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samedi 27 janvier 2018

1945, au temps où les Allemands étaient les expulsés: l'important ouvrage historique de Ray M. Douglas

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Ray M. Douglas – La déportation des Allemands à la fin de la Seconde guerre mondiale: voilà bien un épisode de l'histoire contemporaine qu'on a voulu oublier, même s'il s'agit du déplacement forcé de population le plus important de l'histoire contemporaine. Marqué par un revanchisme qui s'applique en somme à des innocents, femmes et enfants d'abord, dans la mesure où jamais tous les Allemands n'ont été des nazis, c'est un moment tabou de l'histoire européenne, mis à part en Allemagne même! C'est ce qu'a découvert Ray M. Douglas, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Colgate (New York). Dès lors, il s'est lancé dans un travail de recherche qui lui a paru urgent et important. Il en est résulté "Les Expulsés", que le lectorat francophone a découvert dans sa traduction par Laurent Bury.


De quoi s'agit-il? L'historien s'est intéressé aux expulsions de populations allemandes dans les années 1945, en Tchécoslovaquie, en Hongrie et en Pologne avant tout. Cela, en partant du fait que pour les raisons les plus diverses, près de 13 millions d'Allemands vivaient hors de leur pays au moment où le Troisième Reich s'effondre. Sur cette base, l'auteur explique ce qui a pu amener des Allemands dans certaines régions d'Europe, et ce qui a pu pousser certains pays à les expulser à un moment donné de l'histoire.

Bien sûr, le nazisme a joué un rôle: en expulsant leurs minorités allemandes, certains pays ont voulu punir l'Allemagne de ce qu'elle a fait entre 1933 et 1945. Mais ces expulsions sont aussi la concrétisation de l'idée qu'un pays est plus viable s'il est homogène. Ce n'est pas pour rien que l'auteur met en avant, dès les premiers chapitres, le cas de la Tchécoslovaquie: nation créée de toutes pièces au sortir de la Première guerre mondiale, elle est peuplée de groupes de population hétérogènes. L'auteur évoque dès lors Edvard Benes, chef d'Etat, d'abord opposé à tout mouvement de population, puis favorable, dans un esprit de réalisme face aux puissances et aux idées qui avaient cours. Dès lors, les Allemands des Sudètes ont été contraints de faire leurs bagages. Il est assez vite question, aussi, des Allemands incités par les nazis à s'installer dans l'ouest de la Pologne dans le cadre de l'opération "Heim ins Reich", vus comme des colons. Cela, sans oublier, mais de manière périphérique, les Allemands installés en URSS, suspects d'espionnage alors que règne un certain Staline.

L'auteur se dit conscient que son ouvrage n'est qu'un point de départ. Que celui-ci est dense, cependant! L'historien est allé fouiller les archives les plus diverses: presse, documents diplomatiques, publications, rapports. Considérant la part de rancoeur qu'ils peuvent impliquer, il se montre en revanche prudent face aux témoignages des personnes concernées, et ne les cite que s'ils sont corroborés par des sources plus officielles, écrites.

C'est que l'on touche ici à un moment peu glorieux de l'histoire européenne. "Orderly and humaine", tel est le titre d'origine de ce livre, suggérant la possibilité de transferts ordonnés et humains de populations entières – on parle bien d'environ 13 millions de personnes, à déplacer rapidement sur un continent laminé par la guerre. Impossible? Certes. Dès lors, l'auteur montre l'horreur qu'ont représenté ces déplacements de populations, voulus ou acceptés par les Alliés, pas forcément volontaires qui plus est: camps improvisés où les maladies font florès, accueil mitigé des expulsés en Allemagne, dégâts économiques résultant du départ de populations parfois qualifiées. Cela, sans compter qu'environ dix pour cent des expulsés sont morts lors de voyages en train mal organisés ou de séjours dans des camps. On mesure dès lors toute la dure ironie du titre original de ce livre: que les déplacements aient été organisés par les Alliés ou qu'ils aient été le fait anarchique d'Allemands fuyant l'avancée des armées de Staline, ceux-ci ont toujours eu leur part prépondérante de chaos.

Une question se pose dès lors: celle de la possibilité de comparer l'expulsion d'Allemands par les Alliés et la déportation des Juifs d'Europe par les nazis. Il est tentant de dire que c'est pareil, compte tenu du caractère inhumain du transfert de populations allemandes, qui à bien des égards rappelle la déportation des Juifs. L'historien rappelle cependant avec force que certains éléments interdisent toute mise à égalité de ces deux épisodes. En particulier, il déconstruit les arguments d'une certaine extrême-droite prompte à utiliser les transferts de population allemande pour relativiser la déportation des Juifs d'Europe, qui n'est rien d'autre qu'un génocide planifié. L'historien va même plus loin, en réfléchissant à l'humanité même d'un transfert de population comme celui qui a été organisé à la fin de la Seconde guerre mondiale pour les Allemands vivant hors de leur pays: arguments à l'appui, il démontre l'impossibilité de tels déplacements massifs sans dégâts.

"Les Expulsés" est un ouvrage historique copieux, construit avec méthode, qui s'appuie sur des sources solides, vérifiées plutôt deux fois qu'une. Il évoque un épisode méconnu, sauf en Allemagne (où on l'appelle "Vertreibung", ce que rappelle un timbre-poste émis en 1955), des temps chaotiques qui ont suivi la Seconde guerre mondiale. Ce faisant, il démontre que l'attitude des Alliés, tenus par leurs propres intérêts, n'a rien de glorieux face aux déportations sauvages ou ordonnées (mais c'est un peu pareil, en l'occurrence) d'Allemands; il montre aussi les conséquences actuelles de positions tenues il y a plusieurs décennies, par le biais de la possibilité de demandes de réparations.

A la fois politique, juridique et historique, "Les Expulsés" est un livre aisé à lire, parce qu'il est bien construit, bien sûr, mais aussi parce que même s'il se méfie des témoignages personnels, il n'hésite pas à partir de l'humain pour entamer plus d'un de ses chapitres. Tout cela, il est permis de le laisser résonner en soi, d'une façon ou d'une autre, en nos temps de migrations plus ou moins voulues et acceptées, de part et d'autre.

Ray M. Douglas, Les expulsés, Paris, Flammarion, 2012. Traduction de Laurent Bury.


Sur le même sujet, lire aussi Sibylle, une enfant de Silésie, important roman de Bettina Stepczynski.

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