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vendredi 25 mai 2018

Ambrì et le goût amer de la victoire

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Michaël Perruchoud – La Suisse des hockeyeurs qui gagnent, c'est où, dites? Pas par là, mec. Et pas non plus à Fribourg-Gottéron. Alors, à Zurich, à Berne, à Lugano? Que nenni! En matière de hockey sur glace, c'est peut-être à Ambrì, au coeur des montagnes tessinoises, qu'on veut y croire. Et que le soir d'un match où les montagnards gagnent face aux gars de la plaine, les yeux brillent. Ancré à la fois à Genève et à Fribourg, l'écrivain Michaël Perruchoud se pose sur un terrain neutre, en pleine Léventine, pour signer un très beau roman sur le hockey sur glace, signé "4-2 pour Ambrì" – un titre sec comme un rapport. Sec et sans appel... tout est là!


En lisant, les lecteurs peu familiers du hockey sur glace façon suisse comprennent vite que le club d'Ambrì, constitué de passionnés de talent, est aussi une équipe qui n'a rien à faire dans la ligue maîtresse du championnat. L'auteur la présente comme l'éternel outsider, l'anomalie des passionnés au pays de l'argent roi, d'une manière telle qu'on ne peut que s'attacher à cette équipe, petite parmi les grandes, mais qui, fière, ne va pas se laisser reléguer comme ça. Et flatte le goût du lecteur pour ces petits qui s'imposent parmi les grands, comme sans faire exprès. Dans les stades comme ailleurs, on aime ça, n'est-ce pas?

Cette image du petit attachant parmi les grands, il est permis de la voir concrétisée par la patinoire de la Valascia, construite en un endroit après tout improbable, au pied des montagnes tessinoises: l'auteur dessine avec un art puissant la légende de ce lieu, sans cesse en sursis parce qu'il n'est pas tout à fait aux normes, mais où le public continue de vibrer, match après match, aux accents du chant "La Montanara".

Le public? Oui, il faut des gens pour remplir un stade. L'auteur crée donc trois personnages que tout devrait séparer, et que les circonstances d'un derby atypique vont rapprocher. Pour rappel: Ambrì, l'équipe de montagne vue comme pauvre, gagne contre Lugano, qui a pour elle le fric qui permet d'acheter le talent. Certes, l'auteur dessine deux personnages qui soutiennent Ambrì, et on va plus ou moins s'attacher à eux: un vieillard alcoolique mais incollable sur le sport, et une gamine encore vierge qui veut se faire baiser par son crush du moment. Un troisième larron, Forni, s'invite cependant dans l'histoire: un hockeyeur formé à Ambrì mais venu à Lugano pour des raisons matérielles. Un traître? Certes. Mais on l'apprécie aussi. Au moins autant que les autres: c'est que l'auteur, déjouant les points de vue classiques ou les penchants attendus, dessine ses personnages en ces nuances de gris qui sont les nôtres. C'est simple: dans "4-2 pour Ambrì", il est impossible de dire qui est vraiment le gentil, qui est le méchant. Sans doute justement parce que tout le monde est un peu des deux.

Est-elle vraiment aimable, par exemple, la fillasse? Elle a fait régime pour plaire à son Reto, elle s'est faite belle... et finalement, elle apparaît comme une fleur orgueilleuse dont, en fait, tout le monde se fout. Dépucelée par un autre que Reto (qui préfère le hockey), elle se retrouve dans la voiture de Forni, le hockeyeur de l'équipe adverse, qui la regarde du haut de ses presque trente ans et la démasque vite : la post-adolescente n'a rien de séduisant. Et le lecteur comprend vite que, vedette dans sa bande de copines mal fichues, elle supporte mal d'être supplantée par des mieux qu'elles. Cela dit, la nuit du match va la faire mûrir. Son nounours favori va prendre cher...

Le lecteur aimera peut-être le personnage de Forni, ce hockeyeur qui foire son match, un traître peut-être. Est-ce voulu ou non, de la part du transfuge qui regrette son équipe d'origine? L'auteur explore les moindres recoins de son esprit, décrivant un sportif qui comprend, au gré d'un match, qu'il est sur la pente descendante.  "Puceau du palmarès", lui dit-on. Malheureux au jeu, on sent qu'il n'est pas plus heureux en ménage. Sa manière excessive d'évoquer son épouse apparaît comme une forme de résignation: Forni semble prêt à tout, y compris aux humiliations ménagères, pour avoir le droit de se pavaner sur les quais de Lugano aux bras d'une belle Russe nommée Eva.

Et puis il y a ce vieil alcoolique, marié au sport plus qu'à tout autre chose, loser à l'âme littéraire (il a lu Cesare Pavese) qui paye à son ex-épouse une pension alimentaire disproportionnée... Celui-ci joue un rôle de fou du roi, connaisseur distancié et passionné du sport, parfois de mauvaise foi comme il se doit, et qui a sa propre fissure. "In vino veritas"? Le lecteur écoute assez volontiers ses vérités et ses théories sur le sport, qui résonnent comme celles de l'expert de bar cher au Stefano Benni des "Bar Sport". Mais l'auteur, encore une fois, ne s'arrête pas là: l'alcoolisme de fond est là pour combler une perte, la disparition d'une femme et d'un fils au nom improbable de Maïcon. Après avoir placé le hockey sur glace dans un contexte plus grand, celui des sportifs de légende d'hier et d'aujourd'hui. Avec lui, le club d'Ambrì-Piotta apparaît aussi grand que l'équipe italienne de football aux championnats du monde de 1982, personnalisée par Paolo Rossi, ce personnage sort du roman sur une belle promesse d'ivrogne...

... c'est que l'alcool irrigue "4-2 pour Ambrì", un roman à trois voix à la musique subtilement travaillée qui, malgré la victoire ponctuelle de l'outsider face à l'équipe friquée, garde un goût amer. Une équipe qui gagne, ça réunit dans un esprit festif... mais ça divise aussi, et autour des personnages, on se fait des films peut-être scandaleux. Le dernier roman de Michaël Perruchoud excelle à mettre en scène trois personnages qui, pour une raison ou pour une autre, ne sont pas tout à fait à la fête. Et à leur conférer une humanité profonde et torturée. Celle qu'on ne voit pas forcément dans la vraie vie, et parfois encore moins dans les romans.

Michaël Perruchoud, 4-2 pour Ambrì, Saint-Pierre-de-Clages, VS, 2018.

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