Des migrants en nombre, un monde politique qui s'organise en Suisse pour les recevoir frileusement. Et de l'autre côté, des Helvètes repus qui se préoccupent de leurs perroquets. L'écrivaine franco-suisse Corinne Desarzens sait choquer en jouant sur les contrastes. "Le Gris du Gabon" (2009) est en effet le roman engagé d'une certaine vision du monde. Soigneusement documenté, il donne à voir ce que vivent les migrants... que ce soient des oiseaux ou des humains. Et malgré ses travers, il résonne encore aujourd'hui, même si les questions ne se posent plus tout à fait dans les mêmes termes.
Il est plus que probable, en effet, que "Le Gris du Gabon", comme d'ailleurs le recueil de nouvelles "36 chandelles" de Sabine Dormond et Hélène Küng, a été inspiré par le tour de vis donné par la Suisse en 2006 à sa politique d'immigration, avec la bénédiction d'un scrutin populaire. L'auteure donne du reste à voir, à la manière d'un élément d'arrière-plan, ce qui faisait les débats de l'époque à ce sujet: des moutons noirs sur les affiches, Christoph Blocher au Conseil fédéral.
A cela vient s'ajouter la situation née de l'acceptation par le peuple suisse des accords de Schengen et de Dublin: la romancière s'attache à dessiner ce que ceux-ci impliquent pour ceux qu'on appelle aujourd'hui les migrants, requérants d'asile de tout poil venus de loin dans l'espoir de trouver en Suisse ou en Europe une vie meilleure. Quitte à paraître didactique par moments, c'est d'une manière froide et documentée qu'elle donne à voir les mécanismes de ces accords, et surtout l'impact qu'ils ont sur l'humain, baladé d'une administration à l'autre en un infernal ping-pong. Tout est décrit avec exactitude, en mettant l'accent sur le côté inhumain que peut avoir tout excès de bureaucratie.
Outre ce peuple suisse qui a accepté en votation populaire les accords de Schengen/Dublin et la loi fédérale sur les étrangers, divers acteurs sont mis en place autour de ceux qu'on appelle les "NEM" (non entrée en matière), et l'auteure les dessine tour à tour. Il y a évidemment la police, chargée de faire appliquer les lois, quitte à se montrer sourcilleuse. Il y a aussi les bénévoles, dont l'écrivaine montre le côté ambivalent: il y a certes là la bonne volonté sincère d'aider, en donnant des cours de langues ou en organisant des animations, mais aussi la forte tentation, pour les personnages, de plaquer leur propre vision du monde sur ces migrants, voire de les mettre sur un piédestal. Au-delà de la musique de Karen Blixen qui baigne "Le Gris du Gabon", cette volonté se traduit par l'usage récurrent du terme "prince", varié dans ses contextes, pour désigner les personnes issues d'Erythrée ou d'ailleurs. Cela, jusqu'à une idylle entre un migrant et une Suissesse, qui annonce "Un roi", roman suivant de l'écrivaine (Grasset, 2011).
On pourrait dès lors penser à un roman tragique au sens fort, où les légitimités solides s'affrontent jusqu'à ce que mort s'ensuive: "Antigone a raison, mais Créon n'a pas tort", comme qui dirait. Mais c'est oublier que "Le Gris du Gabon" se positionne justement comme un roman engagé, qui donne justement tort à Créon - à savoir au pouvoir politique sans visage. Sans visage, oui: les politiciens cités dans ce roman ne sont jamais nommés (même si on les reconnaît: Christoph Blocher, Silvio Berlusconi, Barack Obama). Il y a même une certaine gourmandise, de la part de l'auteure, à montrer les travers des politiciens du bord xénophobe, à l'instar du conseiller d'État Victor Frey. Soit! Le lecteur regrettera cependant d'avoir l'impression, régulièrement, que l'écrivaine lui fait la leçon, par exemple en lui rappelant que la Suisse a aussi exporté ses pauvres autrefois et ferait donc mieux de faire preuve de moins d'arrogance (p. 116 et suivantes), qu'elle se montre intrusive lorsqu'il est question de mariage mixte, ou en donnant à entendre des conversations floues où s'épanche la crainte de l'étranger: toute crainte n'est-elle pas légitime?
La force de "Le Gris du Gabon" ne réside donc certainement pas dans ce ton pénible de donneur de leçons, qui affaiblit sa dimension tragique. Elle s'exprime bien davantage dans le contraste choquant entre une certaine misère, réelle, celle des migrants sincères, et l'importance que nos sociétés occidentales accordent volontiers à des choses futiles: en somme, l'écrivaine montre un monde où des individus sont disposés à investir du temps et de l'argent pour faire vivre un animal domestique, en l'occurrence un perroquet d'une intelligence particulièrement marquée (un gris du Gabon a fait l'actu dernièrement, soit dit en passant) vu comme le parangon d'une richesse indécente, mais n'ouvre guère son coeur pour ses frères humains. C'est sans doute un peu la même chose, mais il y a façon de le dire...
Corinne Desarzens, Le Gris du Gabon, Vevey, L'Aire, 2010.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Allez-y, lâchez-vous!