vendredi 6 janvier 2023

"Mademoiselle Cœur Solitaire": ce quatrième côté qui voit tout

Sébastien Ortiz – Sébastien Ortiz s'est fondé sur le film "Fenêtre sur cour" (1954) d'Alfred Hitchcock pour développer l'intrigue de son roman "Mademoiselle Cœur Solitaire". Plus précisément, il s'est intéressé à un personnage très secondaire, celui de la quadragénaire qui vit seule: Miss Lonelyheart, jouée par Judith Evelyn dans le film. Et, gardant sans doute au cœur son air émouvant de femme désolée, il lui invente une vie, calée dans un ensemble immobilier new-yorkais qui traverse un été étouffant. 

Je n'ai certes jamais visionné "Fenêtre sur cour", mais cela ne m'a pas empêché d'apprécier ce roman, qui fonctionne donc très bien tout seul. Le film comme le livre mettent au cœur de leur intrigue le vécu de voisins à la fois proches et distants qui s'observent et s'indiffèrent – le voyeurisme furtif des immeubles, en somme. Et en début de roman, le narrateur de "Mademoiselle Cœur Solitaire" se positionne en passager clandestin du film, voyeur jamais vu mais qui observe avec finesse.

Ce narrateur parle à Mademoiselle Cœur solitaire comme si elle n'était pas là pour écouter, d'un bout à l'autre du roman. Il la regarde vivre de sa fenêtre, imagine que d'autres, et même la lune ("ronde comme un œil", dit l'auteur), en font de même. Et il imagine ce que sa vue ne lui dit pas, lui imaginant une vie pleine d'histoires qu'il éclaire à sa manière – qui revient à éclairer ce que le film d'Alfred Hitchcock laisse de côté.

Ainsi, Mademoiselle Cœur Solitaire, quadragénaire à l'esprit romanesque, se retrouve tiraillée entre le souvenir détestable de mauvaises expériences masculines et l'impérieuse envie de trouver, pour de vrai, ce prince charmant qui hante ses fantasmes depuis son enfance. 

Elle sait même se préparer aux rendez-vous, grâce aux magazines qu'elle lit. Et ça pourrait presque marcher avec tel représentant de commerce à la gueule élastique, mais non – ce qui n'empêche pas le narrateur, et derrière lui l'auteur, d'imaginer, amusé, la stratégie que Mademoiselle Cœur Solitaire a développée pour s'attirer la sympathie d'un homme, fût-ce un fâcheux de rencontre, levé dans un bar.

Se concentrant sur ce personnage féminin, l'écrivain livre avec "Mademoiselle Cœur Solitaire" un court roman tendu comme une corde à piano, volontiers visuel, qui explore lentement les bas-côtés de l'intrigue d'Alfred Hitchcock – sans la perdre de vue cependant, avec un meurtre à la clé. 

Répartis en jours qui sont autant de parties du roman, les chapitres sont courts et rapides, comme s'ils ambitionnaient de contrebalancer une intrigue romanesque lente comme un jour d'été torride, et essentiellement descriptive. 

Mettant en scène un narrateur qui n'est autre qu'un quatrième côté aveugle du bâtiment, mais un côté qui voit tout (paradoxe assumé et fécond, p. 149), le romancier invite tous ses lecteurs à se transformer en voyeurs, observateurs indiscrets de ce qui se passe au mois d'août dans un immeuble new-yorkais peuplé de gens que rien ne rapproche, si ce n'est leur habitat.

Sébastien Ortiz, Mademoiselle Cœur Solitaire, Paris, Gallimard, 2005.

Le site de Sébastien Ortiz, celui des éditions Gallimard.

Lu par Lili Galipette.

8 commentaires:

  1. Mon article me paraît bien pauvre après le tien !!!

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    1. Merci d'être passée, Magali! J'ai également été épaté par ton article...

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  2. Hé bien, je ne saurais que conseiller de voir ce film, et quant à lire ce roman, hélas rien encore en médiathèque. J'aime bien quand une oeuvre se poursuit.

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    1. Oui – le film, ce sera pour une autre fois, avec intérêt! L'avoir vu donnera certainement une autre vision de ce très bon roman. Je t'en souhaite une bonne découverte!

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  3. Oh ce retour est intéressant ! je ne connaissais pas mais ça me donne bien envie de lire ce livre.

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    1. Bonjour à toi, et merci pour ton intérêt envers ce billet! Oui, c'est un bon livre à découvrir, même sans avoir vu le film - même si sans doute, l'avoir visionné permettra d'avoir un éclairage plus profond, plus concerné. J'essaierai donc de prendre le temps de voir "Fenêtre sur cour" un de ces quatre...
      Bonne année à toi!

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  4. J'avais apprécié le film alors ce roman qui s'en inspire tout en trouvant sa propre voie m'intrigue pas mal !

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    1. Bonjour Audrey! En effet, ce sera une lecture intéressante, qui résonnera avec ta vision du film.
      Bonne journée!

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