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dimanche 29 janvier 2023

Dimanche poétique 574: Jean Richepin

Déclaration

L'amour que je sens, l'amour qui me cuit,
Ce n'est pas l'amour chaste et platonique,
Sorbet à la neige avec un biscuit ;
C'est l'amour de chair, c'est un plat tonique.

Ce n'est pas l'amour des blondins pâlots
Dont le rêve flotte au ciel des estampes.
C'est l'amour qui rit parmi des sanglots
Et frappe à coups drus l'enclume des tempes.

C'est l'amour brûlant comme un feu grégeois.
C'est l'amour féroce et l'amour solide.
Surtout ce n'est pas l'amour des bourgeois.
Amour de bourgeois, jardin d'invalide.

Ce n'est pas non plus l'amour de roman, 
Faux, prétentieux, avec une glose 
De si, de pourquoi, de mais, de comment. 
C'est l'amour tout simple et pas autre chose.

C'est l'amour vivant. C'est l'amour humain. 
Je serai sincère et tu seras folle, 
Mon coeur sur ton coeur, ma main dans ta main. 
Et cela vaut mieux que leur faribole !

C'est l'amour puissant. C'est l'amour vermeil.
Je serai le flot, tu seras la dune.
Tu seras la terre, et moi le soleil.
Et cela vaut mieux que leur clair de lune !

Jean Richepin (1849-1926). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 27 janvier 2023

Quand les invectives claquent sur la tombe du père

Jérôme Richer – Voilà deux frères qui discutent et s'invectivent devant le cercueil de leur père. Tout les distingue: l'un est un photographe droit-de-l'hommiste, l'autre fait commerce de matières premières sans trop de scrupules. Tel est le propos de la pièce de théâtre "Jouer son rôle" de l'écrivain suisse Jérôme Richer. Celle-ci sera jouée encore jusqu'à dimanche à la Comédie de Genève.

Si la pièce paraît plutôt courte (son texte s'étend sur une soixantaine de pages), il est aisé d'imaginer qu'elle sera jouée fortissimo et que ça va cogner sec dans les tympans. C'est littéralement à un théâtre de la vie que se livrent les deux frères, en effet, verbalisant leurs différences et leurs différends, manquant tantôt d'oublier le défunt, s'en rappelant tantôt soudain.

Et si ça claque, c'est aussi que le dramaturge y veille, par une mise en forme qui reflète l'important travail qu'il souhaite voir effectué sur l'intonation des répliques. Celles-ci peuvent paraître ironiques lorsqu'elles doivent imiter les citations qui, rebattues çà et là dans notre société moderne, en indiquent les travers. Qu'un bout de réplique se trouve en renfoncement intérieur et il s'agira de le dire plus vite. Les paroles et phrases coupées sont elles-mêmes signalées.

Enfin, l'écriture de "Jouer son rôle" permet aux acteurs de développer leur jeu en de longues répliques révélatrices de leur rôle social et d'un jeu de reflets entre eux: l'un a trouvé son épouse en Russie, l'autre en Afrique semble-t-il; et si l'un se fiche un peu des droits de l'Homme, l'autre les défend. Au passage, il sera même question, sans qu'il soit nommément cité, de Denis Mukwege et des horreurs faites aux femmes lors de conflits.

Ainsi, si les comédiens tiennent leur rôle sur scène, c'est en incarnant deux hommes qui, eux-mêmes, tiennent chacun le rôle que leur impose la vraie vie. Et les répliques sont précisément travaillées pour leur donner des voix bien distinctes, l'un des personnages ayant par exemple tendance, et c'est dûment transcrit, à gommer les "e" muets, ce qui lui donne un air canaille que l'autre n'a pas.

Jérôme Richer, Jouer son rôle, Lausanne, BSN Press, 2023.

Le site de Jérôme Richer, celui des éditions BSN Press.

mercredi 25 janvier 2023

L'humain modelé par la vie: corps, âme, ville

Jérémie André – Le monde à l'aune du corps humain: c'est ce que l'écrivain Jérémie André met en évidence dans son court premier roman "La Fabrique du corps humain". Son titre emprunte à l'anatomiste André Vésale, certes, mais aussi au titre du blog que l'auteur tient sous l'égide du quotidien suisse "Le Temps".

Le monde, en effet, modèle le corps humain à son image, qu'il le veuille ou non, et c'est particulièrement vrai en ces temps d'anthropocène. Médecin de son métier, l'écrivain promène un regard original et pointu sur la manière dont les conditions de vie de chacune et chacun: dans un fast-food, la conception de la poignée d'un panier à frites explique les douleurs ponctuelles au poignet d'Anna, qui le manie pourtant avec tant de dextérité. A plus d'une reprise, l'auteur suggère ainsi que le monde n'est pas ergonomique.

Cela, qu'il soit façonné par l'humain ou par la nature – l'un et l'autre étant étroitement liés bien sûr. Ailleurs, l'écrivain indique en détail, et c'est rare dans un roman, le parcours que la fumée inhalée du tabac fait dans l'organisme. Et plus largement, nommant les syndromes avec exactitude, il donne à voir comment la maladie ou le stress, eux aussi, constituent une "fabrique du corps humain", causes de remodelages dramatiques.

Humaniste, "La Fabrique du corps humain" met en avant trois personnages: un jeune médecin, le patron – nommé Jean-Pierre – d'un restaurant de chaîne spécialisé dans la restauration rapide situé dans le quartier lausannois du Flon, et Anna, justement, jadis aimée par Dominique, le médecin. 

Le personnage de Dominique permet à l'auteur de rappeler les travers d'une médecine longtemps orientée hommes. La première fois, lorsqu'une activiste intervient dans une conférence sur l'impuissance masculine, le lecteur peut dire, avec son personnage, que c'est du délire. Mais quand une professeure de médecine enseigne que l'histoire de la dissection du corps humain comprend aussi des vols de cadavres féminins pour savoir "comment ça marche, une femme", le même lecteur se met à réfléchir sur la position androcentrée de la médecine des derniers siècles.

Quant aux esprits, indissociables du corps dans l'écologie mise en place par "La Fabrique du corps humain", ils sont également marqués par leur environnement. Il sera question d'aversion au risque avec Anna qui ose sortir du cadre étroit de son emploi de responsable des cuisines d'un fast-food, mais aussi du conditionnement mental de son chef, gérant du même établissement, tellement humain jusque dans ses maladresses, mais fanatique des théories de Frederick Winslow Taylor: son esprit est brutalement façonné par son statut de petit chef dans une entreprise qui le dépasse.

"Roman social au cœur de Lausanne", "La Fabrique du corps humain" dit avec une grande justesse les relations d'humains modelés, malaxés tant au physique qu'au mental par un monde qui les transcende. Ces transformations des humains entrent en résonance, tout au long du roman, avec les remaniements incessants du quartier lausannois du Flon, exemple présenté comme typique d'un palimpseste urbain sans cesse recommencé: il aura accueilli des tanneurs, puis des personnages interlopes (prostitution incluse), puis des artistes et acteurs du milieu alternatif, puis des bobos amateurs d'espaces branchouilles aux prix surfaits – effet d'une gentrification toute récente qui achève d'aseptiser un quartier d'abord vu comme méphitique.

Au travers de trois personnages qui ont aussi un cœur même s'il ne bat pas toujours à l'unisson, barattés par la vie, "La Fabrique du corps humain" décrit avec succès tout un écosystème cohérent, détaillé et attachant. Cela, tout en faisant revivre les grandes années de lieux emblématiques du quartier lausannois du Flon, qu'il s'agisse du célèbre MAD (Moulin à Danses) ou de ces recoins discrets où l'on peut gambiller jusqu'au bout de la nuit, pour autant qu'on ose en pousser la porte à la poursuite d'une jolie fille à aimer.

Jérémie André, La Fabrique du corps humain, Dole, Olivier Morattel Editeur, 2023.

Le blog de Jérémie André, le site d'Olivier Morattel Editeur.

lundi 23 janvier 2023

Un village jurassien sous l'emprise d'un corbeau

Catherine Migy-Quiquerez – L'envoi d'une dizaine de lettres anonymes injurieuses aura pourri pour longtemps la vie du paisible village jurassien de Bressaucourt, à un jet de pierre de Porrentruy. Parmi les destinataires, il y a Catherine Migy-Quiquerez. Choquée, elle dépose immédiatement plainte, et sa ténacité permettra de démasquer la personne qui est derrière ces messages odieux. "Le Corbeau de Bressaucourt dévoilé et jugé" est le témoignage véridique, "thérapeutique" selon ses dires, de tout ce qu'elle a vécu, avec sa famille et son entourage, tout au long d'une procédure tortueuse. 

Entre la réception de la première lettre anonyme en 1996 et le jugement au civil en 2003, cette procédure aura duré sept ans. Sept années éprouvantes que l'auteure relate en détail, dans un livre aux airs de confession totale, sincère et naturelle, quitte à conserver quelques aspérités d'écriture. L'auteure évoque un vécu plombé par une affaire qui mine sa famille (elle s'efforce cependant d'en préserver ses cinq, puis six enfants) et nuit aux activités d'ingénieur de son mari. 

Pour l'écrivaine, c'est aussi l'occasion de découvrir le fonctionnement de la justice, avec ses lenteurs, ses errements et ses espoirs déçus, mais aussi la manière dont elle s'articule avec la police. L'enquête traîne en effet si longtemps que les faits dénoncés sont prescrits au pénal (quatre ans). Elle a ses originalités: constatant, par un test de la salive qui a servi à coller les timbres, que le corbeau est une femme (une "corneille", comme on dit), la police demande un test ADN de toutes les femmes du village. Ce qui n'aboutit à rien, sinon à rendre l'ambiance encore plus irrespirable. C'est qu'il y a une astuce... que l'on finira par trouver, alors que la justice jurassienne est à deux doigts de classer l'affaire. Mais les Migy sont tenaces, gardent tout et réfléchissent, au moins autant que les enquêteurs...

L'auteure ne manque pas d'évoquer quelques éléments de contexte propres à créer quelques tensions au village, et dans lesquels elle est engagée: un projet de terrain d'aviation (elle y est opposée), le remaniement des écoles. Cela ne méritait certainement pas une attaque par voie de lettres anonymes! Même si ces circonstances villageoises sont évoquées dans ces missives, il demeure difficile de comprendre pourquoi la corneille a agi de la sorte, n'y ayant guère d'intérêt. L'auteure des lettres anonymes  a du reste confié à un témoin qu'elle ne comprenait pas pourquoi elle avait agi ainsi. Elle est présentée comme abusant d'un tempérament dépressif, accumulant les certificats médicaux pour éviter de se présenter aux audiences de tribunal. 

"Le Corbeau de Bressaucourt dévoilé et jugé" intègre les reproductions des lettres anonymes reçues, ainsi que des enveloppes – l'une portant le liséré noir typique des faire-part de décès. Le lecteur ne peut qu'être choqué par la violence des mots, qui contraste avec le style enfantin, scolaire, de la calligraphie. D'autres lettres, que la police n'a pas daigné montrer à la plaignante, ont été tapées à la machine à écrire, ce qui a constitué une piste d'enquête menant vers l'administration paroissiale.

Enrichi encore de nombreuses coupures de presse (pas toujours lisibles, hélas), ce livre s'inscrit dans le prolongement d'une première version, simplement intitulée "Le Corbeau de Bressaucourt", aujourd'hui épuisée. Très personnel, rédigé de façon pratiquement exhaustive par la première victime des menées d'une épistolière malveillante, "Le Corbeau de Bressaucourt dévoilé et jugé" est le témoignage important d'une période sombre pour un petit village (environ 450 habitants à l'époque des faits). C'est aussi un ouvrage atypique dans le parcours d'une écrivaine qui s'est surtout consacrée, jusque-là, à la poésie et aux contes pour enfants.

Catherine Migy-Quiquerez, Le corbeau de Bressaucourt dévoilé et jugé, Porrentruy, éditions Occident, 2003.

dimanche 22 janvier 2023

Dimanche poétique 573: Eva Marzi

Muré par mes mains
le visage
J'anéantis un rêve puissant
et l'expulse de la nuit
Enterre une page écrite

Nénuphar sur le lac
l'oiseau flotte
Les abeilles se sont noyées
dans le miel
Des lèvres font frémir les berges
et le vent se livre au soir

Nouvelles falaises de la nuit
sombres jusqu'à mourir

Eva Marzi (1985- ), Nuit scribe, Lausanne, Editions d'En Bas, 2022.

samedi 21 janvier 2023

Mobilier et porno, même combat d'anonymes déshumanisés

Céline Zufferey – Photographe pour un magasin de meubles en kit, quel métier! C'est un personnage de cette espèce que la romancière suisse Céline Zufferey met en scène dans son premier roman, "Sauver les meubles". A sa manière, avec ses qualités et ses limites, cet ouvrage original dans sa forme et dans ses idées explore le thème classique du consumérisme et de la déshumanisation. 

Déshumanisation d'abord: en mettant en scène une équipe de personnages à peine prénommés, parfois juste surnommés (Assistant ne semble pas avoir d'autre nom, Sergueï-le-Styliste est réduit à sa fonction même s'il est prénommé, la modèle enfant Miss KitKat est ramenée à une friandise), l'auteure indique le caractère interchangeable du personnel dans une entreprise. Et ce, dans un domaine qu'on pourrait croire créatif et personnalisé, celui de la photographie.

Et voilà: le photographe lui-même est anonyme. C'est un personnage qui a choisi de renoncer à la photographie d'art, éminemment personnelle, pour adopter un métier qui lui assurera une certaine stabilité de vie, ne serait-ce que pour financer les soins dus à son père en fin de vie. Décrivant avec moult détails les servitudes de la photographie de meubles en kit, subordonnée à l'impératif de vendre, l'auteure désenchante méticuleusement le rêve de cet art dont l'un des ressorts est de capter l'inattendu de chaque instant.

Cette ambiance consumériste se reflète dans l'ambiance sexualisée qui baigne tout le roman. L'auteure insiste sur les côtés un peu graveleux des relations au sein du personnel, relève aussi que le photographe anonyme hante, sans succès certes, les sites Internet de rencontres positionnés sur les plans cul. Enfin, c'est la proposition d'un collègue de monter un site de photos pornographiques qui semble offrir une porte de sortie créative au photographe. Vraiment? Dans une succession rapide de plans vers la fin de "Sauver les meubles", donnant au lecteur une impression vertigineuse de mélange sans fin, l'auteure suggère que photographier des meubles ou des culs, c'est un peu pareil en fait: tout est apprêté, rien n'est vrai, tout doit plaire au plus grand nombre.

Il est dès lors permis d'espérer quelque chose d'authentique de l'idylle qui se dessine entre le photographe et Nathalie, sa modèle. Une relation qui, par contraste, a du goût puisqu'elle est essentiellement conflictuelle. Le lecteur se dit que ça ne va jamais tenir... et pourtant, il n'y a pas de rupture. Dès lors, et c'est un peu dommage, "Sauver les meubles" s'achève sur une réconciliation apparente qui a un air d'inachevé: Nathalie ne sait rien de l'activité de photographe porno de son compagnon, celui-ci n'a guère changé depuis un début marqué par le choix d'une sûreté de vie marquée par la soumission à un employeur, à une copine, à une activité de loisirs. Ces personnages sont-ils aptes à la vraie vie à deux, entre adultes, celle où les caractères se frottent? Question sans réponse.

Des couples qui s'emboîtent comme des meubles en kit? Tel pourrait être le rapprochement ultime, suggéré par ce roman, entre le mobilier et le porno. Porté par des chapitres souvent courts, trop parfois, "Sauver les meubles" laisse l'impression d'un premier roman plein de belles promesses, mais singulièrement court en bouche malgré quelques détours malicieux voire amusants, qui brocardent les travers d'une société où les hommes et les femmes consomment indifféremment les meubles et les humains.

Céline Zufferey, Sauver les meubles, Paris, Gallimard, 2017.

Le site des éditions Gallimard.

Lu par BiblioblogueuseFemmes de lettresGeneviève MunierGilles Pudlowski, Heliena-GasLe Carré Jaune, Le Marque-Page, Marianne PeyronnetNicole Grundlinger, Pascal Schouwey, Passion de lecteurRomanthéStella Noverraz, StemilouWinnie The PoohZazy, Zazymut.

jeudi 19 janvier 2023

Séparations et dualité: une fête des pères avant l'heure

Jean-Michel Olivier – "Fête des pères", c'est le livre des séparations et de la dualité. Le dernier roman de Jean-Michel Olivier suit en effet un personnage de comédien, Damien Maistre, quitté par son épouse, Leslie Nott. Entre eux, il y a un enfant, dernier lien d'une union qui aura duré six ans.

Ce roman se déroule dans un contexte politique précis: celui du Brexit. Il est dès lors permis de considérer que le Royaume-Uni, géographiquement isolé de l'Europe, se sépare de l'Union européenne au moment même où Damien Maistre se sépare de Leslie, qui se sépare elle-même, forcée, de certaines convictions politiques: Américaine votant religieusement démocrate, elle ne se remet pas de l'élection de Donald Trump à la Maison Blanche.

Damien Maistre est d'ailleurs lui-même constamment écartelé entre deux pôles: deux logements, l'un à Paris, l'autre à Genève; une présence au cinéma comme au théâtre, deux nationalités même. Quant à son enfant, il aura deux domiciles. Et l'intrigue du roman, découpée en quatre parties, adopte constamment deux points de vue: tantôt une vision distancée à la troisième personne, tantôt le regard de Damien Maistre, qui se fait ainsi narrateur.

Le lecteur découvre alors un comédien quadragénaire sur le déclin après une carrière honorable, parfois impulsif voire violent, coaché par un agent qui ne sait plus que faire pour lui trouver des mandats, si mineurs qu'ils soient. Damien Maistre s'avère aussi sarcastique parfois. C'est à travers son regard que le lecteur vit, tantôt surpris, tantôt amusé, la vie d'un "père du dimanche" parmi d'autres, relatant les galères de ceux qui ne voient guère leurs enfants et sont astreints à verser des pensions alimentaires à leur(s) ex. Les amateurs de restaurants découvriront entre autres, hilares et horrifiés à la fois, que l'un d'entre eux a trouvé une solution pour manger "à l'œil" au restaurant...

Ce côté tranche de vie, finement observé, cède la place à l'aventure en deuxième partie de roman: le réel, avec son caractère ordinaire, tourne ainsi au roman d'aventures à moto. Un homicide, un vol, puis l'enlèvement du fils par un père qui en a marre d'attendre pour le confier à son ex-épouse suffisent pour qu'une manière de road-story échevelé, complice, à travers le Royaume-Uni voie le jour – l'occasion d'inventer un nouveau lien, suivi, empreint d'amour et de maladresse à la fois, entre un père et un enfant de huit ans. 

L'aventure part vers l'île d'Aran, qui fait rêver le lecteur de Nicolas Bouvier qu'est Damien Maistre. Et tout s'achève comme dans un film policier, la distance entre la fiction et le réel semblant abolie dès lors que Damien Maistre comprend qu'il aura joué là, par excellence, le rôle de sa vie. Le plus aimable? On peut en débattre longuement, tant l'auteur met en avant, généreusement, les zones d'ombre comme les lumières de son personnage principal. Le plus vrai? Certainement.

Avec "Fête des pères", le lecteur fidèle de Jean-Michel Olivier retrouve avec bonheur les personnages azimutés, produits d'une société un peu dingue, que l'écrivain excelle à créer. Deux ou trois fantômes, des psys de toutes obédiences et quelques belles femmes (où est Ambre, d'ailleurs, promise par la quatrième de couverture?) viennent compléter cet univers réaliste, reflet des névroses et des totems renversés de la deuxième décennie du vingt et unième siècle.

Jean-Michel Olivier, Fête des pères, Lausanne/Paris, Editions de l'Aire/Serge Safran, 2022.

Le blog de Jean-Michel Olivier, le site des éditions de l'Aire, celui des éditions Serge Safran.

Lu par Francis Richard, Henri-Charles Dahlem.

dimanche 15 janvier 2023

Dimanche poétique 572: Charles-Marie Leconte de Lisle

A un poète mort

Toi dont les yeux erraient, altérés de lumière,
De la couleur divine au contour immortel
Et de la chair vivante à la splendeur du ciel,
Dors en paix dans la nuit qui scelle ta paupière.

Voir, entendre, sentir? Vent, fumée et poussière.
Aimer? La coupe d'or ne contient que du fiel.
Comme un Dieu plein d'ennui qui déserte l'autel,
Rentre et disperse-toi dans l'immense matière.

Sur ton muet sépulcre et tes os consumés
Qu'un autre verse ou non les pleurs accoutumés,
Que ton siècle banal t'oublie ou te renomme;

Moi, je t'envie, au fond du tombeau calme et noir,
D'être affranchi de vivre et de ne plus savoir
La honte de penser et l'horreur d'être un homme!

Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894). Source: Bonjour Poésie.

Jean-Marie Adatte, crépuscules et avenirs

Jean-Marie Adatte – "Nos crépuscules", ce sont des gens qui s'en vont, et aussi un monde. L'écrivain Jean-Marie Adatte offre dans ce recueil pas moins de sept nouvelles rédigées dans un esprit humaniste, orienté tantôt vers le passé, tantôt vers l'avenir.

L'auteur met ainsi en scène des seniors dans "Le marronnier du Luxembourg ou le point zéro", "Des maisons et des hommes" et "Géronte-la-Jolie", première, troisième et cinquième nouvelles de l'ouvrage. Ces représentations se portent sur des personnages aînés dont le destin diffère. 

Inspiré par "La Nausée" de Jean-Paul Sartre, "Le marronnier du Luxembourg ou le point zéro" met ainsi en scène un homme qui doute de ses sentiments et en fait le bilan au pied d'un énigmatique marronnier. Réciproquement, les bâtiments mis en place par l'auteur, inspirés de demeures singinoises authentiques, sont des personnages à part entière de "Des maisons et des hommes", récit d'un amour compliqué entre deux personnages, une femme et un homme, voisins qui ont beaucoup à se dire.

Enfin, "Géronte-la-Jolie" ose l'anticipation en imaginant un monde où l'on devient aisément centenaire. A sa manière, l'écrivain dessine en quelques pages l'un des thèmes les plus glaçants que portent les romans d'anticipation: celui de l'euthanasie d'Etat. De plus, en mettant en scène quelques seniors représentatifs, l'écrivain réussit à dire de façon crédible qu'il y en a, et ils seront majoritaires, qui croiront que la "pilule sans lendemain" est désirable. Vaut-il mieux vieillir et souffrir ou se suicider sereinement avec la bénédiction de l'Etat? La question est posée. 

Deux nouvelles imaginent les promesses d'un monde futur, éventuellement meilleur. Entre nouvelle et journal, "Saison sèche" dessine un exode quasi biblique, celui d'habitants d'une région où il n'a jamais plu vers l'Amazone, pays réputé plus vert. Par-delà les divergences entre les groupes de personnages, il est encore permis de voir dans cette nouvelle une métaphore des mouvements migratoires d'aujourd'hui, à treize ans de distance. Cela, sans oublier, mais c'est peut-être lié, l'idée, portée par cette nouvelle, d'une planète Terre qui s'épuise et se transforme. 

Quant à "Les survivants", elle met en scène un aîné qui, dans un avenir lointain, explique à son descendant ce qu'il ne peut plus comprendre: engins de guerre, conception de la sexualité et des rapports entre hommes et femmes. Cette nouvelle rappelle un texte de Gianni Rodari, "La parola piangere". Il réussit à saisir en quelques pages toute la difficulté de l'exercice de la transmission entre les générations. Et c'est sur les mots "On y va!", prononcés par l'enfant de la nouvelle répondant à son grand-père, que l'auteur prend ici congé de son lectorat: belle invitation à aller plus loin en laissant "Nos crépuscules" résonner!

Enfin, "Terrain vague" semble prendre une place particulière dans le recueil. Elle met en scène des jeunes uniquement, dans un contexte particulièrement violent et dépourvu de toute tendresse. Au lecteur, l'auteur n'épargne rien de ce gang qui ne pense qu'à tuer. D'emblée, l'auteur plante un décor sévère à base d'éclairages carrés et d'avenues rectilignes. Mais surtout, il réussit à développer une image animale pour les pulsions d'Alex: elles sont tantôt pieuvre, tantôt milan, tantôt chat. Mais c'est bien l'humain, perdant sa maîtrise, qui paraît le plus bestial dans cette nouvelle.

"Nos crépuscules" révèle au lecteur le talent d'un nouvelliste qui a su construire un recueil cohérent. Son imaginaire parfois futuriste se fonde sur les inquiétudes des années 2009: vieillissement de la population, usure de la Terre, amour par-delà le grand âge. Sont-elles encore d'actualité en 2023? Oui. Il vaut donc la peine de se mettre à l'écoute des sept nouvelles de "Nos crépuscules".

Jean-Marie Adatte, Nos crépuscules, Lausanne, L'Age d'Homme, 2009.

Le site des éditions L'Age d'Homme.

mercredi 11 janvier 2023

"Soul Patch", une enquête dans les bas-fonds de New York

Reed Farrel Coleman – L'écrivain new-yorkais Reed Farrel Coleman a signé plusieurs romans policiers mettant en scène l'ex-agent de police Moe Prager. Trois d'entre eux ont été traduits en français. "Soul Patch" prend place dans un quartier imaginaire de la Grosse Pomme, recréation délibérée des coins que l'auteur, qui a grandi tout près de Coney Island, connaît intimement.

Nous sommes en 1989. Le lecteur trouve dans "Soul Patch" un Moe Prager en proie au doute: pris entre son nouveau métier de caviste qui ne lui plaît qu'à moitié et l'impression que sa vie de couple bat un peu de l'aile, il se retrouve peu à peu, presque à son corps défendant, renvoyé à son ancien travail de policier lorsque Larry McDonald, un ancien collègue pétri d'ambition, lui donne une cassette énigmatique où figure l'enregistrement d'un interrogatoire. 

Moe Prager va ainsi se retrouver plongé dans des histoires criminelles anciennes (1972) mais pas tout à fait froides, où il a lui-même joué un rôle d'enquêteur. L'ex-agent va donc devoir renouer avec d'anciens collègues avec lesquels il n'est pas toujours resté en bons termes. Et sur fond de guerre des gangs, de drogue et de prostitution, les cadavres vont pleuvoir autour de lui: il est des vérités qu'il vaut mieux ne pas déterrer.

Le personnage qui se trouve au centre de "Soul Patch" apparaît extrêmement travaillé, ce qui le rend attachant. L'auteur fait de Moe Prager un bonhomme à la fois désabusé et tourmenté, capable aussi d'avoir du cœur et du flair, marqué par sa judéité et une carrière qui n'a pas toujours répondu à ses attentes – le leitmotiv du badge en or de détective qui lui a échappé et qu'il n'aura jamais en atteste tout au long du roman. A l'occasion, on le trouve même un brin philosophe.

Ecrit de façon souvent visuelle, "Soul Patch" a parfois des airs de série américaine. C'est agréable, mais ce roman va plus loin, en particulier en travaillant ses personnages, mais aussi ses décors, quitte à cultiver une certaine lenteur parfois. Aidé par une traduction dynamique et colorée, le lecteur francophone plonge ainsi dans un New York populaire voire misérable, finement décrit comme s'il s'agissait d'un personnage à part entière de l'intrigue: l'auteur semble en connaître intimement chaque recoin.

Reed Farrel Coleman, Soul Patch, Paris, Phébus, 2011. Traduction de l'américain par Joseph Antoine.

Le site de Reed Farrel Coleman, celui des éditions Phébus.

dimanche 8 janvier 2023

Dimanche poétique 571: Emile Verhaeren

La folie

Routes de fer vers l'horizon :
Blocs de cendres, talus de schistes,
Où sur les bords un agneau triste
Broute les poils d'un vieux gazon ;
Départs brusques vers les banlieues,
Rails qui sonnent, signaux qui bougent,
Et tout à coup le passage des yeux
Crus et sanglants d'un convoi rouge ;
Appels stridents, ouragans noirs,
Pays de brasiers roux et d'usines tragiques,
Où sanglotent, quand vient le soir,
Toutes les voix du vent

Frappant, d'un contenu gémissement,
Les fils à l'infini des crins télégraphiques,
C'est parmi vous
Qui entourez les villes,
Que ' s'en viennent chercher asile
Les cerveaux éclatés des rêveurs et des fous.

Marqués chacun d'un signe,
Derrière un mur aveugle et sourd
De vieux faubourg,
Les cabanons s'alignent ;
Et la cité ardente et terrible, là-bas,
Qui les peuple de haut en bas,
Avec les yeux aigus de ces vitres hagarde
S'en inquiète et les regarde.

O la folie et ses soleils, tout à coup blancs !
O la folie et ses soleils plombant
A rayons lents,
A rayons ternes,
Sinistrement,
La fièvre et le travail modernes !

jadis tout l'inconnu était peuplé de dieux,
Ils étaient la réponse aux questions dont l'homme
En son âme puérile dressait la somme ;
Ils étaient forts puisqu'ils étaient silencieux ;
Et la prière et le blasphème
Qui ne résolvaient rien
Tranchaient pourtant, au nom du mal, au nom du bien,
Les problèmes suprêmes.

Or aujourd'hui c'est la réalité
Secrète encor, mais néanmoins enclose
Au cours perpétuel et rythmique des choses,
Qu'on veut, avec ténacité,
Saisir, pour ordonner la vie et sa beauté,
Selon les causes.

L'homme se lève enfin pour ce devoir tardif,
Venu pour éclipser les feux de tous les autres ;
Il s'affirme non plus le roi, le preux, l'apôtre,
Mais le penseur têtu, ardent et maladif
Qui se brûle les nerfs à saisir, au passage,
Toute énigme qui luit et fuit - moment d'éclair.

Doutes, certitudes, labeurs, fouilles, voyages,
La terre entière est sonore de son pas clair
Et la nuit attentive écoute arder ses veilles ;
L'ordre nouveau se crée avec un tel souci
D'en bien fixer le faîte et les tenons et les mortaises
Qu'il n'est plus rien sous les grands toits de ses synthèses
Qui ne soit soutenu et ne soutienne aussi.
Et tout ce qui travaille aux quatre coins du monde
Lutte, les yeux fixés sur cette oeuvre profonde
Que mène la recherche - et la terre et les cieux,
Et ceux qui trafiquent au nom de l'or et ceux
Qui ravagent au nom du sang, tous collaborent,
Avec leur haine ou leur amour, au but sacré.
De chaque heure du siècle un prodige s'essore
Et vous les provoquez, chercheurs ! Tout est serré,
Mailles de vie ou de matière entre vos doigts subtils ;
Vos miracles humains illuminent les villes
Et l'inconnu serait dompté et le savoir,
A larges pas géants, aurait rejoint l'espoir,
Si vos cerveaux battus du vent de la conquête
N'usaient à trop penser vos maigres corps d'ascète
Et si vos nerfs tendus toujours et toujours las, 
Un jour, tels des cordes, n'éclataient pas.

Emile Verhaeren (1855-1916). Source: Bonjour Poésie.

samedi 7 janvier 2023

La planète Porno: quand le sexe devient principe de vie, de rigolade et d'écologie

Yasutaka Tsutsui – Tout commence par un truc banal dans "Les hommes salmonelle sur la planète Porno": la professeure Shimazaki, unique femme d'un groupe de chercheurs, est enceinte et on ne sait pas de qui. Mais voilà: situé dans un futur lointain (Konrad Lorenz fait figure de souvenir de plusieurs siècles), le court roman de l'écrivain japonais Yasutaka Tsutsui se déroule sur une planète lointaine où la sexualité, radicalement antispéciste, se pratique à tout va, y compris entre espèces animales voire végétales. Le père pourrait donc bien être une fougère... 

Plaçant d'emblée à l'écart la principale intéressée, le début de ce récit met en place une équipe de chercheurs exclusivement masculine, à la fois sérieuse lorsqu'il s'agit de science et marquée par une ambiance de boy's club parfaitement terrien.

Rien d'innocent à ce choix: sous des abords complètement fous voire hilarants, "Les hommes salmonelle sur la planète Porno" apparaît, à mesure que l'on tourne les pages, comme un questionnement sur les peurs des mecs face à leur sexualité et à celle de leurs semblables, de quelque genre qu'ils soient. Policé et civilisé jusqu'au bout des ongles, le vénérable Dr Mogamigawa, répétant comme un mantra que cette planète et ses habitants sont "vicieux", fait figure de révélateur de la crainte qu'on peut avoir face à la plus impétueuse des impulsions de vie.

Sorte de chaste fol à la Parsifal, le personnage de Yohachi se présente comme l'extrême inverse. Son profil n'est pas celui d'un scientifique, et le lecteur ne sait pas vraiment dans quelles circonstances il s'est retrouvé du voyage – l'auteur ne l'explique pas. Mais c'est sa naïveté qui lui permettra d'approcher les Nunudiens, qui sont l'espèce animale apparemment la plus proche des humains qui vive sur la planète Porno. Particularité: sur une planète au climat constamment doux, ils vivent nus et prônent une sexualité libre et naturelle, dansée avec grâce.

Mais de même qu'il n'y pas que le cul dans la vie, il n'y a pas que le sexe dans "Les hommes salmonelle sur la planète Porno". Au fil des pages, en effet, l'auteur, par le biais des observations des scientifiques, dessine avec exactitude un écosystème cohérent où la sexualité tient une place prépondérante, cependant dans une dynamique ultime de régulation naturelle du vivant. Ainsi, en enfilant son bec en forme de phallus dans le vagin des Nunudiennes, le rouge-gland (un drôle d'oiseau!) évite leurs grossesses non désirées en leur transmettant une bactérie bien précise. Et c'est agréable...

L'auteur caricature aussi les débats scientifiques. En des dialogues vigoureux et parfois lunaires, les personnages en arrivent parfois à ne plus savoir de quoi ils parlent, tant ils finassent, arrivant même à remettre en question la théorie de l'évolution façon Darwin. Mus par une cohérence interne qui n'empêche pas le délire, ces dialogues font écho au côté apparemment dingue du système de vie qui prévaut sur la planète Porno.

Relatant un voyage d'exploration qui va transformer ses personnages (et je ne vous raconte pas comment...), "Les hommes salmonelle sur la planète Porno" est un petit livre qui réussit à amuser le lecteur de façon tantôt fine, tantôt potache, tout en le faisant réfléchir à ses propres retenues, à ses propres tabous, ainsi qu'aux questions d'écologie au sens noble. Il convient de relever, pour terminer, les grandes qualités d'inventivité et de suggestivité de la traduction, signée Miyako Slocombe, notamment lorsqu'il s'agit de nommer les nombreuses espèces animales et végétales de la planète. Qu'est-ce qu'un souvenir-oublié, un myosotriste, une algue farfouilleuse (un indice: "J'ai eu sept ou huit orgasmes", dit Yohachi...) ou un tatami-popotame? A vous de le découvrir...

Yasutaka Tsutsui, Les hommes salmonelle sur la planète Porno, Paris, Wombat, 2017. Traduction du japonais par Miyako Slocombe.

Le site des éditions du Wombat.

vendredi 6 janvier 2023

"Mademoiselle Cœur Solitaire": ce quatrième côté qui voit tout

Sébastien Ortiz – Sébastien Ortiz s'est fondé sur le film "Fenêtre sur cour" (1954) d'Alfred Hitchcock pour développer l'intrigue de son roman "Mademoiselle Cœur Solitaire". Plus précisément, il s'est intéressé à un personnage très secondaire, celui de la quadragénaire qui vit seule: Miss Lonelyheart, jouée par Judith Evelyn dans le film. Et, gardant sans doute au cœur son air émouvant de femme désolée, il lui invente une vie, calée dans un ensemble immobilier new-yorkais qui traverse un été étouffant. 

Je n'ai certes jamais visionné "Fenêtre sur cour", mais cela ne m'a pas empêché d'apprécier ce roman, qui fonctionne donc très bien tout seul. Le film comme le livre mettent au cœur de leur intrigue le vécu de voisins à la fois proches et distants qui s'observent et s'indiffèrent – le voyeurisme furtif des immeubles, en somme. Et en début de roman, le narrateur de "Mademoiselle Cœur Solitaire" se positionne en passager clandestin du film, voyeur jamais vu mais qui observe avec finesse.

Ce narrateur parle à Mademoiselle Cœur solitaire comme si elle n'était pas là pour écouter, d'un bout à l'autre du roman. Il la regarde vivre de sa fenêtre, imagine que d'autres, et même la lune ("ronde comme un œil", dit l'auteur), en font de même. Et il imagine ce que sa vue ne lui dit pas, lui imaginant une vie pleine d'histoires qu'il éclaire à sa manière – qui revient à éclairer ce que le film d'Alfred Hitchcock laisse de côté.

Ainsi, Mademoiselle Cœur Solitaire, quadragénaire à l'esprit romanesque, se retrouve tiraillée entre le souvenir détestable de mauvaises expériences masculines et l'impérieuse envie de trouver, pour de vrai, ce prince charmant qui hante ses fantasmes depuis son enfance. 

Elle sait même se préparer aux rendez-vous, grâce aux magazines qu'elle lit. Et ça pourrait presque marcher avec tel représentant de commerce à la gueule élastique, mais non – ce qui n'empêche pas le narrateur, et derrière lui l'auteur, d'imaginer, amusé, la stratégie que Mademoiselle Cœur Solitaire a développée pour s'attirer la sympathie d'un homme, fût-ce un fâcheux de rencontre, levé dans un bar.

Se concentrant sur ce personnage féminin, l'écrivain livre avec "Mademoiselle Cœur Solitaire" un court roman tendu comme une corde à piano, volontiers visuel, qui explore lentement les bas-côtés de l'intrigue d'Alfred Hitchcock – sans la perdre de vue cependant, avec un meurtre à la clé. 

Répartis en jours qui sont autant de parties du roman, les chapitres sont courts et rapides, comme s'ils ambitionnaient de contrebalancer une intrigue romanesque lente comme un jour d'été torride, et essentiellement descriptive. 

Mettant en scène un narrateur qui n'est autre qu'un quatrième côté aveugle du bâtiment, mais un côté qui voit tout (paradoxe assumé et fécond, p. 149), le romancier invite tous ses lecteurs à se transformer en voyeurs, observateurs indiscrets de ce qui se passe au mois d'août dans un immeuble new-yorkais peuplé de gens que rien ne rapproche, si ce n'est leur habitat.

Sébastien Ortiz, Mademoiselle Cœur Solitaire, Paris, Gallimard, 2005.

Le site de Sébastien Ortiz, celui des éditions Gallimard.

Lu par Lili Galipette.

lundi 2 janvier 2023

Le bon vin, unique et délicieux élément d'histoire et de conversation

Général Marc Paitier – C'est le parcours de toute une vie de passionné du vin que Marc Paitier, militaire de carrière, a choisi de partager dans son livre "La mémoire du vin". Sous-titré "Entre héritage et transmission", il porte le double souci d'évoquer le passé et d'en transmettre le souvenir aux générations à venir. Cela, d'une manière tantôt factuelle, tantôt personnelle et passionnée, ce qui ne manquera pas d'enthousiasmer le lecteur. 

Par ce livre, l'auteur prolonge sa volonté de communiquer une passion juvénile qui s'est développée lors de cours d'œnologie donnés en Côte d'Ivoire. C'est d'ailleurs à Karim Fakhry, grand commerçant d'origine libanaise installé à Abidjan, passionné d'entre les passionnés, que ce livre est dédicacé.

Un peu d'histoire...

La première partie de l'ouvrage est historique, et rappellera des souvenirs aux amateurs de ce genre de livre. Comme ligne directrice, l'auteur indique que le vin a toujours accompagné la civilisation indo-européenne sur le Vieux Continent, et au-delà dès lors qu'elle s'est exportée vers le Nouveau Monde. Pas à pas, il en explique l'extension, faisant voyager le lecteur de la Géorgie, berceau du vin, jusqu'au nord de la France, voire à l'Angleterre.

Il démontre avec talent que la configuration actuelle des terroirs viticoles d'Europe est un héritage ancestral, remontant à tout le moins à l'époque romaine, et que nous en sommes les bénéficiaires aujourd'hui encore par le biais des cépages et des terroirs. S'il assume son côté franco-centré, l'auteur dessine ici un panorama quasi mondial de la vigne. Quasi: en effet, il est regrettable qu'il ne dise rien des vignobles suisses ou autrichiens, pourtant porteurs d'une richesse démontrée et d'un génie qui leur est propre.

... et de génie...

Dans une partie intitulée "L'expression du vin à travers les lieux et les hommes", l'auteur aborde, de manière nuancée et originale, la part des uns et des autres dans la naissance d'un vin. Il fait sa place à la part du terroir, lieu de mémoire, celle, essentielle, de la lumière et de l'ensoleillement primordiaux pour que naisse la plante puis le fruit, et celle, humaine, sans laquelle le terroir "ne serait qu'une promesse", pour citer l'un des auteurs que l'écrivain mentionne. Relevant la part déterminante du génie humain dans l'éclosion d'un grand vin, le général Marc Paitier marche dans les traces du Jean-François Revel de "Un festin en paroles".

Grand vin? Voilà qui mérite un chapitre à part! L'auteur avoue s'être trouvé court lorsqu'un de ses disciples, assistant à un cours d'œnologie qu'il donnait, lui a posé la question de ce qu'était un grand vin. Question judicieuse à l'heure où une telle désignation paraît galvaudée à des fins de marketing. La modélisation qu'expose l'auteur est intéressante, pour ne pas dire plus. L'auteur retient et développe ainsi, de manière argumentée, cinq critères déterminants: la complexité, l'équilibre, la densité, la longueur en bouche et la capacité de garde. 

... pour un sujet de conversation...

Il est permis d'en débattre; et précisément, le vin est là pour ça! Sans le dire expressément, mais en le suggérant fortement, l'auteur, peu adepte d'une dégustation en solitaire, indique que la meilleure raison de boire du vin, c'est d'en parler entre gens de bonne compagnie. Sur cette base, il revendique l'idée d'un vin comme lieu de partage et de dialogue civilisé, porteur d'une ivresse douce, sans ivrognerie, qui ouvre les vannes de la parole et de l'imaginaire. "Verres de contact"? La boutade est juste, et Antoine Blondin, cité par l'auteur, y a malicieusement pensé avant vous.

Cette vision personnelle du vin se prolonge dans "La mémoire du vin" par une étude subjective donc passionnante du lien qu'entretient le vin avec des éléments aussi divers que la musique (deux compagnons fréquents, depuis toujours) ou le temps: par quelques anecdotes vécues, l'auteur partage l'émotion qu'il peut y avoir à déguster un vin jaune mis en bouteille en 1843 ou à composer une cave de vins de garde dont on sait, passé un certain âge, que ce sera la génération à venir qui la goûtera. Et au-delà, il observe avec un regard équilibré les tendances actuelles: biodynamie, œnologie, parkérisation, etc.

... et de culture (encore) infinie

Face aux ingénieurs mondialisés sans intelligence (ceux qui veulent le mettre en canettes d'aluminium, par exemple) et aux partisans de vins vite produits, vite bus et vite pissés, l'auteur se fait ainsi le défenseur d'une culture du bon vin ancestrale qui mérite d'être défendue et illustrée, y compris face à certains lobbys hygiénistes que l'auteur dit particulièrement actifs en France – sans parler de l'industrialisation, et là, on lira avec profit, pour compléter, le court mais important essai "Menaces sur la civilisation du vin" de Raoul Marc Jennar.

Plutôt qu'une prohibition radicale destructrice d'une culture immémoriale dont même la bouteille en verre fait partie, l'auteur se fait ainsi le partisan résolu d'une éducation précoce à une consommation raisonnée et responsable du vin. Celui-ci est donc vu comme un breuvage patrimonial par excellence, porteur de nuances aussi riches que les terroirs et les personnalités humaines, encore et toujours teinté de mystère, "fruit de la vigne et du travail des hommes" comme le dit le prêtre à l'offertoire.

Général Marc Paitier, La mémoire du vin, Paris, Mareuil Editions, 2019.

Le site des éditions Mareuil Editions.

dimanche 1 janvier 2023

Trouver chaussure à son pied: les méandres d'une femme amoureuse

Géraldine Barbe – "Trouver chaussure à son pied": n'est-ce pas l'expression consacrée lorsqu'il s'agit, pour un homme ou pour une femme, de trouver sa moitié? C'est sur cette image que se fonde "Tous les hommes chaussent du 44" de Géraldine Barbe. Et ce sont les amours boiteuses de Gilda, marchant de manière inégale avec Jérôme ou avec Patrick, qui constituent l'intrigue de ce roman.

"Tous les hommes chaussent du 44" est un roman court aux chapitres denses, à commencer par le premier, qui fonctionne comme une exposition. Tout commence dans une ambiance ensoleillée et agréable, et d'emblée, l'histoire dit ce qu'il ne faut pas faire. Et ce à quoi Gilda va céder, comme de bien entendu, face à un personnage qui n'a pas tout de suite de prénom. 

Le mystère se préserve en effet, du point de vue de Gilda: "Il n'a pas encore de prénom, Gilda le voit pour la première fois". Et il se prolonge au fil du roman, tant il est vrai que les deux personnages, Patrick et Gilda donc, vont se courir après au fil des non-dits et des fuites en avant, rendues plus tortueuses encore par les galères de la quarantaine: des enfants d'un précédent mariage qu'il faut encore gérer, des distances à parcourir en train, des caractères déjà bien marqués, en proie aux doutes.

Cela, même si Gilda est une femme dont le cœur est le moteur, qui marche à l'amour. L'auteure souligne cet aspect en jouant avec virtuosité et dynamisme sur les points de vue. Si la narration est faite à la troisième personne en effet, dans un souci de distance non exempte d'ironie, elle est aussi traversée par la voix, composée en italiques, de la conscience de Gilda qui lui suggère de s'arrêter et de réfléchir. 

Enfin, Gilda est animée par un projet qui s'avère un piège éditorial: écrire une sorte de traité sur l'amour. Or, celui-ci est démenti au fil de sa rédaction par le propre vécu de cette femme. Ainsi, le lecteur découvre en Gilda une personne duale, partagée entre l'action impulsive et l'observation distanciée d'elle-même. Une observation qui a quelque chose de vain: "Tout le monde est à côté de la plaque", dit le titre du chapitre 32 qui conclut ce roman.

Et les chaussures, alors? Oui, les deux hommes entre lesquels le cœur de Gilda balance chaussent du 44 – ce qui n'en fait pas forcément une généralité, même si le titre du livre suggère le contraire. Reste cette ambiguïté en page 11, où l'on se demande si Gilda parle d'hommes ou de chaussures, ou l'utilisation ponctuelle du champ lexical idoine, par exemple en parlant de "galoches" pour parler de baisers. Enfin, il est certes peu probable que ce soit délibéré, mais Gilda est l'anagramme de Dagli, chausseur actif dans les villes suisses de Fribourg et Neuchâtel. Reste que l'image, pertinente, aurait mérité d'être davantage poussée, en particulier au-delà du début, pour conférer un surcroît d'originalité à l'œuvre entière.

Gilda apparaît comme le personnage récurrent de romans de Géraldine Barbe; sans doute est-elle son alter ego littéraire. "Tous les hommes chaussent du 44" se présente ainsi comme un roman amusé, de la longueur d'un "Que sais-je?" (sur l'amour, du coup?), évocateur d'une histoire tortueuse comme plus d'un (et une) en a vécu sans doute, lourde de toutes ses hésitations derrière une apparente certitude. Comme quoi, même à quarante ans, les doux pièges de l'amour continuent de fonctionner.

Géraldine Barbe, Tous les hommes chaussent du 44, Arles, La Brune au Rouergue, 2017.

Lu par Caroline NoëlClio Baudonivie, Mes échappées livresques, NathSylvie Sagnes.


Bonne année 2023!

Amies et amis visiteurs, occasionnels ou fidèles, je vous souhaite une très bonne nouvelle année 2023! Qu'elle vous apporte de la paix et de la sérénité, une bonne santé, beaucoup de succès et surtout du bonheur à chaque instant. A bientôt pour de nouveaux billets!

Source de l'image: Le monde des gifs.