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mercredi 17 avril 2019

Crécelle, onze jours pour un roman à Genève

Crecelle
Michaël Perruchoud – Une confidence pour commencer: c'est la deuxième fois que je commente "Crécelle et ses brigands". La première fois, c'était au moment de sa parution, il y a plus de vingt ans, alors que les blogs de livres n'existaient guère. Du coup, ma chronique a paru dans un journal, à l'ancienne. Et hop: voilà que l'éditeur et l'auteur, Michaël Perruchoud, viennent de rééditer ce gros livre, qui est aussi le premier roman de cet écrivain romand. C'est l'occasion de le relire... et de retrouver, peut-être, des sensations d'antan.


Pour mémoire, "Crécelle et ses brigands", c'est l'histoire d'une jeune fille installée à Genève avec sa famille dans les années 1700. La jeune fille n'entre guère dans l'histoire, peine même à empoigner la réalité à bras-le-corps. Romanesque, elle rêve d'écrire un bout d'histoire. Et justement, les hasards du calendrier s'y prêtent: Genève la calviniste décide, pour janvier 1701, de retrancher 11 jours à son calendrier afin d'être en phase avec le reste de l'Europe, en bonne partie catholique, et de corriger les imperfections du calendrier julien, conçu par Sosigène au temps de César. Ces onze jours que personne ne verra, Crécelle décide de leur donner une histoire.

"Crécelle et ses brigands" s'ouvre par la description de l'arrivée massive des huguenots à Genève. L'auteur en décrit toutes les avanies, les difficultés que rencontrent des gens que plus personne n'attend, dont on se méfie, qu'on arnaque (on pense de loin au début de "Tempo di Roma" d'Alexis Curvers). Un rapprochement avec les mouvements migratoires actuels en direction de l'Europe est inévitable, ce qui donne aux premiers chapitres de "Crécelle et ses brigands" une actualité intacte. Cette immigration huguenote entre en résonance avec les immigrants italiens, bien installés à Genève à l'époque apparemment: on pense à Gardazzi, qui va jouer son rôle dans ce roman, ou à Cavadini, le poissonnier à grande gueule. Un embryon de Genève internationale, déjà? On y pense avec le sourire.

Autour de Crécelle, on peut dire que c'est "a men's world": l'auteur dessine une société naturellement patriarcale. Il est significatif de noter que s'il évoque volontiers le père de Crécelle, l'écrivain ne parle guère de sa mère. Les modèles féminins de Crécelle adolescente sont du reste peu nombreux et guère exaltants: la femme alitée de Gardazzi, sa bonne bridée dans son talent, puis Germaine, fille de joie à la gueule élastique. On fait mieux! C'est auprès de brigands qu'elle va chercher sa place, auprès d'une sorte de gang à la fois bancal et complémentaire dont elle sera un grain de sable supplémentaire. L'auteur réussit d'ailleurs à conférer à chacun des membres de cette horde de malandrins un profil approfondi et justement dessiné, que ce soit par la description ou par la démonstration d'actions qui vont du vol à la tire au gros coup, en passant par le cambriolage et la rapine.

Crécelle est un personnage effacé, mutique, auquel il n'est pas évident de s'attacher, si ce n'est par une forme de pitié. On le suit cependant dans son envie inoxydable d'écrire l'histoire des onze jours volés, qui constitue en pointillé un fil rouge de "Crécelle et ses brigands". Cela dit, une telle aspiration est-elle vraisemblable pour la fille d'un bijoutier sans envergure, chassé de France par un Louis XIV devenu bigot? Plutôt que se poser cette question certes légitime, il est permis de voir en Crécelle l'image de l'écrivain de toujours, désireux d'écrire une histoire par effraction et par expression d'un certain narcissisme, et seul à prendre ce projet au sérieux. Crécelle, ainsi surnommée parce qu'elle n'a pas une voix juste et qu'on ne veut donc pas l'entendre ni la lire, a même l'angoisse de la page blanche, et son oeuvre ne s'en remettra pas.

On le devine: "Crécelle et ses brigands" est un roman d'une densité peu commune, qui assume pleinement ses 505 pages d'une écriture travaillée, lente à la lecture. Plutôt que le rythme, l'auteur privilégie en effet la poésie et la recherche de la manière juste de dire, quitte à ce que cela passe pour un procédé. Les membres de phrases se répètent ainsi parfois deux fois, disant de deux manières une même chose afin de cerner une subtile nuance: c'est presque redondant, mais tout est dans le "presque". L'auteur affectionne par ailleurs l'adverbe "trop", presque... trop! On préfère son audace à utiliser certains noms communs comme des adjectifs: l'effet est puissant. Enfin, la manière d'écrire de l'écrivain fait merveille dans le chapitre VII du roman, morceau de bravoure littéraire qui décrit une scène de bistrot rabelaisienne chez Mamie Paluche: il n'y manque aucun bout de viande, aucun légume, et leur saveur est rendue jusqu'à la substantifique moelle. Cela, sans oublier le vin qui fait descendre tout ça: le lecteur salive. Et il retrouvera des échos de ces ambiances dans la saga des Corneauduc, certes bien postérieure.

Lent et généreux, goûtu, long en bouche et riche en péripéties décrites en longs détails: tel est "Crécelle et ses brigands", roman d'un personnage féminin incompris, peut-être aussi parce qu'il ne fait pas grand-chose pour se faire comprendre et s'imposer dans une société qui, disons-le, n'est pas la sienne et où la potence, thème récurrent s'il en est, ne manque jamais de profiler son ombre sinistre.

Michaël Perruchoud, Crécelle et ses brigands, Fribourg, Faim de Siècle, 1998/2019.

Le site des éditions Faim de Siècle.


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