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jeudi 18 juin 2020

Heike Fiedler, une invitation au voyage et à l'ouverture

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Heike Fiedler – Cent trente-cinq pages comme un voyage dans le temps et dans l'espace: tel est le projet de "Dans l'intervalle des turbulences" de l'artiste Heike Fiedler. Derrière ce titre un poil abstrait se dévoile un ouvrage qui expérimente les potentialités de l'écriture vue comme une poésie, ouverte à tous les possibles. Cela, non sans un regard féministe.


Concrètement, le lecteur suit Lina, qui projette un jour d'imaginer ce que pourrait être la rencontre fictive de quatre femmes artistes ayant vécu juste avant la Seconde Guerre mondiale: Aline Valangin, Sophie Taeuber-Arp, Marina Tsvetaïeva et Else Lasker-Schüler – des noms qui résonnent plus ou moins fort aujourd'hui, que l'auteure fait revivre, par exemple en relatant les difficultés qu'a Else Lasker-Schüler pour quitter la Palestine et venir en Suisse, à Comologno au Tessin.

Intitulé "Départ", le premier chapitre invite ainsi le lecteur au voyage, montrant une Lina qui fait un dernier tour de son appartement. L'auteure s'attarde sur la bibliothèque, ce qui est une manière classique et efficace d'annoncer un programme. Ces livres paraissent en désordre mais Lina s'y retrouve toujours: c'est comme l'esprit d'un être humain, qui finit toujours par s'y retrouver dans le fatras de sa mémoire et de son intelligence. Les reclassements incessants évoqués suggèrent les rapprochements d'idées que chacun fait constamment en fonction des besoins.

Enfin, les auteures et auteurs cités sont programmatiques: on aura Chloé Delaume pour le côté expérimental et l'ouverture aux diverses formes de création, plusieurs poètes et poétesses pour la créativité formelle, et des titres évocateurs comme Deutsch als Männersprache pour le questionnement de la langue à travers le prisme féministe. Des catalogues d'art trouvent aussi leur place dans cette bibliothèque, rappelant que le monde des arts est poreux et qu'il y a des convergences entre le domaine de l'image et celui du verbe.

Féminisme des mots? Dans l'écriture, certains choix lexicaux le suggèrent. Il y a par exemple l'utilisation du mot "autrice" pour parler d'une femme auteur, d'excellent aloi, repris par un certain féminisme mettant en avant qu'il a été rejeté par des gens qui, autrefois, refusaient aux femmes la capacité d'être auteurs (ou auteures, ou autoresses...). Il y a aussi l'utilisation, çà et là, de manière ciblée, de l'écriture inclusive, quitte à laisser l'impression que la langue hoquète soudain. Un mal? Non, un essai: l'expérimentation fait partie de "Dans l'intervalle des turbulences". Tiens, lecteur: attrape et laisse résonner!

Cette expérimentation passe aussi par la multiplication des points de vue, d'hier comme d'aujourd'hui – avec des citations de lettres, voire d'un rapport (sur Else Laske-Schüler), et des allers et retour entre personnages, évoquant parfois des éléments quasi actuels tels que les publicités xénophobes de l'UDC dans les transports publics genevois ou une discussion sur l'interdiction du voile islamique, sous forme de dialogue porté par une approche libérale et ouverte, naturellement intégré au récit. A la lumière de ces exemples, développés avec une conviction portée par un esprit d'ouverture, on pourrait aller jusqu'à dire que les années 1939 entrent ainsi en résonance avec les années 2010 où vit Lina.

Ouverture? Celle des frontières en tout cas, symbolisée par la mise en scène de quatre artistes qu'on dirait aujourd'hui mondialisées, actives dans plusieurs pays, voyageant de gré ou de force – qu'on pense à Marina Tsvetaïeva, qui a vécu en plusieurs villes d'Europe (Prague, Berlin) avant de finir ses jours à Elabouga. L'ouverture est matérialisée par la présence du thème des transports dans le roman, ne serait-ce que par son titre, qui évoque l'aviation. On voyage en train aussi, et peut-être en bateau. Le nazisme remet en question toute cette mobilité, cette ouverture; son crépuscule se lit dans "Dans l'intervalle des turbulences".

L'ouverture s'exprime aussi par le biais des genres artistiques. Certaines pages de "Dans l'intervalle des turbulences" sont occupées par des photos historiques ou par des images actuelles saisies par l'auteure. Le choix du noir et blanc pour leur reproduction suggère une mise à distance, comme si ces images venaient de loin, au moins de l'histoire, si récente ou ancienne qu'elle soit. Reste qu'elles sont toujours en dialogue avec le texte, et qu'elles lui apportent une vraie valeur ajoutée, en ce sens qu'elles sont un regard différent et non une simple redondance. Et puis, il y a ces expériences poétiques reproduites sur d'autres supports, comme ce tout petit poème sur le clitoris, imprimé par une amie de Lina sur un t-shirt rose foncé.

Enfin, tout s'ouvre avec un voyage en Inde qui fait figure de prise de contact avec le réel, sale ou sublime, immédiatement après une évocation du monde livresque, théorique, de la bibliothèque de Lina. Une prise de contact qui n'est pas exempte de questionnements. Le lecteur quitte ainsi "Dans l'intervalle des turbulences" en se posant lui aussi quelques questions sur le monde, après avoir lu un livre qui est un regard artistique tous azimuts portés sur quatre femmes et sur tout un monde.

Heike Fiedler, Dans l'intervalle des turbulences, Genève, Encre fraîche, 2020.

Le site de Heike Fiedler, celui des éditions Encre fraîche.



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