et quand Jean Ferrat résonne dans la voiture des amoureux qui se font bouffer, on songe immanquablement à "Christine", la voiture qui tue imaginée par Stephen King, et à son autoradio intempestive. Sans compter que si Jean Ferrat n'est peut-être pas la tasse de thé évidente des Millenials, force est de constater qu'il constitue une bande sonore idéalement structurée pour "Bain de minuit".

Fluide, parsemée de traits d'esprit qui n'effacent pas la gravité du propos, l'écriture est habile à conduire le lecteur au travers d'histoires et de choses vues. Elle est le vecteur d'une inquiétude constante face au monde qui vient et reflète quelques questions de fond que nous nous posons aujourd'hui: solidarité entre les générations, évolution climatique, révolution numérique. Comment vivrons-nous alors dans une poignée de décennies? Sur la base de quelques éléments spécialement sensibles, telle est la question que l'auteure (se) pose.

Catherine Gaillard-Sarron, Bain de minuit, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2019.

dimanche 15 décembre 2019

Dimanche poétique 426: Marc-Antoine Girard de Saint-Amant


Le paresseux

Accablé de paresse et de mélancolie,
Je rêve dans un lit où je suis fagoté,
Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie.

Là, sans me soucier des guerres d'Italie,
Du comte Palatin, ni de sa royauté,
Je consacre un bel hymne à cette oisiveté
Où mon âme en langueur est comme ensevelie.

Je trouve ce plaisir si doux et si charmant,
Que je crois que les biens me viendront en dormant,
Puisque je vois déjà s'en enfler ma bedaine,

Et hais tant le travail, que, les yeux entrouverts,
Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine
Ai-je pu me résoudre à t'écrire ces vers.

Marc-Antoine Girard de Saint-Amant (1594-1661). Source: Poésie.Webnet.

samedi 14 décembre 2019

Quand le Valais lâche ses chiens... et ses chiennes

Mon image
Gabriel Bender – Voilà ce qui manquait à la littérature de genre en Suisse romande: le livre d'horreur! La nouvelle collection "Gore des Alpes" comble cette lacune en tentant le mariage du terroir et de l'horreur. Et c'est l'écrivain Gabriel Bender qui s'y colle pour le premier roman de la série, intitulé "La Chienne du Tzain Bernard". 

Question temps de lecture, c'est un roman calibré pour être lu en train entre Sion et Genève, "retards non compris", dixit l'éditeur. Et le contenu? A vous de voir!


Un cocktail hautement explosif
"Je suis né petit et je ne suis pas devenu bien grand": dès le début, il sera question de difformité, en l'occurrence en ce qui concerne le narrateur, un nain surnommé Moustique et qui, on le découvre peu à peu, est un enfant placé. A l'heure où la Suisse redécouvre les dessous pas forcément roses de l'enfance placée, où certains enfants vendus à des familles qui ne sont pas les leurs réclament aujourd'hui réparation, il y a d'emblée quelque chose de subversif à mettre en scène un personnage qui vit dans ces conditions en ces temps qui ont suivi l'aventure napoléonienne. Or, en guise de réparation financière, ce brave Moustique ne demande rien de mieux que de se raconter, pour dix sous.

Ce personnage mis en place, l'auteur prend un peu de temps pour installer un cocktail hautement explosif, fait de sexe, de cruauté, de puissance du fric et de catholicisme. Sexe et catholicisme? Le rapprochement est classique. Il vaut cependant ici quelques pages qui donnent un frisson certain, aux réminiscences sadiennes,  fondées sur l'hypocrisie de certains acteurs religieux ainsi que sur le fantasme assez partagé de la bonne sœur chaudasse, chargée qui plus est de l'éducation, y compris sexuelle, d'une ingénue venue d'Italie. Chienne, direz-vous? Pas faux, mais l'auteur vous en réserve une autre, de chienne...

Lâchez les chien-ne-s!
... en effet, puisqu'on est en Valais, les chiens du Grand Saint-Bernard sont pour ainsi dire incontournables. L'auteur démystifie totalement le stéréotype du canidé sauveur en faisant de lui une bête assoiffée de chair et de sang, humains si possible – la chienne enragée Korfou (corps fou?) en est l'archétype. Dans ce roman, on ne compte donc plus guère les animaux, surtout humains, passés sous les crocs de ces animaux qui ont besoin de leurs livres de chair quotidiennes.

Il y a quelque chose d'à la fois jouissif et glaçant, notamment, dans la description que l'auteur donne d'un plan commercial économique fondé sur des combats de chiens et d'humains, éventuellement anthropophages, sous prétexte de charité chrétienne dévoyée (tuer les pauvres, c'est leur accélérer l'accès à un paradis qui leur est d'emblée promis par le Christ lui-même) mariée au souvenir des légionnaires qui ont dû hanter jadis les terres d'Octodure et consorts. Bel argument touristique, ça vaut presque les Jeux Olympiques... auxquels Gabriel Bender s'est d'ailleurs intéressé dans "Fioul sentimental".

Une faconde inattendue qui s'explique
Toutes les scènes n'ont pas la même force: on aurait apprécié de voir gicler un supplément de sang et de boyaux lorsque tel enfant se fait taillader de façon virtuose, au sabre, lancé en l'air, sous les yeux de sa mère en pleurs – tant qu'à faire, dans le goût du genre, autant flatter quelque peu les penchants malsains du lecteur! Et force est de constater que Moustique le nain, qui accepte certes son statut d'humain de seconde zone, fait parfois preuve d'une habileté rhétorique et d'une culture générale et linguistique surprenantes pour un bonhomme de son milieu.

Il est cependant permis d'accorder l'origine de cette faconde au contact avec Maître Jacques, maître de Moustique, personnage véreux devenu caïd local à force d'alliances plus ou moins formelles qui font que tout le monde, en Valais, est un peu cousin. Elle vaut au lecteur une ou deux savoureuses biographies revisitées de saints d'antan, en particulier Saint Christophe (un géant face au nain) ou Sainte Rita. Et à la fin, c'est entre Dieu et le Diable que les comptes vont se régler.

Une ou deux questions enfin, pour finir: est-elle vraisemblable, toute cette histoire globalement bien troussée aux allures de grand-guignol parfumé de blasphème à deux balles, baignant dans le sang, le foutre, le Rhône et l'eau bénite? Est-il vraisemblable, ce nimbe patoisant de pacotille assumée qui déforme les toponymes valaisans sans les masquer vraiment, à coups de "tz"? Et quid du moscatello d'Asti italien, présenté comme un vin de dames et préféré au fendant du terroir? Peu importe tout cela: l'essentiel est que le lecteur frissonne et s'éclate. Mission accomplie.

Gabriel Bender, La Chienne du Tzain Bernard, Ardon, Gore des Alpes, 2019.

Le site de la collection de romans Gore des Alpes.

vendredi 13 décembre 2019

Ces treize fantômes qui hantent encore Jean-Michel Olivier

Mon image
Jean-Michel Olivier – Connaître un écrivain, c'est connaître les humains qu'il a hantés et qui le hantent encore au moment où ils sont devenus des fantômes, des âmes tutélaires de maîtres dont le message subsiste et guide la personne même après leur décès. Jean-Michel Olivier les salue dans "Eloge des fantômes", son dernier opus, qui revisite les figures célèbres ou presque anonymes, défuntes toujours, qui ont marqué l'écrivain – selon une métaphore déjà apparue dans un autre titre de roman de Jean-Michel Olivier, "L'Amour fantôme".


Il est dès lors remarquable que l'auteur ait ouvert puis conclu ce recueil de portraits par des scènes de funérailles. Scènes contrastées: autant la dispersion des centres de Marc Jurt le graveur, qui ouvre la galerie, apparaît extravertie et ritualisée, autant la mort de Juste Olivier est suivie d'un processus intimiste: "Juste une urne en cuivre posée sur le manteau de la cheminée." Ce Juste Olivier qui n'est autre que le père de l'écrivain... et dont ce dernier dresse un portrait précis, recréant un lien rocailleux l'écriture, sans escamoter la difficulté de dialoguer lorsque la vie plonge chacun dans des destins trop différents. Cruelle scène, douche froide, par exemple, que celle de la coquille remarquée par ce Juste Olivier plus orienté journaux que livres!

Soucieux de structure, l'écrivain fait de son portrait de Marc Jurt une scène d'exposition, une scène originelle aussi. Côtoyer le graveur, c'est avoir accès à des gens, à des mondes, à des arts. Il est intéressant de relever ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe: alors que l'auteur relève régulièrement ses problèmes de rétine qui lui gâchent la vue, captivé par les arts visuels, il se retrouve à évoquer des artistes-peintres dans "Eloge des fantômes", et le premier des portraits porte précisément sur un génie suisse de la plaque de cuivre.

"Eloge des fantômes", ce sont aussi des choses vues, des géants que l'auteur a côtoyés comme des êtres humains et qu'il restitue comme tels, se souvenant parfois qu'il n'a pas toujours su en reconnaître la valeur réelle. On sourit par exemple à l'évocation du chahut d'inspiration gauchiste et subversive auquel l'écrivain a participé pour mettre Michel Butor à l'épreuve, et aussi au regard porté sur un Jacques Derrida vêtu de blanc, amateur de cigares et de bars qu'il fréquentait avec ses étudiants.

Michel Butor fait d'ailleurs figure de pont, lui qui s'est beaucoup adonné au beau livre alliant arts et poésie. Jean-Michel Olivier est dans cette mouvance, évoquant ses propres expériences dans ce domaine. La galerie de portraits fait ainsi place à René Feurer, chantre de la couleur sous ogives alors que Marc Jurt est adepte de la pointe sèche à la précision vertigineuse, et offre à Jean-Michel Olivier l'occasion d'évoquer les textes  qu'il a écrits pour des livres alliant poésie et peinture – deux arts considérés comme intimement liés et complémentaires.

On le comprend: parler des autres, parler des maîtres, c'est, pour Jean-Michel Olivier, parler de lui aussi, de sa vie, dans un souci de reconnaissance. Les éditeurs traversent aussi les pages de ce livre, et le lecteur touche dès lors, non sans émotion partagée, à ce qu'il connaît le mieux de l'écrivain Jean-Michel Olivier: les heures qui ont suivi le moment où il a obtenu le prix Interallié pour "L'Amour nègre", la relation avec Vladimir Dimitrijevic des éditions L'Age d'Homme (plus largement évoquée dans "L'Ami barbare"), les liens empreints de respect avec quelques Parisiens tels Bernard de Fallois. Paris, en effet, avec son Saint-Germain-des-Prés et ses bistrots auxquels on accède en train quand on vit vers Genève, est l'un des fantômes innommés de l'"Eloge des fantômes": ceux-ci sont humains, et qui plus est, masculins, à l'exception de Simone Gallimard, qui doit une partie de tennis à l'écrivain. A moins que ce ne soit le contraire.

Terminer avec le père, enfin, c'est conférer l'honneur du point d'orgue à celui qui, discret sans doute, sans forcément tout comprendre, a suivi son fils et l'a fait ce qu'il est. Juste Olivier? Petit-fils d'un poète, il ne l'est plus guère lui-même. Mais avec Juste Olivier, il y a le football (qui revient au cœur de l'excellent roman "La Vie mécène"), et une connivence qui s'effiloche, ce que l'auteur observe avec minutie. On peut aussi relever que ce dernier père conclut une série de portraits de ces nombreux pères (et d'une mère, en l'occurrence) qui font la trajectoire d'un écrivain qui compte et se raconte, entre hommage et regret de n'avoir pas toujours assez profité (Louis Aragon, évocation aussi brève que la fugace rencontre). Cette galerie, c'est treize portraits: chiffre symbolique du destin s'il en est, qui aura porté chance à Jean-Michel Olivier.

Jean-Michel Olivier, Eloge des fantômes, Lausanne, L'Age d'Homme, 2019.

Le blog de Jean-Michel Olivier, le site des éditions L'Age d'Homme.



mercredi 11 décembre 2019

Héroïne ou travail, regards croisés sur ce qui drogue aujourd'hui

Mon image
Guillaume Favre – Héroïne ou travail, quelle est la pire drogue d'aujourd'hui? Sans jamais juger, l'écrivain Guillaume Favre dessine dans "Presque vivants" un parallèle glaçant entre ces deux fléaux humains, l'un mécanique, l'autre plus insidieux mais pas moins implacable. Le parallélisme apparaît comme une évidence, d'autant plus que l'auteur dessine les destins de deux frères, Thierry et Maxime.


Thierry? Il est tombé dans la drogue bêtement, ado, lors d'une fête entre amis. Cette chute, l'auteur en dessine le point de départ avec précision; il va aussi en dessiner les étapes, montrant peu à peu l'emprise de l'héroïne sur un humain qui devient dépendant dès la première piqûre. S'éloignent dès lors les amis, la copine (l'important personnage d'Elsa), la famille même. L'auteur rappelle les effets de la drogue sur le physique de celui qui en prend, représentant celle-ci comme une lumière qui captive une phalène, comme une prison dont la porte se referme peu à peu, implacable.

Pour l'auteur, cette drogue a une époque, qu'il installe clairement: celle de la fin des années 1980, celles du temps du Platzspitz à Zurich, scène ouverte de la drogue, et de la chute du mur de Berlin. Rapprochement paradoxal: alors que des millions d'Allemands de l'Est se libèrent du joug communiste, Thierry, junkie de fond, choisit l'asservissement ultime en se rendant à Zurich, près de la gare, pour s'adonner à son addiction dans des conditions qu'on dit plus confortables. L'auteur ne s'attarde guère à recréer l'ambiance, mais quelques traits descriptifs suffisent à dire le Platzspitz: l'odeur d'héroïne, les trafics de drogue, les petits objets personnels qu'on vend pour s'acheter sa dose. Enfer ou paradis? Si Thierry a fait son choix, l'auteur laisse le lecteur penser ce qu'il veut.

En parallèle, le monde de l'entreprise est-il un enfer ou un paradis? A une génération de distance, le romancier met en scène le fameux Maxime, présenté comme un workaholic cynique, pas très tendre par exemple envers une assistante dont les retards se multiplient depuis qu'elle est mère. A l'envers glaçant de la drogue consommée à fond, répond donc le monde glaçant de l'entreprise – socialement mieux toléré, mais guère plus aimable. On relève que le tableau que l'écrivain dessine du monde de l'entreprise se pose à notre époque, suggérant que l'humanité n'a guère progressé en vingt-cinq ou trente ans.

Reste que les années 2016 offrent pour l'auteur l'occasion de montrer d'autres personnages que l'actualité présente comme des parias. Ainsi, aux camés du Platzspitz, humains à la dérive auxquels on n'a jamais trop su quelle bouée lancer, répondent les migrants que l'Allemagne a accueillis à bras ouverts en 2015 ou 2016, sans trop savoir comment les accueillir. Là encore, exactement descriptif, l'auteur donne à voir cet aéroport berlinois devenu un camp où les migrants s'entassent dans l'attente d'une décision d'accueil. On y trouve Elsa, qui s'abandonne dans le travail comme Maxime l'a fait, toujours au bord du burn-out. Et l'on y rencontre des clodos qui récupèrent des bouteilles consignées dans des caddies. Eux aussi en marge de la société, poursuivant quelques dérisoires centimes, ils font clairement écho aux commerce des drogués de la fin du vingtième siècle.

On l'a compris, l'intrigue, où résonne l'écho de "Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée..." – berlinois pour le coup – est amère; mais l'écriture ne surjoue jamais. Elle opte pour la sobriété pour dire avec force, par contrecoup, quelques malaises sociaux qui ont marqué le tournant du vingt et unième siècle. Cependant, l'auteur sait jouer avec les phrases fortes: il les met en évidence à la manière d'exergue, de punchlines qui guident le lecteur et lui construisent une vigoureuse bande sonore: celle des personnages et de leur temps. Et s'il ne juge jamais l'usage des drogues, de la clope à l'héroïne, c'est bien à celles et ceux qui, à leur manière, luttent contre le fléau qu'il dédie "Presque vivants".

Guillaume Favre, Presque vivants, Genève, Cousu mouche, 2019.

Le site des éditions Cousu Mouche.

vendredi 6 décembre 2019

Les accents d'un thrène romantique au cœur des montagnes

Mon image
Maeva Christelle Dubois – Un gars de la ville arrive dans ce qui n'est pas même un village, un bled anonyme qui est "Le Hameau". C'est un comédien de médiocre envergure, aspirant cependant à la "grandeur". Dans "L'ode et le requiem", premier roman de Maeva Christelle Dubois, tout ou presque tourne autour de ce bonhomme nommé Kenshi. Il sera aussi question d'une musique de requiem mystérieuse, apparaissant au gré de pages écrites en ré mineur – la tonalité du "Requiem" de Mozart.

"L'ode et le requiem" s'ouvre sur des pages extrêmement descriptives, longues certes, mais aussi travaillées, plaçant le lecteur dans la peau du personnage de Kenshi – qui n'est pas encore nommé et apparaît comme l'étranger au village. La romancière excelle à montrer le côté à la fois fascinant et détestable de l'apparence du hameau, à coups d'oxymores bien trouvés: "A la toute fin de l'hiver, les terres qui bordaient le Hameau étaient d'une beauté innommable", dit ainsi l'incipit. L'écriture se déroule ensuite, visuelle: l'auteure installe un jeu de couleurs où le noir et le blanc dominent – noir du deuil, blanc de la neige. Kenshi est-il arrivé à sa mort?

L'auteure entretient un flou artistique autour de son propos: le village est anonyme on l'a dit, et quelques lieux sont cités, suggestifs: "L'Albe" renvoie à la blancheur, tout comme la "Nivéale", montagne qui joue un rôle clé dans "L'ode et le requiem". Cela laisse au lecteur l'impression d'être perdu en montagne. Tout au plus admet-on qu'on est à notre époque; mais pour réserver à l'hôtel du Hameau, il faut téléphoner, comme il y a une génération. Le flou est donc aussi temporel: le temps semble s'être arrêté il y a deux ou trois décennies au Hameau.

Ce Hameau est peuplé de gens énigmatiques, entièrement tournés sur eux-mêmes et sur la vie villageoise: un hôtelier, du personnel pour l'établissement, et des liens forts, familiaux, pas évidents. La maire du Hameau vient d'ailleurs; elle a dû se faire adopter, à force de s'intéresser à ce qui se passe ici. Le Hameau est aussi le lieu du sacré, à l'image de cette montagne nommée "Nivéale" que hantent des prêtres. L'auteure fait d'elle un personnage à part entière, humanisé, lui conférant par images les traits de caractère de la moquerie. Moquerie face aux hommes qui ambitionnent de l'escalader: ils n'y arriveront pas, ou mourront en route. C'est là que le fantastique s'immisce dans "L'ode et le requiem".

Fantastique? Oui: d'où vient en effet cette mélodie entendue de loin par Kenshi, et qu'il semble être le seul à ouïr? C'est là qu'arrive le personnage de Chara, post-adolescente diaphane et ambiguë, ni fillette ni adulte. La romancière lui confère une beauté, une allure irréelle, susceptible d'ailleurs d'émouvoir les hommes. Et pour pimenter le personnage, elle lui confère un caractère effronté. Ce personnage va donner à Kenshi une image édifiante de la "grandeur", motif qui hante le roman et que recherche Kenshi. Mais Chara existe-t-elle? Loge-t-elle vraiment dans la chambre 24? L'auteure entretient l'incertitude en convoquant les motifs de l'alcool et des champignons hallucinogènes, utilisés pour des rituels sacrés. 

Face à la conception édifiante de la "grandeur" par Chara, l'image calculée qu'en a Kenshi apparaît presque dérisoire: monter sur les planches pour un spectacle supérieur, s'adonner à l'exercice vain consistant à monter au sommet d'une montagne, est-ce si important? N'est-ce pas simplement le fruit de l'orgueil, qui fait qu'un homme se surpasse pour recueillir à foison les fruits de son effort? Cela, face à un truc parfaitement gratuit qui donne à Chara un supplément de splendeur: mourir avec grâce, à l'épée, de façon choisie jusqu'au bout. Kenshi l'égalera-t-il?

On le comprend, "L'ode et le requiem" puise son inspiration dans les plus belles pages du romantisme: une jeune femme irréelle aux airs maladifs qui pourrait être une morte amoureuse qu'on n'ose toucher, un homme aux prises avec une nature qui le dépasse, le tout baigné par des ambiances empreintes de fantastique qui, par-delà les descriptions, assument quelques beaux éclats. Et la mort qui rôde, symboliquement (la faux de l'hôtelier) ou réellement (le suicide – mais plus généralement, on doute: avant même son suicide, Chara est-elle une nouvelle "Morte amoureuse" à la façon de Théophile Gautier?). Il y a aussi le rêve, les états de conscience modifiés... Privilégiant les ambiances rétro en noir et blanc pour s'offrir une dimension intemporelle, "L'ode et le requiem" assume sa modernité et constitue un livre romantique et fantastique d'aujourd'hui.

Maeva Christelle Dubois, L'ode et le requiem, Territet, Romann, 2019.


Le site des éditions Romann.

Partir sur Mars... au théâtre, en monologue

Mon image
Antoine Jaccoud – Et si la science-fiction s'invitait sur les scènes de théâtre? Telle est l'importante particularité de "Au revoir", monologue scénique écrit par l'artiste Antoine Jaccoud. Tout commence sur des scènes de départ fracassantes, des adieux intenses, et l'on se demande un peu, tout au début, ce qui se passe.


Mais laissons l'auteur s'exprimer, et le narrateur aussi – ce père si attachant...

L'espoir et la naïveté
Voilà l'histoire: un père de famille voit ses enfants partir vers la planète Mars. On pense évidemment aux questions de colonisation vers un autre monde (à l'instar des colonisations anciennes de l'homme européen: Californie, Congo, etc. – p. 13), mais aussi à la possible idée d'une déportation. L'auteur choisit ses mots: il parle de colonie, de base, de vaisseau. 

Et pour souligner la nouveauté du concept, le narrateur s'interroge: la planète Mars est-elle de genre grammatical masculin ou féminin? On ne sait pas encore dire... Pareil pour dire où est Mars: l'expression pourtant courante "là-bas en haut" révèle dans "Au revoir" son caractère bêtement contradictoire – est-on en bas ou en haut?

«Au revoir» est dès lors un titre empreint d'espoir: l'espoir de se revoir, malgré la distance. Le père s'exprime, non sans une aimante naïveté: il imagine qu'on pourra se téléphoner, que les fêtes de famille seront presque comme avant parce que le téléphone efface les distances. Il considère aussi que ses fils vivront comme il les a faits, l'un veillant sur l'autre, faisant bon marché de l'idée que sur une nouvelle planète, ils devront forcément s'inventer une nouvelle vie qui, peut-être, les séparera. Mais quoi: quand on est père, on veut le meilleur pour ses enfants.

Le ton de ce narrateur paternel sonne juste: la naïveté s'exprime par le biais d'un ton familier, un ton de toujours qui place le père dans un monde passé. Il n'empêche que ses mots sont lucides aussi: ils évoquent la pollution de la Terre, portée à son paroxysme, installant dans le texte l'idée d'un vaste gâchis de la planète Terre, en vogue dans les romans d'anticipation actuels. Et puis, comme on est au théâtre, le lecteur relève que les phrases sont mises en page dans le souci de recréer un rythme de lecture, une scansion que des rimes viennent souligner çà et là, comme par hasard.

Nègre ou blanc, un contraste
Dans le livre publié par BSN Press, le monologue "Au revoir" est complété par un autre texte destiné à la scène, "Le Nègre gelé du Diemtigtal", non moins actuel puisqu'il est inspiré d'un fait divers: l'auteur se met dans la peau d'un migrant noir perdu dans la neige des Alpes bernoises, et qu'on a retrouvé mort en février 2009. Introspectif, le discours imaginé du Noir, migrant venu d'Afrique, n'évite pas une certaine victimisation, porté par l'idée qu'on ne lui a jamais dit bonjour.

Cette parole est cependant contrebalancée par celle de l'habitant de Diemtig, sûr de n'avoir rien fait de faux. Ainsi s'opposent deux légitimités, construites sur des idées en partie fausses de part et d'autre (on relève en particulier les préjugés du personnage bien suissaud; mais le migrant en est-il exempt?), sur un ton qu'on imagine obsédant lorsqu'il est dit sur scène. 

A noter que tout le monde ici dit "Nègre" dans ce texte, un mot choc présent dès le titre; mais qu'est-ce que le Bernois met sous cette étiquette? Et le migrant? Le choc des représentations se cristallise autour de ce mot, manié par l'écrivain dans le souci d'interroger tout ce qu'il véhicule.

Antoine Jaccoud, Au revoir, Lausanne, BSN Press, 2019.

Le site des éditions BSN Press.

lundi 2 décembre 2019

Regards ciblés sur la Suisse touristique du dix-neuvième siècle

Mon image
Didier et Gilles de Montmollin – Le tourisme a été un facteur décisif de développement de la Suisse au dix-neuvième siècle. Intitulé "Quand les voyageurs découvraient la Suisse", ce tout petit livre qui vient de paraître aux éditions Infolio, dans une collection intitulée "Presto", offre un aperçu idéal de cette époque: il est rapide et ciblé. En quatre épisodes marquants et synthétiques, le lecteur a une petite idée des enjeux du tourisme embryonnaire en Suisse, impulsé par les Anglais. 


L'originalité de ce livre réside dans la résonance qu'il crée entre une vision littéraire de l'histoire, assurée par l'écrivain Gilles de Montmollin, et une vision plus scientifique, où c'est Didier de Montmollin, avocat et historien par passion, qui est à la manœuvre. 

Nous avons donc d'un côté quatre nouvelles de Gilles de Montmollin. Celles-ci assument pleinement leur côté didactique et excellent à mettre en scène, en quelques pages réalistes bien concentrées, les soucis, aspirations, bonheurs et envies des personnages mis en scène - touristes anglais raffinés et jolies filles, comme il se doit. Ces nouvelles sont plus ou moins fictives: l'une d'entre elles, en particulier, retrace sur un ton dramatique l'ascension à la fois héroïque et tragique du Cervin par Edward Whymper et son équipe – entachée par la mort de quatre des alpinistes. Et une autre, certes fictive, s'inspire d'un attentat réel survenu dans un dirigeable.

Cela dialogue avec les considérations historiques de Didier de Montmollin, fondées en particulier sur la puissante collection de guides touristiques anciens de l'historien. Celui-ci sait pointer les éléments clés d'un siècle qui a vu se développer le tourisme en Suisse: course à l'exploit sportif, voyages organisés stressants, développement des transports publics et de l'hôtellerie ainsi que de leurs tarifications, prépondérance des Anglais, d'abord très riches, avant que le voyage ne se démocratise. La description des Suisses pauvres qui s'évertuent à proposer tel ou tel service aux riches touristes ne manque pas de rappeler ce que vivent les touristes du Nord riche lorsqu'ils visitent aujourd'hui certains pays moins favorisés.

On relève le souci de Didier de Montmollin de comparer dans toute la mesure du possible les prix d'autrefois aux tarifs actuels: est-on vraiment plus cher aujourd'hui? Un bémol en l'espèce: en matière ferroviaire, la comparaison entre la deuxième classe d'antan et celle d'aujourd'hui qu'il fait prête à discussion. En train, en effet, il existait une classe vraiment populaire au dix-neuvième et au début du vingtième siècle (voire au-delà), à savoir la troisième classe, celle des bancs en bois – dont il ne parle pas. 

Littéraire ou historique, le livre "Quand les voyageurs découvraient la Suisse" ne saurait se contenter de textes. C'est pourquoi il est enrichi d'un certain nombre d'illustrations. Certaines sont des classiques, par exemple "La poste au Gothard", vue tout en dynamisme de Rudolf Koller. D'autres, plus rares, des cartes postales entre autres, sont issues de collections particulières, par exemple cette vue belle et paisible du vapeur "L'Helvétie" à quai à Genève, vers 1870. Un navire représentatif d'un mode de transport qui a longtemps été fort avantageux et relativement rapide, au contraire des diligences, certes utiles pour desservir certaines contrées, mais onéreuses et peu efficientes.

Didier et Gilles de Montmollin promènent leur lectorat tout au long d'une époque comprise entre 1840 et 1914. Ils esquissent ainsi les enjeux du tourisme naissant, illustrés au fil de récits qui leur donnent corps par le biais de personnages qu'on aurait volontiers côtoyés plus longtemps. En somme, "Quand les voyageurs découvraient la Suisse" constitue un joli point de départ, rapide et dûment jalonné, vers une étude plus approfondie des spécificités de l'histoire du tourisme en Suisse.

Didier et Gilles de Montmollin, Quand les voyageurs découvraient la Suisse, Gollion, InFolio, 2019.

Le site des éditions Infolio, celui de Gilles de Montmollin, le portrait de Maître Didier de Montmollin sur le site de son étude.

Egalement lu par Francis Richard.