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mardi 24 mars 2020

Avant et après Charlie, quelles civilisations pour l'Europe?

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Alexandra Laignel-Lavastine – Il a déjà quelques années, cet essai philosophique. Mais "La pensée égarée", rédigé en 2014 et publié au début de l'année suivante par la philosophe Alexandra Laignel-Lavastine, fait résonner des souvenirs douloureux et pas si lointains. Le fracas des attentats de janvier 2015 y résonne en effet, venant couronner une réflexion qui vient de plus loin au sujet d'une pensée mainstream, bien-pensante, qui semble s'être perdue à force de se vouloir politiquement correcte.


"Disons-le d'emblée: "La pensée égarée" est le livre d'une philosophe qui s'assume de gauche et qui, et elle s'en explique, rejette viscéralement l'extrême-droite. Reste qu'elle ne se reconnaît pas davantage dans les prises de position de la gauche ces dernières années, une gauche qu'elle juge perdue entre islamo-gauchisme et antisémitisme et qu'elle juge sévèrement – là aussi, en l'assumant: "Le lecteur pourra me reprocher d'être particulièrement sévère envers la gauche. Je le suis car il se trouve que j'en suis, à moins que je n'en porte le deuil, on ne sait plus trop." Autant dire que si la pensée est rigoureuse, elle est teintée de désarroi aussi.

Tout commence par l'idée du basculement de civilisation que l'auteure identifie, remettant en question un certain humanisme, un certain universalisme – mis au défi entre autres par l'islam, qui interroge la notion de laïcité et, en fin de compte, l'Europe en tant que civilisation. Des éléments que l'auteure défend haut et fort, du point de vue universaliste. Plaçant la question de l'antisémitisme au cœur son discours, l'essayiste exprime sans ambages son rejet de la tentation de l'extrême-droite, même parée d'habits apparemment honorables: "On n'a jamais vu, dans l'histoire européenne, le racisme et l'antisémitisme faire longtemps chambre à part." 

Elle identifie cependant tout aussi clairement les autres sources d'un antisémitisme contemporain auquel une "pensée égarée" ne sait plus dire "stop", ou dont elle serait tentée de minimiser la gravité: tantôt c'est celle d'une gauche qui a abdiqué son universalisme, parfois pro-palestinienne sans nuances, tantôt c'est la judéophobie de source islamique. 

C'est chez les auteurs de l'Europe orientale, ceux qui ont connu le joug soviétique, que l'auteure trouve un point de vue neuf et étonné, salutaire aussi, sur ce que traverse l'Europe occidentale aujourd'hui, percluse par une histoire lourde, entre autres, de la Shoah (comment l'assumer?), ainsi que du poids de l'histoire du colonialisme qui crée, à gauche notamment, un "surmoi tiers-mondiste" qui, elle le relève, fait du musulman le nouveau damné de la Terre – et donne source à plus d'une abdication intellectuelle. Rien de plus stimulant que ce regard frais, nourri par Czeslaw Milosz ou Jan Patočka pour ne citer qu'eux, surpris qu'on ne condamne pas sans appel ce qui doit l'être, pour imposer un changement de point de vue au lecteur avide de réflexion. 

De plus, et de manière critique ou non, cette réflexion est en outre nourrie par plusieurs penseurs, en particulier le souvenir des Lumières qui, semble dire l'auteure, ont déserté une certaine pensée de gauche. Tareq Oubrou, l'"imam en colère", est également convoqué, avec sa vocation d'amener un peu de lumière dans l'islam. Il sera aussi question d'articles de Causeur et d'autres médias relayant des épisodes contemporains (entre autres, il sera question du regard porté sur Mohammed Merah), voire du vécu personnel de l'auteure, qui assume son domicile dans le neuf-trois et en parle en connaissance de cause, dénonçant le discours de ces jeunes de banlieue qui disent aux sociologues parisiens le catéchisme qu'ils veulent bien entendre.

Si le fil du discours s'avère solide, construit sur le triangle maudit de l'islamisme, du populisme et de l'antisémitisme, l'auteure n'hésite pas à se montrer pugnace, passionné ou un brin ironique dans le propos. De quoi donner de la chair à une réflexion solide. Celle-ci dévoile aussi, à la base, une Europe froide qui a oublié de penser à ce qu'elle est, à ses racines, à son essence en définitive, ce qui la condamne à l'errance. Et si l'auteure a amorcé sa réflexion dès 2014, sur un état d'esprit qui remonte à plus loin encore, la question qu'elle pose est toujours d'actualité: qu'a-t-on fait de l'esprit de la marche du 11 janvier 2015? A cinq ans de distance, l'actualité y répond jour après jour... 

Alexandra Laignel-Lavastine, La pensée égarée, Paris, Grasset, 2015.


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