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mardi 12 février 2019

Ces femmes qu'on honore, en jouant sur les registres des sens

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Marie Loverraz – Faut-il débiner ce pseudonyme? Je préserverai ici l'identité véritable de l'écrivaine qui a écrit le recueil de nouvelles "Le baiser du bourdon", même si quelques recherches suffiront à la démasquer. Pour changer de genre littéraire, en effet, il n'est pas rare que les écrivains changent aussi de nom. Et là, l'auteure, personnalité suisse romande douée dans le genre de la nouvelle, s'essaie au genre érotique. Cela, avec un bonheur certain... et le souci que ses personnages féminins, toujours au centre des histoires relatées, se trouvent honorés, à plus d'un titre.


Il y a beaucoup d'adresse et d'intelligence dans la première nouvelle, celle qui donne son titre au recueil. "Le Baiser du bourdon" relate un moment de partage entre deux amoureux d'un certain âge déjà, beaux et vigoureux encore: on est loin de tout jeunisme ici. Mais là n'est pas l'essentiel! Ce que l'on apprécie ici, c'est que l'écrivaine réussit à faire entrer en résonance l'acte sexuel et la nature – parce que l'acte sexuel est naturel, bien sûr, mais pas seulement. Cette résonance passe aussi par le choix du vocabulaire, et notamment par un jeu autour du motif du bourdon, dans une ambiance printanière et ensoleillée: la sève monte... L'aspect visuel domine dans cette première nouvelle: l'homme regarde sa femme, se sent émoustillé, répond naturellement à l'appel de sa nature. Et du fait que tout se passe à l'extérieur, le lecteur ne peut exclure la possibilité de la présence d'un voyeur. Lui-même, peut-être? En tout cas, ceux qui s'aiment s'en fichent.

"Le Baiser du bourdon" fait figure de modèle, avec une nouvelle où l'on s'étreint sans dissonance. Dès lors, les autres textes jouent à dévier peu à peu de cette manière orthodoxe, en somme, de faire les choses. Cela passe par la sollicitation d'autres sens. On pense à l'ouïe bien sûr, omniprésente dans l'hypnotique "La Charmeuse de vit...", où une femme répond, envoûtante, à une panne typiquement masculine. Cela, en faisant appel à l'image de cette mer toujours recommencée, lieu où les corps nus s'alignent sous le soleil.

D'autres sens encore sont sollicités dans "Obscurs désirs", une nouvelle qui a un côté expérimental puisque tout se passe dans le noir. L'auteure s'efforce dès lors d'éviter autant que possible (bien qu'en trichant parfois un peu) tout ce qui a trait à la vue. Le lecteur a parfois l'impression de découvrir des corps en morceaux, avec le personnage féminin au cœur de ce texte: un corps, c'est quelque chose que l'on touche, et qui vous touche finalement, jusqu'à l'extase que l'on goûte. Et sans vouloir trop en dire, l'issue plonge dans l'actualité bistrotière, avec une évocation de ces restaurants "dans le noir" à la mode dans les grandes villes.

Les deux dernières nouvelles du recueil évoquent des approches moins innocentes, mais pas moins astucieuses, de l'érotisme. Les personnages d'Hector et d'Andromaque sont ainsi ressuscités dans "Le grand crack", une nouvelle qui met en scène un Giovanni qui voudrait bien se rapprocher de Don Juan – sans y arriver tout à fait, car il ne fonctionne pas de la même façon. Ici comme ailleurs, l'auteure ralentit le rythme de sa nouvelle en usant de paragraphes longs, décrivant avec force détails ce qui se passe. Reste que c'est surtout une guerre amoureuse qui s'installe, et qui n'a pas grand-chose à envier à la guerre de Troie, revisitée de manière moderne: à vidéaste, vidéaste et demi. Ah, le sens de la vue, piégeux, est de retour! Et pour terminer, "Plaisirs gémellaires" évoque les joies du triolisme et du fétichisme du pied. On peut évidemment regretter là les deux ou trois pages décrivant de façon un peu gratuite le tropisme féministe de l'un des personnages; on préfèrera cependant goûter le trouble d'un jeu mettant en scène deux hommes jumeaux, d'une ressemblance frappante, sincèrement heureux de faire plaisir à une femme qui, par le passé, à peut-être fait l'amour avec l'un et l'autre sans le savoir.

Quelques constantes, un fil rouge? Le plaisir féminin est présent dans toutes ces nouvelles, premier, éclatant, effrayant peut-être, extasié toujours, offert par de bons amants – qu'on rattrape au besoin, et qu'on pourrait même faire chanter. En voyant défiler et agir tous ces personnages, il est permis, par moments, de penser qu'aux yeux de l'auteure, l'érotisme est le lieu de pouvoir de la femme. Autre constante? Un style soigné et moderne à la fois, explicite comme c'est souvent l'usage aujourd'hui, qui n'hésite cependant pas à recourir aux images poétiques, classiques ou inventives, que la langue française permet pour dire les choses de l'amour et du sexe.

Marie Loverraz, Le baiser du bourdon, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2018.

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