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dimanche 30 septembre 2018

Dimanche poétique 369: Bernard Waeber

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Le matin s'éveille
avec l'odeur du café
et ton premier soupir
comme seul horizon.

La radio gazouille
un faux départ.
Le compte à rebours 
reprend son chemin
entre tes bras.

Je me demande
si je rêve
ou si trêves
quand tes mains
pensent à moi.

Bernard Waeber (1948- ), Les petits pas, Lyon, Les Editions Baudelaire, 2016.

vendredi 28 septembre 2018

Génération désenchantée et harcèlement scolaire du côté d'Amsterdam

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Elodie Glerum – J'ai repéré l'écrivaine Elodie Glerum dans le cadre du concours littéraire de la ville de Gruyères, où elle s'est illustrée il y a quelques années. Depuis, elle a fait du chemin: un roman intitulé "Erasmus" aux Éditions d'Autre part, et maintenant "La Constellation des naufrages", aux éditions L'Age d'Homme. Une première occasion de la lire, enfin! Porté par une écriture moderne qui, certes soignée, ne recule jamais devant les mots canailles ou à la mode en phase avec ses personnages, ce dernier opus dessine à traits précis le désenchantement de jeunes presque-trentenaires, dans une ville qui, sans être jamais nommée, paraît être Amsterdam. Une ville où cette membre du collectif AJAR vit aujourd'hui.


Nous voici en présence de personnages qui avoisinent la trentaine, c'est-à-dire le moment où l'on s'installe, où l'on a un premier ou un deuxième emploi, où l'on passe cadre peut-être, où l'on devient peut-être parent – même si dans les faits, les personnages dessinés par l'écrivaine n'ont pas cette générosité. C'est aussi le moment où l'on a déjà renoncé à certains idéaux de jeunesse. La scène d'ouverture du roman, évoquant l'aviron pratiqué par Laurens, personnage clé du livre, est à ce titre révélatrice: un sport avec peu de débouchés, méconnu, dans lequel Laurens, si bon qu'il soit, est condamné à être obscur. Un sport nautique aussi, qui offre des possibilités de naufrage qui font écho aux naufrages de l'existence. Adieu la gloire, bonjour l'ensablement dans un emploi dans une banque: on échoue dans tous les sens du terme, mais c'est grassement rétribué, ce qui permet de faire illusion.

Peu à peu, c'est la vie amicale et sentimentale de Laurens qui est mise en scène, radiographiée avec force détails, au fil de chapitres qui ne reculent pas devant le flash-back: il y aura les défunts bien sûr, mais aussi les copines, observées avec un recul qui les rend fort ordinaires, et les amis du lycée. Importants, ceux-là! Les amis disparus trop vite, comme les copains de lycée, annoncent le cœur de l'intrigue de "La Constellation des naufragés".

En effet, alors que Laurens vit une existence sans remous avec Jacqueline, une thésarde impeccable, voilà qu'une vieille histoire de harcèlement scolaire refait surface, sous la forme d'un livre écrit par la mère d'un gars qui, poussé à bout, s'est suicidé au temps de son adolescence. Souci: Laurens et ses amis pourraient bien être les harceleurs. Bien sûr, l'auteure ne les accuse pas frontalement; mais ses personnages fonctionnent de manière telle qu'ils s'accusent eux-mêmes: comportements inappropriés, fuite en avant, stratagèmes, mouvements d'humeur impossibles à expliquer autrement que comme des aveux de culpabilité.

L'auteure, dès lors, explore avec succès la ficelle du secret inavouable, qui occupe soudain toute la place jusqu'à exploser à la figure de ceux qu'il concerne. Peu à peu, il en résulte des pages tendues comme des cordes à piano, démontrant en particulier la dérive de Laurens, premier concerné par cette affaire: on le voit perdre son crédit au travail, perdre sa copine, perdre ses amis (prise de distance, suicide). Cela, alors que l'alcool colonise ses veines. Surtout, le poids du secret rend évidents, jusqu'à l'extrême, les défauts du bonhomme. Il assume une certaine arrogance, un cynisme assumé: "Je préfère susciter la haine que l'indifférence", confirme-t-il.

Sexe, alcool, aisance matérielle, jeux vidéo, semestres Erasmus dilapidés en divertissements: on pourrait dire que les personnages de "La Constellation des naufrages" met en scène des gens qui ont tout pour être heureux. Pourtant, il n'en est rien: l'individualisme les étouffe. Autour d'une intrigue construite de manière classique autour d'un secret qui gonfle jusqu'à exploser à force d'être devenu trop lourd à porter, l'écrivaine dessine le portrait d'une génération aisée et blasée, incapable de trouver un sens à sa vie ou condamnée à se trouver des substituts: on pense là à Eddie, geek radical macérant dans sa crasse, ou à la relation amoureuse en demi-teinte qui unit Jacqueline et Laurens, bien loin des contes de fées.

C'est que les fées sont bien mortes dans l'univers décrit par l'écrivaine; le gros rock faussement rebelle et vraiment récupéré par le commerce, néerlandais ou international, cité avec une précision qui apparaît comme de l'érudition (à propos, l'écrivaine convoque aussi les "Lettres à Lucilius" de Sénèque, rappelant des vérités classiques qu'on a un peu oubliées), a pris leur place pour fabriquer des souvenirs et des émotions de pacotille chez les personnages de ce roman – des personnages qui, à trente ans à peine, prisonniers de certains choix et, cela affleure par moments, d'un conditionnement culturel empreint de calvinisme, paraissent paumés dans le grand bain de la vie.

Elodie Glerum, La Constellation des naufrages, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.

mercredi 26 septembre 2018

Gruyères: des livres, des contes et une dictée!

Gruyères – La rituelle Fête du livre et du papier a lieu pour la deuxième fois de son histoire en automne, le week-end prochain. Vous aimez les livres anciens, le vieux papier? Vous y serez les bienvenus. Vous adorez les dictées? Alors vous y serez à la fête. Les dates? Samedi 29 et dimanche 30 septembre 2018. C'est tout bientôt, et c'est dans la cité comtale de Gruyères!

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Côté livres, voici ce qui vous attend: la crème des bouquinistes vous proposera le meilleur de son fonds de commerce, sans doute avec un fort tropisme du terroir fribourgeois, voire gruérien: amateurs de syllabaires et de gravures anciennes, vous trouverez sans doute votre bonheur (comme sur la photo de droite, signée Alain Wicht - 2017). Les enfants goûteront par ailleurs la traditionnelle chasse aux livres du dimanche. Enfin, et ça compte, la Société fribourgeoise des écrivains, que j'ai l'honneur de présider, tiendra son stand traditionnel. Ses membres y dédicaceront leurs ouvrages. Vous pouvez prendre connaissance du plan des présences ici; je vous invite instamment à venir nous saluer.


Autre ligne de conduite: la Fête du livre de cette année est placée sous le signe des contes et légendes.  Outre les livres, il y aura donc des veillées de contes pour les petits et les grands le samedi. Le thème sera familial pour la première veillée, à 18 heures; elle sera horrifique pour la deuxième, à 21 heures. L'entrée est libre, chapeau à la sortie, pour la collecte.

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Enfin, la Fête du Livre de Gruyères est indissociable de sa "dictée de Louis", ainsi nommée en hommage à son créateur, feu Louis Vial. Elle aura lieu dimanche 30 septembre à 14 heures au restaurant "La Fleur de Lys", au cœur de la cité de Gruyères. C'est votre serviteur (en gilet, tout à gauche; et de gauche à droite: Laurent Coos et Didier Leuenberger) qui en a rédigé le texte, posant çà et là plus d'un aimable piège linguistique... Je vous invite à venir tester votre orthographe à cette occasion; qu'on se le dise!


Toutes les informations détaillées figurent sur le site Internet de la Fête du livre et du papier, et c'est ici que ça se passe. Bienvenue!

mardi 25 septembre 2018

Rentrée littéraire ou rentrée scolaire: "Adieu, Monsieur le Professeur..."

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Tiffany Jaquet – "Dernière rentrée": voilà bien le livre qu'il faut lire en cette période de rentrée scolaire et littéraire. Le deuxième roman de l'écrivaine suisse Tiffany Jaquet est un ouvrage polyphonique solidement structuré et profondément humain qui plonge dans les classes difficiles de l'enseignement secondaire, quelque part en Suisse sans doute. Au cœur du récit, il y a le professeur André Clottu, qui joue un rôle de pivot.


Un premier chapitre pour planter le décor? Après l'épilogue, la romancière n'y coupe pas. Cela lui permet de montrer le contraste entre une école réputée aisée, le collège secondaire Benjamin-Constant, et une école considérée comme défavorisée, le collège (se)con(daire) de Pré-Fleuri (parce que même l'enseigne de l'établissement scolaire, déglinguée, est dépourvue de fierté – c'est bien observé!). Pour un lecteur suisse, c'est presque une surprise: alors qu'il considère que toutes les écoles de son pays, ou au moins de son canton, diffusent un savoir de qualité analogue (merci Harmos!), le voilà placé face à des différences de niveau dont on ne parle jamais. Et l'auteure force le trait...

C'est que la classe "DER1" (pas besoin d'explication, cette classe, c'est la der des ders! Mais l'auteure s'amuse à faire quelques jeux de mots grinçants pour donner un sens à ce sigle) recèle, d'une manière extrême, une petite dizaine de personnages en situation d'échec scolaire sévère. Ce sont eux qui vont donner, chacun à leur tour, son épaisseur à ce roman. L'auteure leur confère en effet une véritable personnalité, associée aux passions et aux contraintes de ces jeunes gens et jeunes filles, et dessine, au fil des personnages, un éventail des causes de l'échec scolaire: contraintes familiales, dépendances, passions qui distraient (Bob Marley, par exemple), petite délinquance, profil de migrant de fraîche date, mal-être indissociable de l'adolescence. Un sacré concentré!

Mais "DER1", c'est aussi une clé pour savoir pourquoi, au début du roman, un coup de pistolet a été tiré. Pour qui cette classe est-elle "la der"? Pour les élèves, appelés à plonger dans le monde du travail, ou pour l'enseignant, qui s'apprête à prendre sa retraite? Le lecteur comprend assez vite qu'André Clottu traîne son propre secret, lourd et violent. Classe difficile, passé inavouable: l'un des enjeux du roman, et c'est tendu, consiste à se demander si André Clottu finira l'année face à sa classe, alors que tant d'autres enseignants ont fini par rendre les armes après quelques mois.

Par une narration polyphonique qui donne la parole à chacun des élèves, l'écrivaine fait émerger des individualités de façon réussie: même les élèves les plus détestables, ceux qui fomentent des mauvais coups dans la classe et empoissonnent l'ambiance, ont quelque chose de profond à dire. Mais si l'auteure révèle toutes ces individualités, elle excelle aussi à donner vie aux dynamiques qui traversent une classe. Le lecteur sera donc en prise avec les élèves qui manigancent entre eux et testent l'enseignant, avec ceux qui se rapprochent de façon surprenante, avec ceux qui sont toujours absents parce qu'il y a toujours quelque chose de plus important que l'école – la famille, par exemple, ce beau piège.

L'épilogue se présente comme un hommage modeste et solennel à l'enseignant André Clottu, qui n'aura guère profité de sa retraite. Globalement, on y croit, même si l'on ne comprend pas forcément pourquoi les élèves ont les mots de respect qu'ils prononcent finalement: alors que tous se déclarent touchés, certains paraissent n'avoir rien eu à faire, ou presque, du bonhomme en cours d'année scolaire. Mais soit: au terme des mois de l'année qui sont autant de chapitres et d'élèves, ces derniers offrent au lecteur un ultime regard sensible sur leur enseignant. L'issue est attendue, du coup: celui-ci les a changés, qu'ils se l'avouent ou non, et la romancière dessine cela avec attention. Et du coup, l'on a envie, pour saluer André Clottu qui n'est pas un ange mais a quand même cherché à inculquer quelques principes durant toute sa vie, d'entonner avec Hugues Aufray: "Adieu, Monsieur le Professeur, on ne vous oubliera jamais...".

Tiffany Jaquet, Dernière rentrée, Lausanne, Plaisir de lire, 2018.

Le site de Tiffany Jaquet, celui des éditions Plaisir de lire.

dimanche 23 septembre 2018

Dimanche poétique 368: Benjamin Jichlinski

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

La belle saison

      L'automne est là et tu es assis en sage,
Contre le tronc bienveillant d'un arbre puissant,
Tu cours ta vie recelant de belles images.
Devant toi, une rivière va. Pour longtemps.

       Le renard raille les hirondelles en retard.
Elles volent et s'en vont à l'horizon vermeil
De ce ciel teint par un faible soleil qui saigne.
Le vent s'abat sur ces arbres trop fragiles
Qui, autour de toi, lancent des ombres viles.
Fantômes tournoyant, visions de cauchemars.

       Un froid noir et perçant glace ton épiderme
Ces formes sombres accourent et semblent t'étrangler,
Dansant, joyeuses, elles te voient suffoquer.
Tes yeux devenus trop faibles à jamais se ferment.
Des masses de feuilles mortes tombent à tes pieds,
Sombrant dans un rouge les ayant étouffées,
Apaisé tu baignes dans ce lac monotone...
– Et ce rouge n'est pas celui de l'automne...

Benjamin Jichlinski (1990- ), En mal de fleurs, Paris, Société des écrivains, 2012.

samedi 22 septembre 2018

Claire Genoux, s'apprivoiser à l'orée de la forêt

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Claire Genoux – À l'orée d'une forêt, vit une famille guère nommée où Lynx a vu le jour. "Lynx": c'est ce personnage, devenu jeune homme, qui donne son nom au dernier roman de l'auteure suisse Claire Genoux. Le décor est simple: une buvette d'altitude, la maison d'enfance et la forêt. Et la ville, au loin. L'auteure exploite ces lieux pour faire évoluer un nombre réduit de personnages, dans un souci de les explorer à fond et de percer quelques secrets.


Le lecteur est d'entrée frappé par le style de l'auteure. Plus qu'un style, c'est une voix: des phrases chantournées, sensuelles, parfois torturées pour mettre un mot en évidence, ou une expression. La ponctuation contribue aussi au rythme de l'écriture, de même que ces retours à la ligne soudains, qui évoquent la poésie. Rien de trop pourtant dans cette écriture, sobre et taillée au plus juste. C'est que Claire Genoux est poétesse. Comme Lilia, l'un de ses personnages.

Lilia et Lynx: "Lynx", c'est surtout l'histoire de l'approche entre deux personnages que tout rapproche, sauf peut-être leur difficulté à se laisser aller. Ils ont des points communs: l'une et l'autre ont été battus, par un père intransigeant ou par un mari invivable. Lilia a par ailleurs un enfant en bas âge. Qui est le père, d'ailleurs? Le doute est permis, et sans l'excuser, la vérité suggérée explique la violence du violent Marzio.

Les doutes sont également présents en ce qui concerne le décès du père de Lynx, mort des suites d'un accident de bûcheronnage. Accident, vraiment? Là aussi, l'auteure entretient le doute, suggère même, par le biais d'une police peu empressée à mener l'enquête, qu'il vaut mieux douter, laisser planer le brouillard – justement, il y avait du brouillard le jour de l'accident. L'accident était-il un homicide? Il est permis de le penser aussi. Ce qui est certain, c'est que l'auteure ne cache rien de ce que cette mort peut avoir d'abominable, montrant les tripes à l'air qui suppurent, comme pour souligner la déchéance d'un personnage qui a tout du paterfamilias tout-puissant voire violent.

Quant à Lynx, c'est autour de lui que tourne ce roman, et l'auteure dessine son portrait, celui d'un garçon franchement sauvage (donc judicieusement nommé), taiseux (les dialogues sont rares dans le livre, pour ne pas dire inexistants), peinant à respecter des règles de société telles que la ponctualité. A ce titre, son alter ego, Didier, qui tient la buvette et cadre parfois Lynx, joue un rôle de contraste en le cadrant. Lynx, c'est aussi l'un des personnages qui n'ont pas de vrai prénom dans ce roman, à l'instar de Père et de Maman – ce qui les distingue de ceux qui ont un prénom et semblent, du coup, bien ordinaires, voire interchangeables à l'instar des filles de la ville: "Les Rachel, les Anélia et les Véro ont toujours quelque chose qui leur tombe de la bouche, des phrases toutes faites et des formules." (p. 24). 

Mais Lilia, c'est différent. Et par la plume, elle apparaît comme le double de la mère de Lynx, une mère dont le prénom sera, on l'apprend en fin de roman, Lily-Anne: cette mère a écrit, comme Lilia, qui écrit la vie de Lily-Anne avec passion, comme pour conjurer un passé. Cela contribue au rapprochement avec Lynx, alors qu'autour d'elle, les hommes sont généralement pragmatiques, peu portés sur l'écriture littéraire, jugée inutile – on pense à Marzio, bien sûr, mais aussi à Père: "Père n'aimait pas qu'elle s'enferme seule au premier pour faire de l'écriture et des poèmes dans des carnets tout sombres, qu'elle ait comme ça sur elle cette vue, depuis l'intérieur, cet espace pour s'installer. Père, ça le porte à l'agressivité, ça lui donne les nerfs ces moments de pause qu'elle s'accorde, qui sont pris sur le temps du ménage et du maintien de la maison"(p. 28).

Et puis il y a la moto, le rêve d'un voyage au Maroc. Une volonté de se fuir soi-même? En tout cas, cela représente l'envie de fuir un monde oppressant, celui de la maison d'enfance, où Lynx a vécu une enfance sans tendresse que le lecteur découvre peu à peu. Mais Lilia est là, avec l'enfant, l'écriture et l'amour, et l'approche avec Lynx a tout d'un apprivoisement réciproque, tant des corps que des esprits. Et en fin de roman, l'auteure laisse l'histoire d'amour commencer... sans la raconter: après tout, peu importe. L'essentiel, après tout, c'est le chemin pour y arriver.

Claire Genoux, Lynx, Paris, José Corti, 2018.



Le site des éditions José Corti.

mercredi 19 septembre 2018

Jeanne Hébuterne, un destin de femme

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Olivia Elkaim – Derrière tel ou tel grand homme de l'art, il arrive qu'il y ait une femme. C'est le cas d'Amedeo Modigliani et de Jeanne Hébuterne, couple aussi fugace qu'important dans l'histoire de l'art. L'écrivaine choisit de donner la parole à Jeanne Hébuterne dans un roman sobrement intitulé "Je suis Jeanne Hébuterne". Une sobriété importante: elle annonce la simplicité directe du propos au fil des pages, une simplicité qui met à nu les tourments de l'âme de Jeanne Hébuterne, la narratrice.


Rien ne saurait mieux résumer, en effet, le propos de ce roman que son titre et son incipit: "Hier soir je suis tombée amoureuse d'Amedeo Modigliani.". En deux phrases, tout est dit: à la fois l'affirmation de soi par le personnage de Jeanne Hébuterne, qui annonce une écriture assertive, sûre d'elle, et le doute qu'installe un sentiment neuf pourtant affirmé: avant Amedeo Modigliani, Jeanne Hébuterne a toujours su écarter les fâcheux et les amateurs sans grâce. Mais dès qu'il est là, la donne change.

Une famille oppressante
"Je suis Jeanne Hébuterne" est le roman de la naissance aux sentiments d'une femme. Celle-ci ne connaît guère que les sentiments familiaux, et l'auteure en souligne la lourdeur: marqués par un catholicisme pratiqué de façon étriquée, ces sentiments sont marqués par le poids oppressant des convenances, et aussi par la peur (en particulier envers la mère) et les interdits implicites qui frappent certaines relations.

De ce point de vue, le frère de Jeanne Hébuterne, André, est un personnage intéressant: de bout en bout du roman, il joue le rôle de mauvaise conscience intransigeante de la jeune fille. Un rôle crédible, légitime même: élevé dans un catholicisme strict, il part à la guerre et n'accepte pas, dès lors, que sa propre sœur mène la vie de bohème alors qu'il risque sa vie sur les champs de bataille de la Première guerre mondiale. André, c'est l'amour fraternel, qui ose dire ce qui ne va pas chez l'autre; mais c'est aussi un sentiment exclusif, pas très sain, qui confine à l'inceste. Et du point de vue romanesque, c'est un facteur de tension.

Une coupable parmi les innocents
Vie de bohème? En décrivant par exemple une nuit de carnaval, l'auteure démontre avec brio l'existence frénétique des artistes-peintres qui ne sont pas partis au front et s'amusent à Paris: la misère est certes leur compagne, mais la prodigalité les prend à la moindre rentrée d'argent.

Autour de Jeanne Hébuterne et d'Amedeo Modigliani, l'auteur place des personnages tels que Chaïm Soutine ou Kiki de Montparnasse. Ces artistes se fichent de la guerre. Indirectement impliquée, ne serait-ce que du fait de son frère parti au front, Jeanne Hébuterne se sent coupable de les côtoyer, mais ne peut s'en empêcher. La romancière explore aussi cette tension.

"Je suis Jeanne Hébuterne": éclairages
L'écriture de "Je suis Jeanne Hébuterne" est celle d'un faux journal, rythmé par des dates grossières (mois, années). C'est là la seule manière de narrer de façon crédible l'histoire d'une femme qui, on le sait, se suicide à la fin du récit. Ce choix d'une forme "journal" approximative permet à l'écrivaine de donner une voix à son personnage, qui raconte en somme son autobiographie "de l'intérieur". Il s'avère que cette voix aime les phrases courtes, directes, bref: la simplicité d'une énonciation au jour le jour, faite par une jeune fille d'extraction petite-bourgeoise, qui parle bien.

Plusieurs fois, la narration énonce "Je suis Jeanne Hébuterne", et à chaque fois, la résonance est différente: cette affirmation semble venir tantôt d'une femme amoureuse, tantôt d'une artiste, tantôt d'une conjointe. On voudrait que cela soit simple; mais l'auteure dessine régulièrement les obstacles qui s'opposent au personnage de Jeanne Hébuterne.

On relèvera aussi, à deux ou trois reprises, l'utilisation du mot "interstices" (p. 147, entre autres). Ce n'est pas anodin, si l'on pense au roman "L'art des interstices" de Pierre Lamalattie: il est permis de considérer que Jeanne Hébuterne, artiste-peintre, reste telle ces plantes des forêts condamnés à chercher la lumière à travers les interstices que leur concèdent les grands arbres. Et qu'Amedeo Modigliani, lui, émerge soudain, mourant au moment où il commence à faire de l'ombre.

Un destin de femme
Et puis, l'auteure souligne les aspects spécifiquement féminins du parcours de Jeanne Hébuterne. On la verra donc enceinte, un médecin lui proposera de façon discrète mais peu élégante d'aller trouver une avorteuse, et Jeanne Hébuterne s'avère une mauvaise mère, en tout cas en fonction des injonctions de l'époque.

De façon moins intime, à coups de réflexions obliques, l'auteure dessine aussi le regard que les gens des années 1916-1918 portent sur les femmes qui veulent devenir artistes: "Les filles qui font de la peinture, c'est pire que les peintres du dimanche. Elles ne domptent pas leurs nerfs, comment pourraient-elles maîtriser un pinceau?", lit-on par exemple en page 10. Tiraillée entre les différentes contraintes de son vécu, Jeanne Hébuterne ne parvient d'ailleurs pas à donner toute la mesure de son talent. Cela la poursuivra jusqu'à la mort, voire au-delà: n'étant pas correctement mariée avec Amedeo Modigliani, elle ne saurait avoir les droits qui reviennent à une épouse légitime. Montrant ce que la mort sépare, l'épilogue a quelque chose de terrible.

"Je suis Jeanne Hébuterne", c'est le portrait d'une femme en proie aux vertiges de l'amour, mais aussi celui d'un mode où l'on essaie de vivre malgré la guerre, relaté d'une façon directe qui contribue à l'intensité de ce roman.

Olivia Elkaim, Je suis Jeanne Hébuterne, Paris, Stock. 2017.


Le site de l'éditeur.

dimanche 16 septembre 2018

Dimanche poétique 367: Elsa Piller

Idée de Celsmoon.

Lettre aux étoiles

Petites étoiles, 
Dorées et brillantes, 
Venez poser un voile 
Sur notre terre tremblante. 

Refrain:
La mort était en blanc,
Elle a pris son temps.
Mais quand elle est arrivée,
Elle m’a enlevé.

Lointains astres luisants 
Eclairez les anges.
Ils viennent vers les gens
Que la mort démange.

Lueurs éternelles, 
Penchées sur la terre, 
Veillez dans notre ciel 
Sur notre route précaire. 

Dernier refrain et coda:
La mort était en blanc,
Elle a pris son temps.
Mais quand elle est arrivée,
Elle m’a enlevé
Pour aller voir
La face cachée de la lune.

Elsa Piller. Source: Poésie.webnet.

jeudi 13 septembre 2018

Une femme à la peau et au cœur tendres

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Anne-Frédérique Rochat – L'existence d'une jeune femme dite en mots minutieux, les sentiments qui s'expriment de façon incontrôlée dans un monde banal voire décrépit: en se plongeant dans "Miradie", le dernier roman d'Anne-Frédérique Rochat, le lecteur peut être tenté de se dire qu'il lit une romance à petits pas, fort sensuelle à l'occasion, dont le centre est ce fameux personnage de Miradie. Impression trompeuse...

Un portrait de femme
Miradie, donc. L'auteure construit avec cette jeune femme un très beau personnage féminin, en ce sens qu'il parvient à émouvoir en dépit de son apparente banalité. Voyons: Miradie est réceptionniste dans un hôtel trois étoiles qui se déglingue, elle côtoie depuis toujours un ami nommé Patrice et tombe soudain amoureuse de Benoît.

C'est aussi une jeune femme à l'esprit rêveur, un peu cœur d'artichaut, introvertie, capable de partir dans les limbes à tout moment – ce qui donne quelques moments d'introspection ou de songe rythmant le roman. Présentée comme assez zen, capable de s'abstraire d'elle-même, elle sort quand même à plus d'une reprise de ses gonds, ce qui peut paraître contradictoire; mais globalement, elle prend aussi beaucoup sur elle. Ce qui est précieux quand on travaille au front, dans un hôtel dont tous les clients sont mécontents.

Romance? Oui, mais...
Face à Miradie, il y a deux personnages d'hommes. D'un côté, il y a l'ami Patrice. L'écrivaine dessine là, tout en finesse, un complicité solide, même si elle a ses non-dits: cette complicité trouve ses limites dès lors que l'un des deux personnages évoque la possibilité d'un amour accordé à un tiers ou à une tierce. L'auteure suggère qu'il y a peut-être de l'amour entre eux; mais cela ne sera jamais avoué. On reste dans quelque chose d'éthéré, de platonique, de trouble aussi: l'écrivaine joue les équilibristes. On se donne la main, on se claque six fois la bise, mais ça ne va pas plus loin. Pourtant, le lecteur aimerait bien...

Et de l'autre côté, par contraste, le lecteur adorera détester Benoît, archétype du tendeur qui a une fille dans chaque port. Les ficelles sont grosses, le bonhomme apparaît comme pas finaud pour deux sous, pour ne pas dire goujat, l'auteure s'amuse follement à forcer le trait – quitte à ce que cela fasse l'effet d'un coup de clairon dans un quatuor à cordes. Pourtant, Miradie est fascinée; l'auteure s'en donne à cœur joie, du coup, en caricaturant les figures imposées de l'amour: les fleurs offertes, les SMS qu'on attend et qui n'arrivent pas, les pensées obsédantes, les compliments grossiers.

Mais alors que Patrice a trouvé une compagne aux sentiments francs (et sort donc du roman), se profile une troisième compagnie, surprenante parce qu'elle sort des habitudes: la solitude assumée et appréciée. Dès lors, l'hôtel peut fleurir à nouveau, retrouver des couleurs, et Miradie peut trouver la force de dire "non" au personnage factice de Benoît. Dès lors, en des temps où l'on valorise le couple, où le célibat est suspect, "Miradie" se termine sur la possibilité d'une vie libre de toute attache sentimentale, et néanmoins assez heureuse.

Quelques lignes en arrière-plan
"Miradie" est traversé par cette image de la peau de Miradie qui devient fine et s'effrite. L'auteure suggère avec adresse que ce n'est peut-être pas vrai, notamment en convoquant l'avis des médecins. Incertitude? Il est permis de se demander quel est le sens de cette image cutanée: être excessivement vulnérable à ces sentiments qui font voler des papillons dans le ventre, est-ce une fragilité? Dès lors que Miradie assume sa solitude, sa peau retrouve certes toute sa solidité. Comme si ce personnage avait retrouvé son point d'équilibre et le moyen d'être enfin en paix avec lui-même.

Curieusement, l'hôtel suit la même courbe. Sa décrépitude persiste tant que Miradie ne s'est pas trouvée, ce qui donne lieu à quelques pages qui font sourire tant elles rappellent les embrouilles que chacun a pu avoir lors d'un séjour à l'hôtel: araignée dans la chambre, petits-déjeuners pas frais, éclairage en panne, gérance et direction absentes. Méticuleuse, l'auteure n'en manque pas une; mais l'établissement finira par retrouver une certaine splendeur, à l'instar de Miradie – qui a tendance, bien qu'elle s'en défende, à s'identifier à cet hôtel où elle travaille: l'un apparaît dès lors comme l'image de l'autre.

Et puis, il est impossible de passer sous silence le personnage de la tante de Miradie, Sylvanna, qui apparaît comme une sorte de marâtre qui aurait du cœur. Le lecteur aura des sentiments ambivalents envers elle: on entre là dans des relations familiales faussées où une nièce doit tout à cette tante qui l'a élevée parce que les parents sont morts dans un accident d'avion (un élément un brin sous-exploité d'ailleurs), ce qui l'empêche de développer une personnalité clairement assertive, une capacité à s'affirmer naturellement. Mais Sylvanna a elle-même ses zones d'ombre, et le lecteur ne peut que s'émouvoir au moment où tante et nièce discutent de leur vie sexuelle, chacune avec ses mots à elle.

Délicat, tout en demi-teintes, "Miradie" est le portrait d'une femme d'aujourd'hui, volontairement présentée comme parfaitement ordinaire, attachée à ses habitudes et à ses amis, sensible aussi – ce que pourrait justement suggérer cette peau peut-être trop fine. Le portrait est sensible; mais il sait aussi être drôle, en deux ou trois scènes particulièrement croustillantes. Ce qui suggère qu'en somme, "Miradie" est un arc-en-ciel de sentiments et de moments.

Anne-Frédérique Rochat, Miradie, Afin, Luce Wilquin, 2018.

Le site des éditions Luce Wilquin, celui d'Anne-Frédérique Rochat.



Sur Pierre-Nicolas Chenaux, insurgé et révolté gruérien, à la veille de la Révolution française

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Serge Kurschat – Sur les traces de l'insurgé Pierre-Nicolas Chenaux, c'est un épisode d'histoire très locale que l'historien français Serge Kurschat relate. Le cœur de l'action se situe en effet entre la Gruyère et Fribourg, contrées antagonistes de toujours. Son étude historique "Pierre-Nicolas Chenaux, le révolté gruérien" est cependant précieuse, en ce sens qu'elle place un soulèvement local, survenu en 1781, dans la mouvance plus large des révolutions qui ont marqué l'histoire du monde à la fin du dix-huitième siècle.


Pierre-Nicolas Chenaux, en portrait et en action
Le cœur de l'ouvrage est constitué, bien sûr, par la personnalité de Pierre-Nicolas Chenaux. Le portrait s'avère double, à la fois statique et dynamique, l'auteur ayant pris soin de construire son étude en deux parties.

La première montre l'homme Chenaux, personnage au caractère marqué par un esprit contestataire affirmé, homme d'affaires sans cesse contrarié dont les vicissitudes réitérées, quasi romanesques, peuvent faire sourire: import de blé, tannerie, commerce de bois, tout échouera. Jamais de la faute de l'homme, cependant: l'historien montre, en usant d'arguments aussi originaux que les conditions météorologiques ou les vicissitudes économiques des années en question, que Pierre-Nicolas Chenaux a surtout joué de malchance dans ses entreprises successives.

Derrière ce bonhomme à la tête d'une famille nombreuse, cependant en rapports difficiles avec sa belle-famille, se profile déjà le meneur d'hommes, capable de conduire une émeute. L'un des intéressants apports de l'étude est de préciser le rôle de Pierre-Nicolas Chenaux dans l'insurrection qu'il a menée, alors que d'autres auteurs ont cherché à ramener son rôle à celui de simple bras armé d'éminences grises telles que l'avocat Jean Nicolas André Castella. En particulier, Serge Kurschat réfute les points de vue jugé orienté de l'historien Pierre de Zurich (1881-1947) en la matière. D'un point de vue plus général, l'auteur dessine le portrait de l'entourage proche de Pierre-Nicolas Chenaux – des personnages pas toujours très recommandables, apparemment, eux aussi habitués des cabarets (on pense à l'aubergiste Jean-Baptiste Gremion, dit Catogan), des tribunaux, voire des geôles.

Le portrait d'une époque
En quoi une bande de ruraux déterminés mais mal structurés, désireuse d'en découdre avec les patriciens de la ville, est-elle historiquement intéressante? L'auteur assure brillamment la mise en contexte de cette aventure: elle n'est pas née de nulle part. Sa vision est double.

Il y a d'une part l'émergence bien connue des idées nouvelles, celles des Lumières. Elles se diffusent un peu partout, y compris dans les régions les plus reculées, par le biais par exemple de personnes qui font des études loin de chez elles avant de revenir au pays. L'historien le démontre: Pierre-Nicolas Chenaux a été en contact avec les idées des Lumières, de même que plus d'une personne de son entourage, ayant étudié en France. A l'international, ces idées ont déjà suscité la révolution américaine (1776) et d'autres soulèvements, en attendant 1789 et la Révolution française. A ce titre, le mouvement de Pierre-Nicolas Chenaux apparaît comme pionnier.

Mais l'auteur met aussi en évidence les éléments qui, au niveau tout à fait local, ont préparé l'insurrection. Il explique les tenants et les aboutissants d'un patriciat en fin de course, désireux de se réformer sur le dos des populations rurales. C'est le choc de deux cultures juridiques: celle du droit coutumier, oral et parfois obscur, qui régit le monde rural, et celle d'un droit codifié qui tend à tirer les couvertures à soi. Ce que démontrent l'envie des patriciens de Fribourg de réduire le nombre de jours fériés religieux, ou l'affaire du bois de Sautaux, litige économique essentiel concernant l'exploitation forestière. Si le poète Pierre Gremaud et le musicien Henri Baeriswyl l'ont mis naguère en musique dans "La Trême à vau-l'eau", l'historien met sur cette affaire des mots clairs, analysant avec précision les tenants et les aboutissants d'un conflit né d'une appréciation différente de clauses qu'on aurait crues claires.

Une large documentation
Insurrection ou révolution? L'auteur interroge le vocabulaire. Relevant que des soulèvements tels que celui de Pierre-Nicolas Chenaux ne sont pas rares en ce temps-là, rappelant aussi qu'ils sont le plus souvent voués à l'échec en raison d'une organisation quand même déficiente, il se montre réticent à parler de révolution. Et du coup, quitte à ramener le mythe à des dimensions moindres, il préfère parler d'insurrection. Quant à Pierre-Nicolas Chenaux, c'est un "révolté": un homme qui a l'esprit de contestation, habitué des tribunaux et des grands débats. Mais pas un révolutionnaire – même si son mouvement a contribué, indirectement mais dans une mesure certaine, à l'effondrement du patriciat dans le canton de Fribourg.

S'il interroge le vocabulaire, s'il s'intéresse au droit en vigueur (la loi Caroline), l'historien questionne aussi les documents, de façon critique s'il le faut: son éclairage remet en question un certain nombre d'idées reçues sur le personnage et son temps, et les éclaire d'une lumière plus généreuse. L'une des forces de cette étude est justement de valoriser des documents d'histoire locale inédits, endormis entre autres dans les réserves du Musée gruérien de Bulle. Généreux, l'auteur en fait partager de larges extraits. Si leur lecture s'avère parfois tortueuse, elle est toujours enrichissante: ainsi apparaît le reflet le plus terre-à-terre d'une époque, retracée au travers des actes administratifs ou juridiques, ou de témoignages parfois inédits tels que "Le Cri du peuple fribourgeois". L'observation minutieuse de ces documents administratifs permet par ailleurs de mesurer le caractère guère équitable d'une justice laissée aux mains de patriciens craignant pour eux-mêmes.

Du passé à l'avenir, un éclairage
On l'a compris: rédigé à l'origine comme travail de master en histoire présenté à l'université de Besançon, "Pierre-Nicolas Chenaux, le révolté gruérien" est une étude et non un roman, avec ses qualités d'éclairage du passé mais aussi ses petites aspérités. Mais voilà un ouvrage qui offre une analyse serrée et raisonnée sur un épisode d'histoire locale, parfaitement en phase avec des mouvements similaires qui se sont fait jour un peu partout dans l'ancien monde, et même au-delà. Locaux ou nationaux, tous ont contribué à l'avènement d'un monde nouveau, à l'avant-veille du dix-neuvième siècle.

Et si le passé ne suffit pas, l'auteur relève, en conclusion, quelques éléments de la fortune artistique de Pierre-Nicolas Chenaux: un chant patriotique d'Albertine et Nicole Ansaldi, une statue de Carl Angst à Bulle en 1933, un opéra signé Richard Müller-Lampertz à Utrecht en 1981. Et biologiquement, c'est du côté du Brésil que les descendants de Chenaux ont prospéré. Mais dans le canton de Fribourg, c'est bien la mémoire de Pierre-Nicolas Chenaux lui-même qui demeure vive, et c'est tout le mérite de l'étude "Pierre-Nicolas Chenaux, le révolté gruérien" de Serge Kurschat d'avoir voulu éclairer ce souvenir.

Serge Kurschat, Pierre-Nicolas Chenaux, le révolté gruérien, Charmey, éditions Montsalvens, 2017. Préface de Georges Andrey, postface d'Alain-Jacques Tornare.

Le site des éditions Montsalvens.

Serge Kurschat donnera une conférence intitulée "Pierre-Nicolas Chenaux ou l'injustice de la justice" le vendredi 21 septembre 2018 à 19 heures à Posieux, à l'auberge de la Croix-Blanche. Conférence organisée par la Société fribourgeoise des écrivains.


mercredi 12 septembre 2018

David Foenkinos: quelque chose en nous de Jeanne Hébuterne

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David Foenkinos – Un viol, un suicide et quelques ruptures sentimentales: a priori, "Vers la beauté", le dernier roman de David Foenkinos, ne porte pas très bien son titre. Ou plutôt si: l'écrivain joue le grand écart, rapprochant ce que l'art et l'amour peuvent avoir de sublime et ce que l'humanité peut avoir de détestable. Et malgré tout, la fin du roman le dit, c'est bien vers la beauté qu'il faut regarder.


Le point de départ de "Vers la beauté" est pour le moins atypique: voici Antoine Duris, professeur d'histoire de l'art lyonnais réputé, qui change soudain de vocation et choisit de devenir gardien de salle au musée d'Orsay. On pourrait se dire que cela le rapproche des belles œuvres d'art – celles de Modigliani, en l'espèce. Ce serait un peu court: ce n'est pas sans raison qu'un homme fait une telle démarche, et la crise de la quarantaine n'explique pas tout, même si l'âge du bonhomme pourrait suffire à l'expliquer. Mais non: le romancier plonge dans la beauté complexe de la vie de ce personnage... et d'autres aussi. Cela, par deux artifices: le personnage de Mathilde Mattel, séduisante et curieuse directrice des ressources humaines du musée d'Orsay, et l'immense flash-back que constitue le roman.

A la poursuite de Camille Perrotin
Un flash-back qui explore, et c'est là le cœur du livre, la personne de Camille Perrotin, apprentie artiste peintre fauchée en plein envol. Là, forcément, on pense à Jeanne Hébuterne, artiste-peintre et compagne d'Amedeo Modigliani, qui comme Camille a fui à Nice et s'est suicidée – par défenestration, justement. Et aussi, si l'on pense à l'œuvre de David Foenkinos en général, donc vu de plus loin, à Charlotte Salomon, morte à Auschwitz trop jeune pour avoir pu exprimer tout son talent – et figure clé de "Charlotte", l'un des romans précédents de l'écrivain.

Voilà pour l'aspect intello... mais Camille Perrotin, c'est davantage que cela: c'est elle, l'étudiante talentueuse, qui a été violée. L'auteur décrit de manière saisissante ces quelques minutes qui ont tué quelque chose en cette jeune fille, ainsi que la fragilité omniprésente qui en découle chez elle. Et c'est avec délicatesse que, par contraste, l'écrivain dessine une manière de relation fine mais indiscutable entre ces deux personnages. De celles qui, communion mieux qu'union, peuvent justifier qu'un maître puisse aller prier sur la tombe de son élève.

Parallélismes et trinités
Camille Perrotin et Jeanne Hébuterne: on peut y voir un parallélisme. Et des parallélismes, des rapprochements surprenants, "Vers la beauté" en regorge. Il y a ces contacts physiques voulus par Antoine Duris, qui rapprochent ou éloignent. Il y a ce gag récurrent autour du nom de famille du personnage, qui suggère qu'il est parent de l'acteur de cinéma Romain Duris: Antoine est-il lui-même le comédien de sa vie? Ou recherche-t-il quelque chose de plus vrai en surveillant une salle de musée, en se rendant pour ainsi dire invisible à force d'introversion? Les personnages mis en scène par l'écrivain soulignent souvent la personnalité double d'Antoine Duris, charismatique comme professeur, discret jusqu'à l'invisibilité dans le privé. Au jeu des doubles noms, on peut aussi se demander si, en nommant Mathilde Mattel l'alliée d'Antoine Duris, il ne suggère pas au lecteur que celle-ci est une belle poupée – une Barbie, tiens. 

Et si bon nombre de choses vont par deux dans "Vers la beauté", il arrive que le rythme se fasse ternaire, justement en particulier avec cette Camille Perrotin qui aime répéter trois fois les choses pour bien les affirmer. Le lecteur y voit une manière d'assener les choses, de leur donner une importance par accumulation; mais pour peu qu'on soit chrétien orthodoxe, on se souviendra que Dieu aime le chiffre trois. Victime, Camille Perrotin? Oui – avec ce que cela peut lui donner de splendeur.

Invisible ou omniprésente?
Une splendeur signifiée par une scène finale qui est le vernissage posthume de ses œuvres de jeune créatrice. Le lecteur peut, à ce moment, se montrer un brin dubitatif sur le choix de cette issue: alors que s'entrechoquent les coupes de champagne, il peut avoir l'impression que l'artiste est la grande absente de sa propre exposition de tableaux. Mais il est aussi permis de se dire que Camille Perrotin a réussi, plus encore qu'un Antoine Duris finalement encombré de son corps, à se rendre invisible tout en étant omniprésente, au moins dans la mémoire de quelques-uns – voire d'un seul, après tout.

Alors certes, "Vers la beauté" n'a rien d'un roman "feel-good" porteur d'une esthétique rassurante et agréable: loin de toute superficialité, l'auteur y convoque plus d'un thème rappelant ce que l'humain peut avoir de détestable. C'est sur cette détestation que, par contraste, il transporte ses lecteurs vers ce que le monde peut offrir de plus beau: l'art, bien sûr, et aussi l'amour, si compliqué qu'il puisse être, dans toutes ses nuances.

David Foenkinos, Vers la beauté, Paris, Gallimard, 2018.

David Foenkinos donnera une causerie intitulée "Vers la beauté" le mercredi 19 septembre 2018 à 18h30 à la Salle Rossier de la Bibliothèque de la Ville, rue de l'Hôpital 2, à Fribourg. Modération par votre serviteur. 

dimanche 9 septembre 2018

Dimanche poétique 366: Edmond-Henri Crisinel

Idée de Celsmoon.

Léda

O fille humide
Mêlée au sable
Vierge splendide!
De l'eau coupable,
Frises d'écume,
Surgit le Maître,
Dieu sous la plume!
Vagues à naître
Sur toi s'apprêtent!
Succombe au Cygne!
Courbe la tête!
Subis le signe
Des cent coups d'ailes!
– Je hais l'offense,
Dis-tu, mais d'elle,
O soeur qui penses
Et te consumes,
Naîtront ces pures
Flammes jumelles,
Fils d'amertume,
Les Dioscures!...

Edmond-Henri Crisinel (1897-1948), Oeuvres, Lausanne, Plaisir de lire, 1980.

mercredi 5 septembre 2018

Un roman avec des vrais morceaux de Christine Angot dedans... entre autres

UNE-SI-BREVE-ARRIERE-SAISON_AVEC-BANDEAU
Charles Nemes – Comment vivre sa vie, lui donner un sens, ou pas, lorsqu'on est un traducteur technique retraité de plus de soixante ans? La littérature peut-elle être une porte de sortie honorable, ou faut-il autre chose? Qu'en est-il de la famille et des bisbilles? Que de questions! Celles-ci traversent "Une si brève arrière-saison", dernier roman de l'écrivain, réalisateur et scénariste Charles Nemes.

Il est permis, bien sûr, de présenter ce brave traducteur, Jacques. On le sent velléitaire, perdu dans d'énormes projets à deux balles qu'il ne concrétise jamais. Un caractère velléitaire qui prend sa forme dans la manière dont il entend appréhender le personnage de Christine Angot, oui, la vraie, qu'il a vue quelquefois dans des bistrots parisiens. Jamais au bon moment, bien sûr. Le voilà réduit à prendre des notes dans son coin, tel le ver de terre amoureux d'une étoile.

Du point de vue physique, cela n'ira pas loin, Jacques étant complexé par une certaine forme de "panne des sens", comme dirait Romain Slocombe dans "Léon Sadorski et l'ange du péché". Cette panne, cette impuissance disons-le, fait écho à la panne d'écriture de Jacques, coincé par des phrases présentées comme exigeantes mais finalement peu intéressantes dans la mesure où elles ne sont que des pièces de puzzle qu'aucun contexte ne fait chanter. Seul un rêve, peut-être, donnera au lecteur un aperçu des dérisoires fantasmes de Jacques.

Face à ce professionnel anonyme, évolue la scénariste Adèle. Si le vieux Jacques court après ses rêves de romancier célèbre, la jeune Adèle rêve d'être une scénariste fameuse, collaborant avec des dessinateurs à succès. Ces deux-là sont faits pour s'entendre: tous deux aimeraient aller plus loin; l'auteur, mine de rien, dessine une sorte de bulle autour d'eux, protectrice des rognes familiales et d'un monde qui ne leur donne pas ce qu'ils attendent. Mais s'étant trouvés sur le thème de la bonne musique, ils ne parlent guère de littérature, jusqu'à ce qu'un événement grave les incite à aborder franchement une terrible expérience: l'attentat islamiste du 13 novembre 2015 au Bataclan.

Quelle subtilité, dès lors, chez l'écrivain! A la fois sobre et d'une logique implacable, à mots choisis, l'écrivain dessine les mouvements de la psychologie de ses personnages autour de l'attentat: se reconstruire, reculer dans sa démarche, avoir peur de tout, trouver des moyens de se soigner: alors que le copain d'Adèle se réfugie dans les jeux vidéo violents, Adèle s'effraie de tout bruit rappelant celui d'un coup de feu. On sent ainsi des vies qui cherchent à se reconstruire, chacune à sa manière. C'est que nous sommes tous différents.

Est-il encore possible, dès lors, d'écrire un truc énorme et fantasmé sur Christine Angot après le 13 novembre 2015? Surtout de la part d'un aspirant écrivain qui ne peut pas? Réaliste, pragmatique même, l'auteur rebondit sur une tribune de l'écrivaine dans "Le Monde" pour donner un virage à son roman. Et l'issue suggère que l'essentiel est de vivre, en définitive. Quitte à prendre des risques. Ou de mourir? Les pulsions suicidaires que Jacques ressent sont aussi un fil rouge de "Une si brève arrière-saison". Fil rouge qui lorgne vers de douteuses audaces littéraires à la André Breton (tuer Christine Angot, tiens, paf, réaliser le crime gratuit, puisqu'il n'est pas possible de la baiser! Eros et Thanatos, sortez de ce corps...), entre autres. Mais l'existence donnera à Jacques le velléitaire, Jacques le suicidaire, Jacques à qui l'on s'attache quand même, l'occasion de donner un sens à sa mort.

Adoptant longtemps les airs naturels et tièdes de la narration d'une tranche de vie, "Une si brève arrière-saison" gagne en puissance en creusant peu à peu les tréfonds des âmes de ses personnages. Des personnages dont le caractère particulier naît précisément de leur statut parfaitement ordinaire, où se côtoient les envies non assouvies d'un presque vieillard et les appétits d'une jeunette qui n'a pas encore tout à fait renoncé à courir après sa légende personnelle – une quête financée par papa et maman, c'est important en l'espèce, puisque cela rappelle qu'Adèle n'est pas libre, quoi qu'elle veuille bien dire. "Une si brève arrière-saison" s'avère ainsi un roman amer, plongeant dans l'inassouvissement des gens qui vivent à notre époque sous nos contrées.

Charles Nemes, Une si brève arrière-saison, Paris, HC Editions, 2018.

Le site de HC Editions; merci pour l'envoi! Livre reçu par l'entremise d'Agnès Chalnot, que je remercie aussi! 

Lu par Biblio, GoliathLailai, Nanou.



dimanche 2 septembre 2018

Dimanche poétique 365: Jacques Herman

Idée de Celsmoon.
Avec: Abeille, Ankya, Azilis, Chrys, Emma, Fleur, George, Herisson08, Hilde, Katell, L'Or rouge, La plume et la page, Maggie, Violette.

Nous coulons

Nous allons périr
Tous ensemble
Tous ensemble
Nous coulons
Nous coulons
Joie
Bonheur
C’en est fait de nous

Le ciel entrouvre ses bras
Nous nous noyons
Nous nous noyons
Alléluia

Personne jamais
Ne nous imposera
Ni le tranchant
Du couperet
Qui brille au soleil
Ni le sinistre gibet
Nous n’aurons pas
De corde autour du cou

Nous coulons
Nous coulons
Bonnes gens
Réjouissez-vous

Jacques Herman (1948- ). Source: Poésie.webnet.fr.