"C'était aléatoire comme un jeu de hasard, sauf que le hasard avait un patron, et que ce patron, c'était moi." Toute la jouissance du pouvoir en une seule phrase: c'est Dominique Strauss-Kahn qui parle. Le lecteur l'entendra d'un bout à l'autre des quelque 250 pages de "L'Enculé". Avec cet opus, Marc-Edouard Nabe a offert au lectorat francophone le premier roman sur l'affaire Dominique Strauss-Kahn, paru avant même que celle-ci ne prenne, notamment avec le Carlton de Lille, des allures de poupées gigognes. Au-delà du scandale, l'auteur met en scène un homme puissant puis déchu et, à travers lui, toute une caste composée de politiques et de gens de médias et vue comme méprisante. Et en bon romancier, il s'empare des faits, restitués avec minutie, puis bouche les trous, éclaire crûment les zones d'ombre. Ainsi le narrateur peut-il dire: "Et ce ne sera pas du roman, tout sera vrai, enfin vrai comme moi." Derrière cette phrase, on devine l'auteur...
Le premier chapitre de ce roman est un délice, dans la mesure où il concentre, en quatre pages, ce que peut être le sentiment de toute-puissance d'un homme sûr de lui: ça confine à l'hybris. Les premières lignes explicitent ce que le terme d'"Enculé", qui donne son titre à ce roman, peut avoir de paradoxal: qui encule qui, en somme? Ce motif revient du reste en fin de roman, comme pour boucler la boucle: un enculé trouve finalement toujours son maître. Par bonheur, Dominique Strauss-Kahn, avec ses épaules larges, a le physique de l'emploi...
La part animale de Dominique Strauss-Kahn
Inutile de rappeler l'histoire, celle-ci est connue... Dans "L'Enculé", il y a mieux: son traitement par un écrivain. Dans "L'Enculé", Dominique Strauss-Kahn est un personnage de paradoxes. L'écrivain excelle à montrer son côté odieux, insistant jusqu'à la complaisance sur les travers qu'il lui prête. Obsédé sexuel, il l'est, et cela donne lieu à d'hilarantes pantalonnades: l'auteur le montre en action, et l'auteur savoure.
Antisémite? C'est là l'un des paradoxes majeurs de ce personnage - assumé d'ailleurs, et c'est astucieux, par un auteur qui s'introduit dans le roman et est justement considéré comme antisémite par le couple. Ce trait de caractère apparaît cependant comme crédible, ne serait-ce que par réaction, dans la mesure où son épouse, Anne Sinclair, vit dans "L'Enculé" sa judéité de manière extravertie, jusqu'à l'écoeurement. Il peut aussi se comprendre par le biais de l'histoire du (vrai) Dominique Strauss-Kahn, qui n'a guère pratiqué sa religion dans sa famille. Enfin, il est permis d'y voir - comme d'ailleurs dans son racisme - une des facettes d'un bonhomme montré comme foncièrement méprisant et misanthrope. A telle enseigne qu'il pourrait presque faire passer un certain Alceste pour un grand ami du genre humain...
Et puis, l'écrivain ose le rapprochement entre Dominique Strauss-Kahn et les animaux. Le personnage s'entiche d'un chien qu'on lui a offert et qu'il a baptisé "Martine Aubry", en accord avec son épouse. Mieux: l'auteur lui découvre une passion pour les documentaires animaliers: celui que l'auteure Tristane Banon a surnommé "l'homme babouin" (sans le nommer toutefois) est passionné par les singes, entre autres par les nasiques, et s'identifie même, par moments, à cet animal. Symbole de la part bestiale de l'homme, le singe souligne ce que Dominique Strauss-Kahn peut aussi avoir de ridicule: un vrai Rastapopoulos, affublé, au moins symboliquement, d'un pif de nasique, et compagnon de Jean-Pierre Elkabbach déguisé en cow-boy pour assister à un improbable rodéo...
Rigolade ou malaise...
"Au mieux, c'est glauque; au pire, c'est horrible": il est important de prendre au sérieux cette phrase de Daniel Cohn-Bendit, placée en exergue du roman: l'auteur lui donne toute sa mesure au fil des pages. C'est un programme! L'outrance est un des traits majeurs de "L'Enculé", et il est permis de rire grassement, sans retenue, à tout ce que l'écrivain place dans la bouche de son Dominique Strauss-Kahn. Tel le boxeur fou qui attaque tous azimuts, l'écrivain cogne fort et sans trop cibler, osant toutes les vannes possibles. Taper en dessous de la ceinture? Il peut!
Certaines vannes s'avèrent donc fines, mais d'autres relèvent du scabreux - l'un n'empêchant pas forcément l'autre, comme si l'auteur avait voulu tenter le grand écart: que TriBeCa, quartier de New York, sonne comme Treblinka, il fallait y penser. Plus grotesque, Dominique Strauss-Kahn porte des pyjamas rayés pour se souvenir des camps de concentration, sur l'injonction de son épouse. Rigolade ou malaise, gag ou blasphème? Tout cela à la fois? A chacun de voir.
Cela, sans oublier le traitement de certains personnages secondaires, comme les avocats de Dominique Strauss-Kahn, vus comme le chat et le renard de Pinocchio et dessinés comme des Pieds Nickelés désinvoltes et trop sûrs d'eux. Ni, naturellement, les piques que "L'Enculé" décoche généreusement, et de manière parfois inattendue, à tout ce qui a son rond de serviette dans les médias du côté de Paris.
Bref, on rit, comme lorsqu'on lit une des "Sales blagues de l'Echo" dessinées par Philippe Vuillemin, mais même si ça fait du bien, on n'en est pas toujours fier.
"L'Enculé" est, on l'a compris, le roman d'un ogre vorace, brillant et monstrueux. Son auteur se met parfaitement dans la peau de Dominique Strauss-Kahn et en fait un personnage de roman considérable qui se casse les dents sur Nafissatou Diallo, son incapacité à la sodomiser (l'enculé, c'est celui qui encule!) dans la fameuse suite 2806 du Sofitel de New York préfigurant la chute de l'ancien patron du FMI. En donnant à son personnage une manière de parler relâchée, voire vulgaire, il contribue à le descendre de son piédestal de puissant de ce monde. Et ce faisant, dessinant tel qu'il le voit un bonhomme qu'il ne connaît pas, il fait oeuvre de recréation littéraire, avec une finesse et une précision hallucinante qui font de "L'Enculé" un délice de lecture, puissant et long en bouche, cinglant et mémorable.