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vendredi 8 février 2019

"La belle Fanny", ou la vie de bohème à Olten

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Pedro Lenz – "Les histoires, y a pas besoin d'aller les chercher. elles vous tombent dessus." C'est sur ces mots que s'achève le dernier roman de l'écrivain bernois Pedro Lenz, "La belle Fanny". Et c'est tellement vrai: tout au long du récit, les personnages se racontent des histoires. Le fil rouge? Le lecteur est invité à suivre Jackpot, alias Frank Gobeur, joueur et aspirant écrivain, et son petit monde d'artistes, qui constitue une bohème moderne bien installée à Olten.


Tout cela aurait pu être bien tranquille, mais voilà: Jackpot tombe amoureux, au premier coup d'œil, de la belle Fanny, modèle de nu. Celle qui donne son titre au roman, justement. Dès lors, le lecteur se trouve porté par la métamorphose des sentiments de Jackpot, dite avec des mots simples de tous les jours. Il y a l'envie d'en savoir plus, la curiosité qui fait que Jackpot traîne dans les lieux où Fanny pourrait être, les questions posées aux artistes de sa bande, qui semblent tous la connaître. Du coup, peu à peu, naît aussi la jalousie, l'envie de posséder... Mais Fanny, jeunette dans la vingtaine, est une femme libre, et les artistes, Louis et Grunz, ont aussi quelque chose à dire à ce sujet. Autant dire qu'avec Fanny l'insaisissable, Jackpot vit quelques cours d'éducation sentimentale.

Mais Jackpot, c'est aussi les paris: il mise ici et là, matches de football ou courses de chevaux, et c'est ce qui le fait vivre lorsque la chance lui sourit. C'est cette matière qu'il utilise pour le roman qu'il écrit tout au long du roman. L'auteur entretient le suspens: va-t-il en venir à bout? Jackpot est-il un artiste raté ou va-t-il relever ce défi, ce pari sur sa vie qui va le faire grandir, sortir de certaines dépendances financières? Les métamorphoses du roman à écrire, les coups d'œil sur la manière dont il s'écrit, font écho aux métamorphoses des sentiments, et ces deux métamorphoses vont finir par se retrouver au moment du vernissage du livre. Un vernissage auquel on croit de bout en bout, tant Jackpot, ce trentenaire amoureux, apparaît attachant.

Et quelle est cette bohème d'Olten? Elle fiche une belle ambiance dans "La belle Fanny"! On est en présence d'une bande d'artistes sans chichis, figuratifs, qui, sans avoir connu de gloire exceptionnelle, ont toujours su trouver un public pour apprécier leurs œuvres. L'argent manque parfois; mais lorsqu'il arrive, on se fait des tripes à La Chaux-de-Fonds ou l'on déguste, entre amis, quelques bouteilles de vin italien. Des bons vivants à la mode alémanique, en somme, peintres mais aussi musiciens (Gégé), héritiers d'un temps où l'on était peut-être plus libre qu'aujourd'hui, qui n'hésitent pas faire des kilomètres pour voir du pays. Quant à la gueule de bois, à voir le début du chapitre 3, elle est en option...

... car on ne se prend guère la tête avec les grands sujets de société, cette écume des jours dont on fait trop souvent tout un plat, dans "La belle Fanny": le sujet de société, ce sont nos personnages, qu'on regarde boire et fumer sans réprimande, et vivre et aimer avec bonheur. Et face à un texte qui ne juge pas, qui s'inscrit dans une veine populaire, porteur d'une philosophie de vie pleine de gros bon sens, le lecteur s'amuse.

Un mot encore sur la traduction française d'un texte écrit en dialecte bernois de Haute-Argovie, signée Ursula Gaillard. Elle est d'une admirable finesse: partant de ce qu'un dialecte peut avoir d'oral, elle recrée en français un récit à l'oralité calculée, souple et un brin rebelle. On y retrouve aussi tous ces anglicismes qui polluent les dialectes alémaniques: "Sorry" est ainsi le premier mot qu'entend Jackpot de la bouche de Fanny, et il n'aurait pas été possible de le rendre par "Pardon". Ce qui nous amène à des sorties d'anthologie telles que "Et même si elle a dit "Sorry" en allemand, son écho avait comme une aura transnationale magique."

Reste que certains passages doivent être rendus depuis le Hochdeutsch, la langue écrite, celle de l'Allemagne, à l'instar du discours du prolixe journaliste Hugentobler lors d'un vernissage. Là, la traductrice surjoue le beau français qui se paie de mots. C'est ainsi que fluctuent les mots, avec adresse, sous la plume d'une traductrice qui a vraiment fait œuvre de poésie avec le texte de Pedro Lenz. Un texte aimablement drôle, parfaitement humain, qui évoque l'essentiel: l'amour. Et ce, avec les mots de tous les jours.

Pedro Lenz, La belle Fanny, Lausanne, Editions d'En Bas, 2018. Traduction du bernois de Haute-Argovie par Urusla Gaillard.

Le site de Pedro Lenz, celui des Editions d'En Bas.


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