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mercredi 30 janvier 2019

Jean-Claude Romand, une vie où tout n'est que. mensonge

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Emmanuel Carrère – C'est demain, le 31 janvier, que le juge devrait décider si Jean-Claude Romand pourra bénéficier d'une liberté conditionnelle, après plus de vingt ans de prison. On se souvient de ce personnage faux et fascinant qui a réussi, pendant dix-huit ans, à se faire passer pour un médecin-chercheur employé à l'Organisation mondiale de la santé (OMS) à Genève, après avoir raté ses examens de deuxième année de médecine – une histoire de mensonge qui s'est terminée par des meurtres sordides et traumatisants. Après un tel parcours, aurait-il mieux valu que Jean-Claude Romand se donne la mort à coup sûr? Emmanuel Carrère est un témoin privilégié de ce qu'a vécu Jean-Claude Romand: pour son roman "L'Adversaire", il a été en contact avec Jean-Claude Romand, par lettres interposées comme au parloir, voire au tribunal.


On dit que les romanciers sont un peu menteurs, qu'ils arrangent la vérité de façon à ce qu'elle soit vraisemblable. Que penser, alors, du personnage que l'écrivain met en scène dans son livre? "L'Adversaire" est l'exploration d'une évolution du rapport à la vérité d'un être humain né dans une famille qui avait ses valeurs en la matière, et qui a bâti ensuite sa vie sur un mensonge, entre autres pour être quelqu'un et être à la hauteur. Emmanuel Carrère, lui, cherche sobrement à coller à la vérité de son personnage, à ne pas le trahir. En particulier, il ne le juge pas, si difficile que ce soit. En revanche, il observe l'entourage qui, lui, ne manque pas de juger. Il en résulte un roman au réalisme glaçant, qui jette une lumière impitoyable sur tout ce qu'a fait le bonhomme, à la fois assassin (de sa famille et de ses parents, sans compter leur chien), escroc, adultère, menteur.

Menteur? Voilà qui pèse lourd dans l'addition. L'auteur met en évidence le fait que plus personne ne va le croire, jamais: pour le dire familièrement, dix-huit ans de mensonge, ça vous change un homme, surtout dans le regard de ceux qui ont été déçus. On ne croira guère, même, à ses demandes de pardon ou à son récit de rédemption par le Christ, à l'exception peut-être d'une visiteuse de prison qui ne connaît manifestement pas toute l'histoire. "Trop facile", semble dire le procureur lors de son procès, n'hésitant pas à prendre l'écrivain lui-même à partie: il est perçu comme le complice du délire mythomane du prévenu, un délire qui recourt aussi aux faux-semblants dérisoires, au moment où plus personne n'est dupe.

L'auteur montre aussi la misère d'un pauvre type qui, n'étant pas réellement employé par l'OMS, passe ses journées à glander sur des parkings d'autoroute, à errer ou à lire des revues à la bibliothèque de l'organisation onusienne. On le découvre aussi escroc, suggérant que sa fonction fictive de chercheur ayant l'oreille de Bernard Kouchner lui permet de faire des placements extrêmement avantageux en Suisse. Du coup, c'est l'entourage que l'auteur observe aussi, un entourage constitué de la famille et des amis et qui paraît ne pas se poser trop de questions quant au personnage – un personnage qui fonctionne de façon cohérente, mais avec sa logique à lui. Il sait susciter la confiance et sauver les apparences dans le pays de Gex où il vit, peuplé de fonctionnaires internationaux confortablement rétribués; et autour de Jean-Claude Romand, on ferme les yeux, de façon parfois à peine croyable.

"Ils auraient dû voir Dieu et à sa place ils avaient vu, prenant les traits de leur fils bien-aimé, celui que la Bible appelle le satan, c'est-à-dire l'Adversaire", explique l'auteur en page 28 de l'édition Folio de son roman: c'est ainsi qu'il faut comprendre le titre de ce roman vrai, qui va jusqu'à citer des extraits de correspondance et des poèmes d'amour de Jean-Claude Romand. Il y sera aussi question de Dieu, dans ce qui peut apparaître comme un grand écart: "J'ai pensé qu'écrire cette histoire ne pouvait être qu'un crime ou une prière", conclut l'écrivain. Crime ou prière? On a envie de répondre à l'écrivain, plutôt, qu'il a trouvé une troisième voie: celle d'une possible vérité sur cette terrible affaire où tout n'est que mensonge.

Emmanuel Carrère, L'Adversaire, Paris, POL Editeur, 2000/Folio, 2001/2005. 


mardi 29 janvier 2019

Fred Bocquet, quand un mec se réincarne en bouledogue

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Fred Bocquet – A la suite d'une chute fatale dans la salle de bains, Norbert décède... et se retrouve réincarné en chien. Pas n'importe lequel: celui que sa femme acquiert, une bête de race. "Pas facile de rester le mâle dominant quand l'épouse devient la maîtresse", s'amuse le prière d'insérer de "Monsieur Quincampoix", le premier roman de Fred Bocquet. En le lisant, j'ai comblé une lacune: c'était le seul que je n'avais pas lu de cette romancière. Et ce fut drôle!


Le roman se construit autour de deux pistes qui se déroulent en alternance: la vie de Norbert telle qu'elle était avant sa chute fatale, et celle qu'il vit en tant que "Monsieur Quincampoix", ainsi nommé en hommage à Amélie Poulain. On découvre ainsi un Norbert qui assume son côté cavaleur et macho un peu vieille école, de maître en somme, boss du couple, considérant que sa femme est aussi sa propriété. Consentante, la femme: on la sent amoureuse, bonne pâte, avec ce que cela peut impliquer! Mais voilà: en tant que chien, faire le matamore, ça ne marche plus... et l'épouse aussi part à la dérive, godillant entre alcool (la vodka épaissie à force d'être gelée, image qui apparaît deux fois) et sites de rencontre.

L'auteure se livre dès lors à un bel exercice de changement de point de vue, relevant en lever de rideau les avantages et les inconvénients de la vie de chien: "Ma rage retombe alors soudainement, battue en brèche par le cocasse de la situation, et je me marre intérieurement: en définitive, pour lui complaire et la charmer, plus besoin de bijoux de prix, de restos aux chandelles, de week-ends à Florence: une offrande scatologique, une crotte de belle physionomie, suffit à son contentement", dit l'animal, non sans... cynisme. C'est que Norbert, qu'il soit humain ou chien, est un personnage déterminé qui sait trouver les avantages de chaque situation, allant jusqu'à uriner contre un portemanteau aux allures de réverbère pour arriver à ses fins.

Mais l'épouse ne calcule pas que Monsieur Quincampoix est la réincarnation de son défunt mari, ce qui offre à l'auteure l'occasion de revisiter le motif du quiproquo: certes jaloux comme un pou, Monsieur Quincampoix sait parfaitement évincer ceux qui auraient pu être ses rivaux, par exemple ce Hollandais marié mais impeccable au lit, ou ce lascar bien sous tous rapports qui a ramené son carnet Moleskine à la veuve. Tout cela, sans que cette dernière ne comprenne rien à ce jeu: pour elle, il s'agit juste d'un caprice de chien. Et ses méthodes amusent.

La veuve de Norbert n'a certes pas compris que son chien était la réincarnation de son mari. Vraiment? Il est permis de noter qu'en le nommant "Monsieur Quincampoix", elle lui donne le nom d'un amoureux de cinéma. Un homme qu'elle aurait voulu aimer? Ou mieux aimer que Norbert? On relèvera que le fameux Norbert, sur ses quatre pattes de bouledogue français à quatre pattes (et à oreilles qui pointent, spéciale dédicace à ceux qui reconnaissent les bouledogues et les bulldogs – la couverture ne s'y est pas trompée), ne manque pas de se faire une bonne crise d'introspection qui va l'amener à tenter l'extrême pour revenir auprès de sa femme. Bien sûr, tout ne va pas se passer comme prévu...

Mais il y a quelqu'un d'encore plus finaud que l'épouse de Norbert, et c'est l'affreuse Ludivine, bibliothécaire intello sans grâce. Si elle est la meilleure amie de l'épouse de Norbert, elle est aussi une femme que l'époux a dans le nez, de façon freudienne: ils ne peuvent littéralement pas se sentir, ce qui donne lieu à des vannes bien envoyées. C'est elle qui paraît reconnaître Norbert dans le faciès de Monsieur Quincampoix. Comme si la détestation cordiale rendait malin, alors que l'amour rend aveugle comme on le sait...

Fred Bocquet n'est certes pas la première écrivaine à se mettre dans la peau d'un chien: on pense entre autres à l'épicurien roman "Os" de Louis Lerne, au chien enquêteur de "Zhong" d'Annick Mahaim, ou même à l'aimable "Le tour du quartier" de Pierre De Grandi. L'auteure de "Monsieur Quincampoix" se distingue cependant par l'humour résolument mordant, parfaitement de circonstance, qu'elle met dans son récit: loin des animaux débonnaires ou finauds qu'on a pu voir, Monsieur Quincampoix est un animal bien teigneux, qui tient à marquer son territoire et en a parfois un peu marre de se faire renifler le cul, serait-ce par Sultane, la belle chienne berger allemand. Enfin, "Monsieur Quincampoix" brouille les limites entre l'animal et l'humain, convoquant la transmigration des âmes et suggérant qu'entre les animaux humains et ceux qui ne le sont pas, la frontière a quelques porosités. Une porte ouverte vers l'antispécisme?

Fred Bocquet, Monsieur Quincampoix, Genève, Faim de Siècle/Cousu Mouche, 2006/troisième édition 2012.

Le site des éditions Cousu Mouche, celui des éditions Faim de Siècle.

Lu par 2cowpadmVinushka64.

lundi 28 janvier 2019

Prendre la route jusqu'à Vesoul, au temps du politiquement correct et de Charlie Hebdo

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Quentin Mouron – Il paraît que pour Quentin Mouron, les critiques sont "suffisants et pressés", les youtubeurs "ignares" et les blogueurs "hilares", en tout cas dans tous ces salons que cet écrivain suisse paraît mal vivre. Cela, du moins si l'on en croit la chronique qu'il a donnée au journal "Le Régional" pour son édition du 12 au 19 septembre 2018. C'est en ayant à l'esprit ce billet d'humeur, qui claque aux dépens de quelques-uns de ses lecteurs, que j'ai lu, presque à reculons, son tout dernier opus "Vesoul, le 7 janvier 2015".


Ce n'est pourtant pas faute de m'être réjoui, au moins un peu, de ce nouveau livre. Il y avait du groove dans "Au point d'effusion des égouts", qui me laisse le souvenir d'un roman d'une grande virtuosité, évidente, étourdissante toujours, agaçante parfois: à chaque fois, on se dit que l'auteur a juste, qu'il a tout bon. Cet auteur, je l'ai laissé courir sa gloire romande sans y revenir. Et voilà qu'Olivier Morattel, le plus dolois des éditeurs suisses romands, m'envoie "Vesoul, le 7 janvier 2015". Merci à lui!

Alors voici... le 7 janvier 2015, c'est une date dont tout le monde se souvient, c'est le jour où Charlie Hebdo a été décimé. C'est là que tout s'achève dans le roman; mais voyons d'abord le début, le contexte. L'écrivain s'efforce, dans "Vesoul, le 7 janvier 2015", de recréer l'esprit du roman picaresque – et il ne manque pas de le rappeler au fil de pages qui mettent en scène Saint-Preux, le maître, qui porte le nom d'un personnage littéraire tiré de "La Nouvelle Héloïse" de Jean-Jacques Rousseau, mais aussi celui d'un compositeur français de musique légère né en 1950. Autant dire que ce Saint-Preux, celui du roman, impose sa musique à son disciple, un autostoppeur qui fuit la Suisse pour échapper à son service de protection civile. 

On a les picaros qu'on peut, du coup. Sorte de millenial immature, le narrateur fait figure de réfugié politique ridicule, sans menace autre qu'une lettre de convocation un brin comminatoire de la part de la bonne Helvétie; quant à Saint-Preux, c'est un manager moderne, large d'idées, à l'aise dans un univers cosmopolite: la caricature du gagnant de la mondialisation, en somme. Sans doute monté en grade à force d'être incapable de faire le vrai travail, celui qui salit les doigts, il se distingue de ses illustres ancêtres (Gil Blas de Santillane, entre autres) en ce qu'il a un fil à la patte: il est tenu par son employeur. Cela, même si l'auteur ne s'étend guère sur cet aspect. Mais quoi: le narrateur est chatouilleux, Saint-Preux a l'esprit festif. Alors, pourquoi pas, comme qui dirait? Nous voilà embarqués nolens volens dans les deux thèmes que l'auteur va creuser. A savoir l'Homo Festivus façon Philippe Muray, avide de festivals (l'auteur en propose plusieurs, soudain concomitants à Vesoul, quitte à ce que cela ne paraisse pas super-crédible), et le faux aventurier quérulent. 

Quérulent? Ah oui! Si "Vesoul, le 5 janvier 2015" s'achève sur les attentats terroristes que l'on sait, l'écrivain amène cet épisode en développant une autre forme de terrorisme: le terrorisme intellectuel. C'est parfois bien développé, mais souvent superficiel aussi, comme si l'auteur voulait en finir au plus vite avec toutes ces idées politiquement correctes, agaçantes à force de flinguer le bon sens. Du côté jouissif, le lecteur se souviendra surtout du traficotage politiquement correct d'un poème de Reverdy: l'image du jambon a le malheur de déranger musulmans, juifs et véganes activistes. Et tant qu'à faire, prévenons les âmes sensibles par un trigger warning bien placé (p. 42, sur Aragon)... 

Mais d'autres figures sont dessinées de façon moins aboutie, par exemple les nazis pacifiques, les royalistes ou les Social Justice Warriors de tout poil. Et si l'auteur coche presque toutes les cases de la diversité, dans son envie de dessiner et de brocarder les idées politiquement correctes à la mode d'aujourd'hui, il ménage quand même quelques vaches sacrées, comme les féministes façon "MeToo" ou les réchauffistes. Tout cela laisse au lecteur l'impression d'un défilé superficiel, court en bouche, où Saint-Preux et son disciple se contentent d'être des spectateurs à peine amusés. 

Tout cela bascule cependant lorsque Saint-Preux et son disciple se retrouvent impliqués dans ce maelström d'idéologies à deux francs cinquante propre à notre époque. Non qu'ils soient terroristes, certes; mais alors qu'ils apprennent, par leurs outils connectés, les événements fatals à la rédaction de Charlie Hebdo, les voilà obligés de ressentir une émotion sincère, profonde, de même que les congressistes qui les entourent – d'être un tout petit peu acteurs, en somme. Ouille! Hypocrisie, envie d'en être, terreur et voyeurisme: l'écrivain explore dans les dernières pages de son roman les ressentis les moins avouables que l'on a pu avoir face à la soudaine fusillade qui a eu lieu à la rédaction de Charlie Hebdo. Le lecteur s'y reconnaîtra peut-être, et il en sera dégoûté sans doute: dans le plus pur esprit de la "société du spectacle", on va jusqu'à prendre des selfies en ce jour fatidique, pour dire qu'on y était... 

Se référant délibérément à Jack Kerouac (son prélude s'intitule "Sur la route"), "Vesoul, le 7 janvier 2015" apparaît comme une brève road story à la virtuosité moins voyante que "Au point d'effusion des égouts". Moins voyante, mais pas moins savante, ni percutante! Les paragraphes, longs, paraissent suggérer l'étouffement généré par un certain conformisme intellectuel qui, aujourd'hui, a perdu la raison – c'est justement ce que l'écrivain moque. 

Il demeure que ce roman, s'il recèle des épisodes réussis voire flamboyants, relevés d'ailleurs de façon générale par le journal "L'Est Républicain", fort peu rancunier quand on voit ce qu'il prend dans les gencives dans le roman, apparaît globalement un brin court, parfois peu imaginatif dans ses intrigues: on aurait aimé dix, quinze scènes aussi vigoureuses que celle où, à la page 96, les deux personnages fuient du bistrot en se planquant derrière les tables. Il aurait fallu cela, pas moins, quitte à ce que ce soit plus long (tout se passe sur à peine trois jours, narrés sur 115 pages), pour se hisser au niveau des romans picaresques d'antan, porteurs de personnages résolument libres, bons à tout à force d'être bons à rien. 

Quentin Mouron, Vesoul, le 7 janvier 2015, Dole, Olivier Morattel, 2018.


Le site de Quentin Mouron, celui des éditions Olivier Morattel.

dimanche 27 janvier 2019

Dimanche poétique 385: Jean-Baptiste Chassignet

Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

V.

Assies toy sur le bort d'une andante riviere
Tu la verras fluer d'un perpetuel cours,
Et flots sur flots roulant en mille et mille tours
Descharger par les préz son humide carriere.

Mais tu ne verras rien de ceste onde premiere
Qui n'aguiere couloit, l'eau change tous les jours,
Tous les jours elle passe, et la nommons tousjours
Mesme fleuve, et mesme eau, d'une mesme maniere.

Ainsi l'homme varie, et ne sera demain
Telle comme aujour-d'huy du pauvre cors humain
La force que le tems abbrevie, et consomme:

Le nom sans varier nous suit jusqu'au trespas,
Et combien qu'un jour-d'huy celuy ne sois-je pas
Qui vivois hier passé, tousjours mesme on me nomme.

Jean-Baptiste Chassignet (1531-1635), Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, Paris, Gallimard/Pléiade, 1953/1991.

samedi 26 janvier 2019

"There's no FRI lunch"... quoique!

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Collectif – Si je vous dis "FRI", à quoi pensez-vous? Il est permis de songer à "free", qui signifie "gratuit" en anglais. Mais il paraît qu'il y a autre chose derrière cet amas de phonèmes. En effet, une rumeur tenace circule qui dit que "Fri-", c'est aussi un préfixe que tout le monde ou presque adopte pour annoncer une identité fribourgeoise. Sous la houlette des éditions Faim de Siècle, quelques auteurs inspirés ont décidé d'y aller voir de plus près. Dans le canton de Fribourg, bien sûr, en Suisse, hein, et gare aux contrefaçons.


C'est donc un collectif qui a produit ce petit livre en noir et blanc, intitulé sobrement "FRI". On a même les noms: Tatjana Erard, Nicolas Perrin, Charly Veuthey et Julien Vuilleumier – sans oublier Frédéric Aeby pour les illustrations distillées dans l'ouvrage, porteuses d'un sympathique humour. Et entre registre du commerce et tentation du délire, "FRI" recense toutes ces sociétés qui, dans le canton de Fribourg, ont décidé de choisir un nom qui commence par "Fri-" aux vingt et vingt et unième siècles – voire avant. Pour le coup, il y a du monde.

Chaque lecteur de "FRI" retrouve au fil des pages une entreprise ou une organisation dont il a entendu parler, voire à laquelle il a eu affaire, voire même (soyons fous, osons le pléonasme) dont il a été le patron. Les auteurs du livre les décrivent en quatre ou cinq lignes concises et percutantes, de mille manières. Certaines descriptions sont simplement factuelles, alors que d'autres se la jouent carrément humoristique. Le lecteur apprécie en particulier ce qui s'est imposé comme un fil rouge: les entreprises immobilières du cru. Sont-elles si dépourvues d'imagination qu'elles se sont senties toutes obligées de faire commencer leur nom par "Fri-"?

Evidemment. quelques gags s'avèrent récurrents, à l'instant du parallèle avec "free", anglicisme qui signifie "gratuit" en français. Mais au-delà de ce parallèle primaire, les auteurs aiment faire résonner les sonorités des entreprises nommées et, si c'est possible, faire jaillir de nouveaux sens, prévus ou non par les créateurs du nom. Il est certes permis de relever que pour les auteurs, "Frilift" n'a rien à voir avec la chirurgie esthétique ou le tennis; mais il convient de noter aussi que l'école "Fri-Skool", pilotée par Katja Vergères, paraît avoir un second effet "Kiss cool".

Il est permis aussi de relever que certaines créations ont échappé au travail de recherche des auteurs. On sera par exemple surpris de ne pas trouver dans ce livre "FriSperme", un site Internet disparu qui a su surfer sur l'idée bien scientifique, relayée par la presse, que le sperme fribourgeois est de très bonne qualité – et que les dzodzets, c'est-à-dire les gars du cru, sont de bons coups au lit. Eh, d'ailleurs, où sont les célèbres T-shirts? Ces lacunes sont cependant assumées: les auteurs, non sans lassitude, relèvent que chaque jour, ils ont connaissance de nouvelles entreprises dont le nom commence par "Fri-".

Reste qu'en matière de "Fri-", on ne saurait tricher! Les auteurs limitent leur sélection à tous les noms d'entreprises ou d'acteurs qui commencent par la fameuse syllabe, mais rejettent les mots qui l'utilisent comme suffixe (il ne sera donc pas question du programme d'études "BeNeFri" des universités de Fribourg, Berne et Neuchâtel) ou trichent un tant soit peu – tout au plus concédera-t-on un clin d'œil à Nova Friburgo, au Brésil, pour faire exotique. Pourtant, ces écarts à la règle pourraient constituer de quoi faire un nouveau livre, tantôt ouvert aux "Fribourgs" du monde, tantôt aux créations concurrentielles telles que Frionor, pour ceux qui aiment le poisson ("On gèle au sud, on frit au nord, fais du feu dans la cheminée...", disait à peu près le chanteur québécois Jean-Pierre Ferland), ou Frigor, pour les amoureux de chocolat et de gore gratuit (free gore). Sans oublier le "Fricâlin", d'autant plus que ce fromage savoureux s'est fait éjecter de Wikipédia sans raison valable! Il est enfin plus que probable que tous les Fribourg du monde (France, Allemagne, Brésil, etc.) ont leurs "Fri-" à eux. En fait, il y aurait de quoi faire encore un livre, en noir et blanc ou en couleurs, au format mondial – comme disent les affichistes.

Entre les "Fri-" imaginés (qui sont autant de savoureux jeux de mots imprimés sur des pages noires: Fritür, Friable, Fribaudes et plein d'autres, amusez-vous au contact des vrais mots entre français, allemand voire anglais!), les "Fri-" réels et les jeux de mots, les auteurs de "FRI", tantôt graves, tantôt amusés, révèlent tout un petit monde de petites et moyennes entreprises fribourgeoises. Force est de relever que du côté des descriptions, c'est parfois savamment drôle et parfois sèchement descriptif: si son ambition est de faire rire, "FRI" est un peu inégal. Mais au-delà des gags les mieux amenés et des jeux de mots involontaires mis au jour sur le ton des pieds qu'on met dans le plat, voilà l'essentiel: ce livre relève tout ce que l'utilisation du préfixe "Fri-" a de banal et d'improbable. On dirait, et c'est le message des auteurs, que tout le monde a eu la même idée, au fil des décennies, et s'est cru malin à chaque fois. Dès lors, les auteurs de tous niveaux sont fortement incités à se montrer plus créatifs et à s'amuser: il n'y pas que Fribourg et sa syllabe "Free" dans la vie, bleu de bleu!

Collectif, FRI, Fribourg, Faim de Siècle, 2018.

jeudi 24 janvier 2019

Dimitris Sotakis: le diable et sa famille en Transylvanie

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Dimitris Sotakis – Diabolique intrigue que celle qui se déroule au fil de "Une famille presque parfaite", roman de l'écrivain grec Dimitri Sotakis. Le titre grec original en dit beaucoup sur l'aboutissement de l'implacable intrigue. Autant dire que, de façon judicieuse, la traductrice, Françoise Bienfait, a choisi de prendre ses distances. Du coup, tout est dans le "presque" du titre...


Tout commence avec le personnage de Zerin, homme richissime et rentier un peu bizarre, domicilié dans un pays qu'on ne nomme jamais. Son dada, c'est la Roumanie. Une vraie passion! Autant dire que lorsqu'une famille de Roumains arrive dans sa petite ville, il va leur mettre le grappin dessus et se rendre indispensable à coups de cadeaux. Cela, toujours dans une ambiance purement amicale.

Celle-ci masque cependant une gradation implacable et fatale: donner des cadeaux tout le temps, ça va un moment, mais vient le moment de payer la facture. Dès lors, Zerin apparaît réellement comme le diable du roman, un diable moderne, capable de singer l'amour, d'acheter des sentiments, puis de demander à sa manière l'âme de l'un des personnages. Son pacte est implicite: il est signé dès lors que l'on accepte ses premiers cadeaux. Et dès lors, que ces cadeaux soient des bonbons, des vêtements ou des maisons, tout le monde est impliqué.

Une famille parfaite, c'est les quatre personnages de la famille roumaine: Flaviu, le père, Ionela, la mère, et leurs deux enfants. C'est aussi quatre regards portés sur Zerin. Il y a d'abord l'innocence des deux enfants, une innocence qu'on n'a pas toujours le cœur de briser: bien souvent, les personnages sont tentés de laisser s'installer le secret.

Il y a aussi les parents, d'abord un peu méfiants, puis accueillants. Pour Flaviu, cela va se traduire par une amitié mêlée de la reconnaissance du ventre. Quant à Ionela, c'est le trouble qui s'installe entre Zerin et elle, puis la passion. Et c'est là que le "presque" prend tout son sens: dans cette "famille parfaite", il y une pièce en trop. Tout le roman va consister à dire comment la dégager.

On relève que le chapitre 3 est le seul écrit à la première personne, le lecteur étant invité à se mettre dans la peau de Zerin. C'est aussi un chapitre qui se passe en Roumanie (en Transylvanie précisément: à Oradea), que Zerin découvre enfin – et le contact avec le réel s'avère plus rugueux que son savoir livresque sur ce pays. Cela, d'autant plus qu'il n'en parle pas la langue. Obstacle de convention: c'est comme si l'auteur avait voulu suggérer une sorte de paroi de verre, d'impossibilité d'entrer totalement dans une culture étrangère, même avec la meilleure volonté. S'il est diable, il ne sera jamais un vampire nommé Vlad l'Empaleur! Mais de l'autre côté, c'est dans ce chapitre que Zerin apparaît le plus proche du lecteur, avec des doutes surprenants pour quelqu'un qui se dit ami indéfectible de la famille.

Il n'y a guère de grands éclats dans "Une famille presque parfaite", et c'est là la force de ce roman. Ses phrases sobres donnent toute la place au caractère inexorable de ce qui se passe, les péripéties s'enchaînent avec une logique sans faille. Humour? C'est surtout le sens de l'absurde qui domine, avec cet étrange personnage de Zerin capable d'acheter les cœurs, rhéteur à la dialectique imparable, qui évolue dans une intrigue qui, après des pages aux airs trompeurs de feel-good book, n'évite pas l'inévitable tragique. Car tel est le monde réel.

Dimitris Sotakis, Une famille presque parfaite, Paris, Intervalles, 2019, traduction du grec par Françoise Bienfait.

Le site des Editions Intervalles.


mardi 22 janvier 2019

San-Antonio, les ressorts du pouvoir et les cadavres vivants du placard

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San-Antonio – Ah, voilà une belle exploration des ressorts du pouvoir! "Y a-t-il un Français dans la salle?", roman "sérieux" de Frédéric Dard dit San-Antonio, explore les âmes sombres de ces humains qui, de tous niveaux et de tous genres, cherchent à prendre le dessus sur leurs semblables. Il faut bien 414 pages pour explorer ce travers humain... et ce n'est rien: "Y a-t-il un Français dans la salle?" est le première volume d'un diptyque dont la deuxième moitié, de même longueur, s'intitule "Les clés du pouvoir sont dans la boîte à gants".

Présidents à tous les étages
Tout commence, même l'incipit, par "Le Président". Le Président, c'est Horace Tumelat, politicard comme on en connaît trop, président en fait d'un groupe parlementaire et d'un parti dans la France de Valéry Giscard d'Estaing (jamais mentionné, si ce n'est de façon allusive, par exemple par référence à son choix de ralentir le tempo de "La Marseillaise"). 

"Le Président"? Les mots et leur mise en forme ont un sens. Au-dessus d'Horace Tumelat, en effet, il y a le président de la République. L'auteur se lance dans une diatribe moins gratuite qu'il n'y paraît sur la notion de président: chacun peut l'être en somme, ce qui dévalorise le terme. En réaction, lorsqu'il est question du président de la République, l'écrivain use et abuse des majuscules. Un procédé tape-à-l'œil, sans finesse, mais qui a le mérite de marquer le lecteur et de signaler qu'en somme, "Le Président" Tumelat est aussi minable, dépourvu de pouvoir, nu en somme, que le président d'un club de pétanque.

L'illusion du pouvoir
Reste que "Le Président", ça claque! Dès lors, tout n'est qu'illusion du pouvoir. Cette illusion permet à Horace Tumelat, ex-ministre, quasi-garde des sceaux, de profiter des largesses sexuelles pas tout à fait désintéressées de sa secrétaire particulière, Ginette Alcazar. Elle lui ouvre aussi pas mal de portes (en plus des paires de jambes), l'hypocrisie obséquieuse de certains personnages jouant son rôle. Il est intéressant de relever que ce jeu de pouvoir sexuel, plus ou moins consenti, se reproduit à un niveau inférieur dans le cadre d'une intrigue secondaire qui met aux prises l'agent Pau-Pau et Marie-Marthe Fluck, dans une dynamique qu'on désignerait un peu vite aujourd'hui du nom de harcèlement: la victime trouve quelques miettes de satisfaction dans cette relation pourtant malsaine, ô combien.

La quête du pouvoir prend aussi la forme de l'hypergamie, ou envie d'épouser quelqu'un de socialement mieux placé que soi. Il a été question de Ginette, qui est prête à tuer son mari minable pour se faire épouser par Horace Tumelat. Cette hypergamie se poursuit au-delà du mariage: Horace est marié à Adélaïde, qui n'est pas prête à lâcher le morceau. Et le coeur, dans tout ça? Il est du côté de Noëlle, gamine de 17 ans, donc a priori innocente, pas même consciente du pouvoir qu'a sa beauté: l'auteur dessine à grands assauts de lyrisme des sentiments nets et passionnés. Reste qu'en encourageant Noëlle dans son idylle avec Horace Tumelat, elle joue la partition de l'hypergamie par procuration. Après tout, son mari n'est qu'un mécanicien de locomotive syndicaliste plutôt veule dans son genre...

De la fluidité des genres
Mais revenons à Mme Fluck... Le lecteur trouvera ici la porte d'entrée d'un fort tropisme fribourgeois de la part de l'écrivain, qui a vécu à Bonnefontaine, non loin de la bonne ville de Fribourg. L'écrivain parle volontiers de cette Suisse d'adoption, et gageons qu'en 1979, il a bien dû être le seul, dans l'édition parisienne, à parler des armaillis qui portent leur capet – et à rapprocher ce couvre-chef de la kippa, au-travers du défunt mari juif de Marie-Marthe, dont les racines sont à Bulle. Ce tropisme régional a tendance à déborder sur une intrigue qui se déroule essentiellement à Paris et dans les environs: le lecteur averti surprendra tel personnage bien franco-français lâcher un très helvétique "ça joue?" au détour d'une phrase.

Il y a des hommes et des femmes dans "Y a-t-il un Français dans la salle?", et c'est très bien! On les voit dans leurs rapports entre eux, et l'auteur va, et c'est assez moderne, jusqu'à mettre en scène un personnage qui se situe entre ces deux genres: Mireille, alias Michel, travesti de spectacle, porteur donc d'une fluidité de genre certes factice. On admettra cependant, vu les accords grammaticaux, que pour l'auteur, ce personnage penche du côté féminin. Et en face, son copain Pau-Pau, attiré à la fois par un homme-femme et par une vieille dame (la fameuse Mme Fluck), a des penchants pour le moins ambigus. Ce dont l'auteur s'amuse... 

Un cadavre vivant dans le placard
Mais au-delà de ces grandes théories, on oublie de mentionner l'un des éléments clés de "Y a-t-il un Français dans la salle?": le prisonnier dont Horace Tumelat hérite au décès de son oncle putatif par pendaison. Le lecteur découvre son statut et sa raison d'être peu à peu. Et ce personnage fonctionne symboliquement comme le "cadavre dans le placard" qui hante tous les hommes politiques au fil de leur carrière. Sauf que là, le cadavre est vivant. Un reste d'humanité suggère qu'il ne faudrait pas l'abattre... et dans ses meilleurs moments, ce personnage à la lucidité exceptionnelle fait aussi figure d'éminence grise. Encore un truc qui ne saurait manquer aux hommes politiques.

Voilà voilà! On pourrait aussi parler du "running gag" de l'agent Seruti, qui aimerait obtenir des faveurs d'Horace Tumelat mais ne sais pas comment s'exprimer. Ou du journaliste fouille-merde Eric Plante, qui photographie les ébats contre nature de Pau-Pau et de la mère Fluck dans un esprit pas tout à fait désintéressé. On l'a dit: "Y a-t-il un Français dans la salle?" est un roman sur le pouvoir, sur lequel Dieu lui-même veille distraitement. C'est donc la mise en scène d'un fascinant panier de crabes où chacun essaie d'avoir le dessus. Côté style, c'est du San-Antonio pur jus, capable d'inventivité verbale et d'envie de tordre le bras à la grammaire et au lexique. 

Alors certes, c'est parfois lourd, il y a des longueurs et des accumulations pas forcément bien venues, des scènes de cul qui semblent gratuites. Les effets sont trop souvent soulignés au crayon rouge, le narrateur (qui peut bien être l'auteur) prenant le lecteur à partie pour le traiter de con, ce qui n'est jamais agréable, ou rechercher une confirmation de son talent. Mais les phrases accrochent le lecteur, familières, empreintes d'esprit gaulois, et révèlent avec une cruelle justesse, au fil de chapitres courts mais copieux, ce que l'âme humaine peut avoir de plus inavouable.

San-Antonio, Y a-t-il un Français dans la salle?, Paris, Fleuve Noir, 1979.

Le film "Y a-t-il un Français dans la salle?", signé Jean-Pierre Mocky, sera projeté au cinéma Rex de Fribourg (Suisse) le 16 février 2019 à 17 heures, dans le cadre du Salon du Livre Romand. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site du Salon du Livre Romand.

dimanche 20 janvier 2019

Dimanche poétique 384: Claude Le Petit


Le poète crotté

Quand vous verrez un homme avecque gravité 
En chapeau de clabaud promener sa savate 
Et le col étranglé d'une sale cravate, 
Marcher arrogamment dessus la chrétienté,

Barbu comme un sauvage et jusqu'aux reins crotté, 
D'un haut de chausse noir sans ceinture et sans patte, 
Et de quelques lambeaux d'une vieille buratte 
En tous temps constamment couvrir sa nudité,

Envisager chacun d'un oeil hagard et louche 
Et mâchant dans les dents quelque terme farouche, 
Se ronger jusqu'au sang la corne de ses doigts,

Quand, dis-je, avec ces traits vous trouverez un homme, 
Dites assurément : c'est un poète françois ! 
Si quelqu'un vous dément, je l'irai dire à Rome.

Claude Le Petit (1638-1664). Source: Poésie.webnet.fr.

samedi 19 janvier 2019

"Fondre", une course tragique contre tous et contre soi-même

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Marianne Brun – Le roman "Fondre" aurait mérité de se trouver dans la collection "Uppercut" des éditions BSN Press  n'était la longueur. Il n'empêche que cette maison d'édition a eu la main heureuse en accueillant ce texte, qui évoque le destin de l'athlète somalienne Samia Yusuf Omar, qui court à en perdre haleine, puis entend rejoindre l'Europe afin de participer aux Jeux Olympiques de Londres. Une histoire vraie, quoique librement adaptée, et tragique: en 2012, l'athlète a disparu en mer Méditerranée, comme de nombreux migrants.


L'auteure excelle à recréer des états d'esprit. Sous sa plume, on sent la détermination farouche de l'athlète derrière un tempérament apparemment effacé. Il semble qu'aucun obstacle ne puisse l'arrêter – et cela, dès les premières pages, qui décrivent avec une précision confondante les impressions qu'on ressent lorsqu'on court: littéralement, on y est, on est Samia. Une Samia qui est du reste toujours désignée par son prénom: le personnage du roman ressemble à son modèle, mais l'auteure a fait œuvre de romancière en comblant les lacunes de son parcours et en réaménageant son histoire.

Dans son parcours – une vraie course d'obstacles, contre son monde mais aussi contre elle-même – Samia, musulmane, trouve une alliée en la personne de la journaliste Teresa Krug, de la chaîne de télévision Al-Jazeera, qui a certes son propre agenda. Du coup, entre l'islam et l'humain, on voit émerger deux notions de la foi. Il y a celle en une divinité, qui paraît favoriser le fatalisme et la soumission: Dieu donne, ou pas, pour Samia. Et celle en l'humain, celle de Teresa Krug (mais pas celle du comité olympique somalien, présenté comme indolent et bureaucratique), qui investit et s'investit en faveur de Samia: une foi qui ne soumet pas, mais libère et élève.

Cela intervient dans un contexte bien dessiné aussi: l'une des idées récurrentes est que l'Afrique s'efforce de se construire de nouvelles mythologies bien à elle, y compris à travers le sport. Dès lors, la délégation somalienne aux Jeux Olympiques de Pékin (2008), si dérisoire qu'elle soit (deux athlètes: Samia Yusuf Omar et un homme, Abdinasir Saeed), apparaît comme un immense espoir. Espoir déçu, disqualifiant pour la jeune femme, qui apparaît comme une paria après son échec sur 200 mètres – une inscription erronée à une compétition qu'elle n'a pas préparée.

Le lecteur a l'impression, ici, que si le pays a bien voulu envoyer une femme aux Jeux Olympiques pour remplir les conditions du CIO, il ne faudrait pas qu'en plus, elle s'illustre... et que son échec est le résultat d'un complot. Du coup, c'est le thème de la condition féminine en Somalie qui apparaît aussi, marquée par l'islam et en particulier par les exactions du groupe terroriste Shebab.

En une centaine de pages, la romancière Marianne Brun brosse ainsi le portrait d'une jeune femme morte en mer pour une vocation: la course à pied. Avec ce petit livre fort, elle s'inscrit dans la lignée d'autres ouvrages prenant Samia Yusuf Omar et son destin tragique comme modèle, par exemple "Ne me dis pas que tu as peur" de l'Italien Giuseppe Catozzella.

Marianne Brun, Fondre, Lausanne, BSN Press, 2018.

mercredi 16 janvier 2019

Serrés comme des sardines, du côté de Quimper

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Cloé Verdier – Nous voilà en France profonde, du côté de Quimper. Ils sont quelques-uns, souvent des jeunes, que les circonstances ont rapprochés mais qui ne savent pas que faire de cette soudaine conjonction, cristallisée autour de la rue Chabossot. On s'aime, on se déteste, on se maudit ou l'on se découvre dans "Les sardines à l'huile", écrit puis publié en 2009 par la romancière Cloé Verdier, qui a évolué dans la nébuleuse qui entoure l'homme de lettres Aloysius Chabossot.


Un souvenir personnel pour commencer: Cloé Verdier a été l'une des premières commentatrices de ce blog. Son pseudonyme, "Pfft..." se retrouve dans "Les sardines à l'huile", un roman où les personnages soupirent beaucoup de la sorte, pour les raisons les plus diverses. De quoi animer la musique de dialogues qui filent: tout comme les gens parlent sans se poser de question, l'auteure les rédige au naturel, bruts de décoffrage. Le Gros Plant ne se mange pas, par exemple, il se boit; mais au fil de la conversation, alors qu'il est question de se nourrir, qu'importe! Du point de vue du style, le récit est à l'avenant: décontracté, parfois confortable et abrasé comme un bon vieux jeans à trous.

Mais voyons ce qu'il en est, concrètement. On se retrouve avec Charlie, illustratrice, dont un livre pour la jeunesse a été accepté par un éditeur. Larmes: on pleure beaucoup dans "Les sardines à l'huile", et l'auteure en joue. Les larmes, en effet, sont de joie comme de tristesse, et cela surprend le lecteur à plus d'une reprise.

Autour d'elle, il y a Thomas, le costaud à dreadlocks qui change des vitres, dont on apprécie le caractère bourru. Derrière cette apparence de force, c'est aussi un homme tendu entre homosexualité et hétérosexualité, entre les conventions (faire famille avec Charlie et son fils) et l'accomplissement d'un autre penchant avec l'intrusif Yvan (qui, lui, a justement cédé aux conventions sociales et est devenu un père de famille modèle et prospère) – et bien sûr le refus de s'engager. Une fragilité dans les choix de vie qui se reflète dans une faiblesse physique: les maux de dos, motif récurrent, crédible vu le métier très physique du bonhomme.

Derrière ces liens qui se créent au fil d'une relation de voisinage, lourds sont les secrets de famille, et l'auteure les dévoile peu à peu comme il se doit. On comprend progressivement pourquoi c'est tendu dans la famille de Thomas, même si la réflexion n'est pas totalement aboutie: l'auteure passe en particulier comme chat sur braise sur un transfert de maternité pourtant pas évident. Le lecteur préfère observer la complicité profonde, parsemée d'explications franches et vigoureuses, que la romancière dessine entre Thomas et son frère Mika.

Et il y a les voisins, ces rôles secondaires qui font avancer l'intrigue au bon moment: le masseur Parfait, par exemple, ou Suzie, la vieille dame dont il a la charge et qui continue de minauder dès qu'il débarque. Il y a aussi l'improbable Odette Bimbo (c'est quoi ce nom?), amante de Parfait, qui trouble Mika – l'auteure sait trouver les mots simples pour ce penchant. Comme dit: c'est tout un monde qui essaie de coexister, de cohabiter. L'image des "sardines à l'huile" prend tout son sens en page 200, dans la bouche de Gino, le fils de Charlie, qui considère qu'on est trop serrés dans cet appartement, comme des sardines justement. Autant dire que dans le monde trop compliqué et pragmatique des adultes, tendus entre élans passionnés et conventions raisonnables, c'est encore l'enfant qui se montre simple et poète.

Certes observé avec une tendresse douce-amère, ce petit monde n'est pas évident à prendre en charge pour un écrivain! Nous passerons sur le côté brut de décoffrage du travail éditorial, où les coquilles et fautes de français manifestes restent nombreuses, pour rester dans le domaine littéraire, qui est globalement bien pensé. L'auteure use d'un artifice pour le mettre en place et pour boucler son récit: celui-ci commence et s'achève dans un bistrot de province française profonde, un de ceux où l'on peut encore avoir envie de fumer à l'intérieur malgré les interdictions. Là, une jeune femme qui pourrait être la romancière se met au clavier et se laisse inspirer par une vieille dame qui a la descente un peu raide. Au début comme à la fin, qui apparaît cyclique: les dernières inspirations de la vieille dame suggèrent d'assumer le happy end.

Et s'il fallait chercher celui-ci dans le début du roman lui-même?

Cloé Verdier, Les sardines à l'huile, Peter_Clochette, 2009.

Pour commander un exemplaire sur Lulu: Les sardines à l'huile.

dimanche 13 janvier 2019

Dimanche poétique 383: Claire Genoux

Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Toutes les soifs

Dans les restes de repas mes mains tendues
tremblent comme une laine
se brûlent au pain des heures passées
l'un et l'autre ne disons mot de ce qui nous encombre
de ce qu'il faut de travail contre soi
pour arriver à descendre
dans l'éternité la plus friable du corps
là où s'éprouve le pêle-mêle de toutes les soifs

Claire Genoux (1971- ), Faire feu, Orbe, Bernard Campiche Editeur, 2011.

samedi 12 janvier 2019

Voyage halluciné sur la planète Cuba avec Gabriel Bender

CubaLibre
Gabriel Bender – Il a parlé des bistrots entre ombres et lumières, il a brocardé l'aventure olympique du Valais dans "Fioul sentimental" en 2018: Gabriel Bender est, semble-t-il, un auteur qui sait tout faire. "Le sociologue couteau suisse", le surnomme le Magazine Migros, sous la plume de Laurent Nicolet. Et voilà que Gabriel Bender arrive avec son premier roman, "Cuba Libre". Force est de constater que là aussi, il assure, en proposant à ses lecteurs un voyage complètement halluciné, affolant par moments, sur un territoire qui a les apparences d'une autre planète que celle où nous vivons.


Un personnage atypique et conventionnel
Pour accentuer le contraste au maximum, l'auteur met en scène Maurice-Guillaume Boniek, un personnage hispano-polonais et Valaisan, Suisse un peu trop bien assimilé par ses parents (il s'appelle Maurice par référence à Saint-Maurice, et Guillaume par référence à Guillaume Tell). Il apparaît comme à la fois conventionnel et atypique. Complexe, ou pour le dire mieux: improbable...

Conventionnel? Oui, dans le sens où il incarne l'archétype du touriste occidental qui aime voyager loin de chez lui, à condition que ce loin ressemble à chez lui. C'est vite déstabilisant, surtout pour un garagiste qui a les pieds bien sur terre! Gageons que les lecteurs qui voyagent se reconnaîtront avec un sourire dans plus d'une scène du roman en se souvenant de leurs moments de décalage culturel loin de chez eux.

Atypique? Cela aussi, au vu de son passé, qui se révèle page après page, comme un secret: sait-on qu'en une seule journée, il est devenu papa, mari et orphelin de père, mais pas veuf, hélas? Sait-on aussi qu'il est devenu père sans avoir vraiment fait l'amour, à une fille qui aurait dû être un coup sans lendemain? Il lui a pourtant bien fallu assumer. Le voyage à Cuba aurait dû être un voyage de noces différé, une façon de renouer enfin avec cette épouse qu'il n'a pas voulue. Mais voilà: elle a dû rester en Suisse parce qu'elle est devenue grand-mère.

Résultat: Boniek part seul en tour de noces. Atypique, j'ai dit.

Touriste sur une autre planète
Une semaine pour voir du pays, ou pour s'éloigner d'un passé devenu trop compliqué: alors que le voyage à Cuba aurait dû être celui du rapprochement nécessaire, voilà qu'il devient celui de la fuite. "Mentira, mentira, mentira", lit-on en début de roman, en espagnol: dès le début, on constate que Boniek ment aux autres... et surtout à lui-même, ce que l'on découvre surtout en fin de roman, lorsque les masques tombent, l'alcool et les psychotropes aidant. Les habits sont-ils un masque? Sans doute, puisqu'à un moment de son parcours, Boniek se retrouve nu, puis revêtu d'une robe héritée d'un travesti bienveillant. Quasi-puceau (on en reparlera), est-il vraiment un homme?

Qui dit mensonge dit rapport à la vérité, alternative en fonction des individus: chacun voit la sienne. En bon Suisse, Boniek fait usage de sa raison et sait compter ses sous: c'est un radin de première, cherchant à économiser ses dollars. En face, pourtant, on parvient toujours à le faire raquer. Les négociations font souvent figure de dialogues de sourds que l'auteur s'amuse à orchestrer... et que le lecteur s'amuse à dévorer.

Résultat: baladé en train, en taxi-dromadaire (entendez: en tandem, il faut pédaler!) ou à pied à travers Cuba, Boniek vit un séjour qui n'est pas de tout repos. Paranoïaque, il veille à ne pas prêter le flanc à des accusations policières. Pourtant, et c'est là qu'on voit que chacun a sa vérité, le chapitre "Sabado" constitue une relecture entière du roman, vue par la police, après une narration vue à travers le regard de Boniek.

Boniek, le quasi-puceau
Être à la fois père et puceau, est-ce possible? L'auteur montre avec Boniek un personnage qui n'a fait l'amour qu'une seule fois dans sa vie, et a, si l'on ose le dire comme cela, réussi son coup au-delà de toute espérance. Du coup, alors que certains partent sur cette île pour chercher aventure, cet état particulier du personnage principal génère une tension supplémentaire pour le lecteur, qui se demande si Maurice-Guillaume va baiser. Oui, non? En fonction de l'attachement que l'on porte à Maurice-Guillaume Boniek, le lecteur peut espérer ou redouter – sans doute les deux en même temps. Et à quel prix Boniek va-t-il enfin devenir un homme? Telle est toute la question du roman.

Du coup, l'auteur ne se gêne pas pour disséminer quelques situations où cela pourrait se produire. "Pourrait": oui, le suspens est bien ménagé, et les scènes déceptives sont assez nombreuses – pas qu'à Cuba d'ailleurs, par la grâce du flash-back. Plus d'une fois, Boniek aurait pu, mais, par fierté mal placée ou par manque de générosité (financière, mais ce n'est sans doute qu'un prétexte), il refuse plus d'une avance. Cela, au terme de scènes où l'auteur arrive parfaitement à faire donner les violons: plages, soleils couchants, rien ne manque. 

Porté par quelques motifs récurrents comme celui du coq (qui rappelle celui qui a chanté après que Pierre a renié le Christ par trois fois) ou la citation de poètes cubains ou suisses qui renvoient Maurice-Guillaume Boniek à sa médiocrité culturelle, "Cuba Libre" relate sur un ton échevelé sept journées qui transforment un homme et l'emprisonnent dans une nouvelle vérité, un paradis qui s'appelle Cuba et où le rêve règne, parce que sous les Castro, pour ses habitants, si joyeux qu'ils paraissent, n'y a plus que ça.

Gabriel Bender, Cuba Libre, Fribourg, Faim de Siècle, 2018.

Le site des éditions Faim de Siècle.

vendredi 11 janvier 2019

Canular entre érudits dans le Cône Sud

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Mario Delgado-Aparaín et Luis Sepúlveda – Ah, les savants entre eux! À quatre mains, les écrivains Mario Delgado-Aparaín et Luis Sepúlveda ont écrit un roman épistolaire entre deux d'entre eux, fictifs: Orson C. Castellanos en Uruguay et Segismundo Ramiro von Klatsch en Patagonie. Son titre? "Les Pires Contes des frères Grim". C'est un ouvrage amusant qui a tout d'un canular; il évoque de façon faussement sérieuse la destinée de deux chanteurs populaires sud-américains exécrables – pour ainsi dire les "Leningrad Cowboys" du Cône Sud.


Pour donner un vernis réaliste et scientifique à leur roman, les auteurs utilisent l'argument d'autorité: si des personnalités aussi importantes que des érudits, se donnant du "Professeur" entre eux, s'intéressent aux frères Abel et Caïn Grim, c'est que ces payadores ont bien dû exister, voire avoir une quelconque importance. Pour faire plus savant encore, les auteurs confèrent à leur livre une préface et une postface signée José Sarajevo, et même un lexique. Bigre, se dit-on: c'est du sérieux! Il y a même des notes de bas de page, qui citent des articles...

Ce sérieux ne tient cependant pas longtemps, et le lecteur est embarqué sans tarder dans un récit improbable qui se construit par lettres successives. Il est entre autres frappé par l'attention portée aux noms des personnages, qui décalquent en les hispanisant les noms d'acteurs de cinéma américains célèbres et créent un fin réseau d'allusions. Astucieux, les deux auteurs glissent même les silhouettes de quelques écrivains anciens ou contemporains sud-américains, tels que les Chiliens Vicente Huidobro ou Hernán Rivera Letelier. Ce sont autant de clins d'œil amicaux. Delgado et Sepúlveda arrivent même à s'auto-citer.

Plus étonnantes encore sont les péripéties du duo de chanteurs, un tandem pas très bien assorti constitué d'un grand et d'un petit, constamment en conflit l'un avec l'autre, pour une femme, un instrument de musique ou un cachet volé. De lettre en lettre, le lecteur les suit d'un village à l'autre, et les voit exécuter des prestations qui désolent le public – pour autant qu'ils arrivent au bout des interprétations de leurs créations musicales. Leurs textes sont du reste volontiers cités, et prêtent effectivement à sourire.

La structure des lettres est toujours semblable: elle commence par évoquer la destinée des facteurs qui les acheminent, en d'amusants développements qui constituent eux aussi, au fil des lettres, une histoire complète où les personnages des facteurs prennent une vie autonome. L'un d'entre eux, par exemple, est affublé d'une jambe de bois sculptée dotée d'une palme pour mieux nager dans les eaux inhospitalières de l'océan. Il lui en poussera une deuxième... Au fil des pages, il est permis de se poser des questions sur l'importance des courriers échangés par les chercheurs, compte tenu des efforts surhumains consentis par les services postaux: est-ce que deux musiciens sans succès, exécrables et oubliés, en valent la peine?

Enfin, ce qui séduit dans toutes ces lettres, c'est le style baroque caricatural qui les caractérise. La flagornerie s'avère excessive entre les deux personnages, qui redoublent d'adjectifs hyperboliques pour s'adresser l'un à l'autre et font assaut d'érudition tout en citant des articles et ouvrages (vraiment très) confidentiels (tirés parfois à deux exemplaires, et souvent rédigés par eux-mêmes). Le lecteur est épaté aussi par la profusion de détails anecdotiques sur la vie des deux chanteurs. Et toute cette exubérance ne contribue pas peu au caractère cocasse des "Pires Contes des frères Grim", un roman bien ancré dans le Cône Sud du continent sud-américain et son faisceau de références géographiques et culturelles, à commencer par l'art poétique et musical local de la payada.

Mario Delgado-Aparaín et Luis Sepúlveda, Les Pires Contes des frères Grim, Paris, Métailié, 2005. Traduction de l'espagnol (Chili et Uruguay) par Bertille Hausberg et René Solis.

Le site des éditions Métailié.

mercredi 9 janvier 2019

Petites mécaniques de la vie, de la mort et de la poésie

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Philippe Claudel – Des nouvelles qui sont tout un petit monde: c'est ce que le lecteur trouve dans "Les petites mécaniques", épatant recueil de nouvelles de Philippe Claudel. Les petites mécaniques évoquées par le titre, ce sont celles de la vie humaine, balançant entre vie et mort, entre raison et passion, depuis toujours.


Le flou des temps
Depuis toujours? L'auteur balade volontiers son lecteur en des temps immémoriaux, dont on devine qu'ils sont anciens à partir d'ambiances, d'indices, d'objets nommés ou non – sans oublier la mention de traditions religieuses catholiques, autrefois importantes, aujourd'hui en partie tombées en désuétude, en tout cas dans le grand public. 

Cette temporalité n'est cependant jamais nette, ce qui donne à chaque texte un caractère de conte ou de rêve (comme ceux de Beata Désidério dans "Les Confidents") aux contours flous. Les contours des lieux sont flous aussi, même si l'auteur aime évoquer l'Alsace et la Lorraine, dont il est natif. Une sympathique manière de se signaler!

Le rêve et la mort
Rêve, ai-je dit? Celui-ci se confond avec la réalité, contribuant à l'impression de flou artistique virtuose élaboré au fil du livre – c'est dans la nouvelle "Georges Piroux", plus précisément en son début, que c'est le plus net: "Georges Piroux mourut dans son lit un matin d'août, au moment même où il rêvait qu'il mourait". On croit entendre Homère, là: "Le sommeil est le frère jumeau de la mort"... 

En effet, la mort est le sujet le plus présent de ce petit recueil. Mort sociale acceptée avec un enthousiasme paradoxal dans les deux nouvelles intitulées "Panoptique", mais aussi mort physique, vécue ou subie de différentes manières. L'être humain est une "petite mécanique", fragile: dès lors, la moindre atteinte peut l'abattre.

Les mots et la poésie
La première nouvelle, "Les mots des morts", indique un thème différent mais lié, qui va revenir plusieurs fois dans le recueil, celui de la parole – et en particulier de la poésie. Dans "Les mots des morts", il est en effet permis de penser, mais ce n'est pas certain, que c'est la parole qui a tué les personnages mis en scène. Dans d'autres nouvelles, l'auteur se fait plus précis et aborde le thème de la poésie.

Et de façon imagée, il fait passer quelques messages sur la promesse de pérennité de la poésie ("Arcalie", sur un peuple qui crucifiait les poètes – on pense à Platon, qui chassait les poètes de sa "République"), ou sur la fascination qu'elle exerce, allant jusqu'à un étrange mimétisme ("L'autre", autour d'Arthur Rimbaud). Un mot même peut être un objet d'obsédant intérêt, comme on le voit dans "Paliure". Tels peuvent être aussi les affres de l'écrivain qui, obsédé lui aussi par tel ou tel vocable, partage un peu de son vécu au travers d'un personnage tiers.

La poésie contre la mort
C'est que la poésie est elle-même un défi lancé à la mort, une tentative de vivre, de se survivre. Et c'est une autre "petite mécanique": celle des mots et du rythme. Des mots et des rythmes qui, justement, reproduisent la vie sur le papier. Et l'auteur montre l'exemple au travers de ses nouvelles, écrites de façon précise, aux flous calculés, sans qu'il n'y ait jamais rien de trop. Les moments de lyrisme eux-mêmes s'avèrent indispensables à la création d'ambiances où il n'y a pas un mot de trop, même dans les nouvelles les plus longues et les plus développées.

Et si la ligne doit être claire, voire implacable, elle le sera aussi, comme dans "Tania Vläsi", rappel glaçant, déshumanisant de certains régimes politiques que le vingtième siècle a connus à l'est du rideau de fer – cela, au travers de ce que l'humain a de plus intime: la reproduction. Etre reine, en effet, qu'est-ce donc? Sans doute le résultat d'une mécanique plus si petite que ça, puisqu'elle vous dépasse.

Philippe Claudel, Les petites mécaniques, Paris, Folio, 2007.


L'écrivain Philippe Claudel donnera une causerie le lundi 21 janvier 2019 à 18h30 à la Salle Rossier de la Bibliothèque de la ville de Fribourg (Suisse). Une séance de dédicaces suivra. Organisation par l'Alliance française de Fribourg.