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mercredi 21 novembre 2018

Entre théâtre et poésie, le choix entre l'expérimental et l'humain

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Julien Mages – Est-on encore dans le théâtre, ou est-on déjà dans la poésie? Ou vice versa? OVNI littéraire, le recueil "Valse aux cyprès" regroupe trois pièces scéniques écrites par l'écrivain, comédien et metteur en scène vaudois Julien Mages. De manières diverses, elles sont le reflet de démarches expérimentales qui surprennent le simple lecteur, même s'il est permis de croire que le spectateur, en revanche, sera admiratif. Preuves en sont les échos dithyrambiques de la presse relative à la pièce qui donne son titre au livre...


Des cyprès qu'on ne voit guère...
En lisant "Valse aux cyprès", en effet, la première question qui se pose est "de quoi est-il question?". Voilà quatre personnages, deux hommes et deux femmes non nommés, un brin interchangeables comme nous le sommes tous, qui discutent du monde comme nous l'avons tous fait un jour ou l'autre. Et l'un d'eux a une soudaine envie de se suicider après avoir tué plein de gens autour de lui. Le lecteur s'appuie donc des théories sur le monde d'aujourd'hui et de demain, avec des clins d'œil au public, pour ainsi dire intégré au spectacle.

On sent certes l'important travail sur le rythme de l'auteur, en dépit de phrases bancales comme "Je me suis dirigé vers la porte, descendu les trois étages, ouvert la porte principale de l'immeuble..." (p. 81): que d'injonctions contradictoires pour un seul et pauvre auxiliaire de temps! Plus admirable est le travail sur la ponctuation et les répétitions qui, scandées, vont sans doute créer une musique belle aux oreilles des spectateurs. L'écrivain développe ainsi un théâtre de l'absurde: son texte n'est guère porteur de sens, pas plus en tout cas que ces conversations avinées que nous avons toutes et tous eues un jour. Ce qui invite à y chercher autre chose. De la musique avant toute chose, tiens...

Le dispositif de mise en scène lui-même peut surprendre, dans ce qu'il peut avoir d'inutile: il faut un piano sur scène, mais il n'en sera guère fait usage, a priori: il n'est pas certain que les comédiens jouent eux-mêmes la vingt-cinquième variation Goldberg de Jean-Sébastien Bach, volontiers citée.

Il en résulte une impression bizarre: alors que le lecteur suppose qu'il lit du théâtre, il se retrouve en présence d'un texte à la mise en page travaillée, avec des retours à la ligne astucieux et des minuscules en début de phrase. Certes, cela suggère un rythme; mais comment rendre cela sur scène? Et enfin, deux questions demeurent: où est la valse, où sont les cyprès? 

... et un départ vers des mots en musique pure...
Déjà secoué par ce premier texte, le lecteur se trouve avec "Sans partir" en présence d'un monologue qui confine à la poésie, ce que confirment les jeux de mise en page, encore plus travaillés que dans "Valse aux cyprès": on voit par exemple un joli cul-de-lampe en page 125. "Sans partir" se lit comme un long poème dont le sens apparaît parfaitement secondaire (c'est l'histoire d'un mec dont l'esprit bat la campagne, qui bande, qui a des attirances et erre sur les rives du Léman vers Lausanne...): encore une fois, la musique prime, marquée par les blancs typographiques entre autres. Cela, même si elle apparaît parfois longuette, par exemple lors de la litanie de mots qui commence en page 104.

"Un mec qui bande"? Ce n'est donc pas par hasard que "Sans partir" cite de temps à autre des extraits du "Cantique des cantiques", fameux poème érotique biblique. On reconnaît aussi des extraits des Béatitudes! Ceux-ci seront dits sur scène par le comédien, certes. Mais que fait-on des bouts de phrases biffés? Dire ou ne pas dire, manifester autrement, par exemple par une astuce visuelle? L'auteur n'en dit rien, laissant le comédien faire ce qu'il veut. Le spectateur vit cela de façon naturelle; le lecteur, lui, s'avoue perplexe.

... pour un couple familier!
"Automne" est peut-être la pièce la plus classique, la plus aisée à aborder de ce recueil, la plus proche aussi de l'idée qu'on se fait d'une pièce de théâtre pure. Elle met en scène deux vieillards. Là, l'auteur ne peut plus se cacher derrière les grandes théories à deux balles de "Valse aux cyprès" ou les hallucinations abstruses de "Sans partir": un homme et une femme qui se parlent, comme dans "Automne", c'est du franc, de l'humain brut de brut. Avec des gens qu'on connaît, ou qu'on pourrait connaître.

Et cette pièce aurait pu s'intituler "En attendant Ödön von Horváth", tant il est vrai qu'on cause en attendant le spectacle, dans une variante du théâtre dans le théâtre bien observée et qui inclurait les spectateurs. Le lecteur comme le spectateur marié se reconnaîtront dans les piques que s'envoient deux personnages qui ont tout vécu ensemble. S'aiment-ils encore? L'auteur pose la question, y répond en fin de texte de manière positive. Et comme le personnage d'"Elle" est une lettrée, la littérature d'ailleurs s'invite dans "Automne" – qui d'ailleurs se passe au printemps: c'est bien de l'automne de la vie qu'il est question.

C'est entre "Elle" et "Lui", au fil de la pièce la plus classique du recueil de Julien Mages, que le lecteur de "Valse aux cyprès" ressent le mieux la profondeur crédible qu'il peut y avoir entre deux humains: ce n'est que dans cette pièce que les personnages ne donnent pas l'impression d'avoir été réunis ou plantés sur scène par hasard. Douces ou amères, sincèrement passionnées, les ambiances de "Automne" constituent le moment d'humanité à la fois tendue et amoureuse susceptible de terminer un livre qui, pour le lecteur, aurait pu faire oublier jusque-là que l'écrivain et dramaturge a aussi un cœur. Ouf!

Julien Mages, Valse aux cyprès, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.

Le site de L'Age d'Homme, celui de Julien Mages.

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