Pages

vendredi 11 mars 2022

Vie et mort d'une utopie au lac Tchad

Nétonon Noël Ndjékéry – Embarquons avec Nétonon Noël Ndjékéry dans une généreuse fresque historique qui traverse plus d'un siècle de dominations du côté du Tchad. Tout commence aux temps où le commerce triangulaire s'essouffle alors que la traite négrière transsaharienne continue de prospérer... et tout s'achève avec les attentats djihadistes d'aujourd'hui. Et c'est sur une île qui erre sur le lac Tchad, une "kirta", que se situe le cœur de "Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis". 

Parlons-en, de cette île, que les personnages nomment Keyba: l'écrivain revisite avec elle les motifs classiques de l'utopie et du locus amœnus. L'écrivain y loge, pour commencer, trois fugitifs, désireux d'échapper aux jougs de leur temps. Il y a là un eunuque échappé à son maître, un jeune homme qui s'est libéré de son "Sheba" et une jeune fille à la peau blanche en rupture de harem. D'emblée, le lecteur comprend que l'île est considérée comme un lieu de liberté où il fait bon vivre, moyennant quelques règles de vie commune. Réalistes ou utopiques? Au lecteur d'en faire son miel. Mais l'aventure dure plus d'un siècle, et un sentiment d'appartenance se développe au fil de récits enchâssés qui font office de légendes.

L'auteur rappelle cependant qu'une telle utopie insulaire ne peut vivre longtemps loin du réel. Côté littéraire, parce qu'un livre est toujours de son époque, il fait le lien entre les personnages de son île, elle-même fictive, et des personnages parfois oubliés qui ont marqué l'histoire réelle du Tchad – on pense à Gabriel Lisette ou à Hissène Habré, qui hantent le propos de "Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis". Autant dire que cette île est le laboratoire, le support sur lequel l'écrivain fait agir les dominations successives dont la région du Tchad a fait l'objet.

Dans cette optique, le colonialisme blanc joue bien sûr un rôle, avec ses volte-face si l'on pense à ce tirailleur qui s'est illustré au Mont Cassin et finit en prison à la (dé)faveur d'un changement de régime. Mais il n'est qu'un moment: plus tôt dans l'histoire, il y a la traite négrière transsaharienne, orchestrée par des caciques musulmans du cru. Et après l'indépendance, vue comme une déesse par certains personnages (ils l'appellent dipanda, et le lecteur imagine sans peine l'allégorie), le bal des dominations ne cessera pas, d'autant plus que le lac Tchad est partagé entre quatre pays (Tchad, Cameroun, Niger, Nigeria), sans compter le groupe islamiste Boko Haram qui vient jouer les trouble-fête.

Mais, me direz-vous, "Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis" a-t-il encore plus à proposer au lecteur que le récit de la destinée une île devenue le théâtre de jeux politiques qui la dépassent? Alors oui! L'écrivain a le chic pour intercaler toutes sortes d'histoires, narrées par exemple par ceux qui échouent sur l'île et qui sont autant de contacts plus ou moins fiables avec le monde extérieur – celles-ci créent pour les insulaires un sentiment d'appartenance qui se développe au fil de récits enchâssés qui font office de légendes. En les parcourant, le lecteur se délecte des jeux de distance déformants, démultipliés par ce que les insulaires en retiennent, sur la base de leur propre expérience. Aussi, il développe le thème du regard que portent les Noirs sur les Blancs, et c'est complexe: le Blanc fait peur, il cherche à impressionner, il est astucieux, et il mange du porc – ce qui en fait un "cochon gratté". A chacun ses préjugés, dérisoires quelle que soit la couleur de la peau de celui qui les véhicule, semble suggérer l'auteur.

Et puis, il y a le style, l'écriture. Certes, il faut un peu de temps pour se plonger dans une narration à la musique parfois lente, foisonnante, mais toujours résolue. En particulier, la scène d'hôpital initiale, située en 2017 soit en 1438 selon l'Hégire, a de quoi intriguer – elle livre ses clés, lumineuse, tout à la fin du roman, faisant crever l'utopie insulaire dans une chambre d'hôpital où se côtoient des infirmières blondes, un patient djihadiste qui croit qu'elles sont les houris du paradis promis par Allah, et un médecin juif. Mais il n'y a pas que ça: page après page, le lecteur ne manquera pas d'apprécier la langue de l'écrivain, toujours imagée, constamment sans filtre mais pas sans élégance. "Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis" a le souci de recréer radicalement, rigoureusement, les impressions naïves d'insulaires constamment situés dans les clairs-obscurs de la modernité, et d'en rendre, par une poésie qui allie magie et réalisme, la profondeur des replis culturels.

Nétonon Noël Ndjékéry, Il n'y a pas d'arc-en-ciel au paradis, Vevey, Hélice Hélas, 2022.

Le site des éditions Hélice Hélas.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Allez-y, lâchez-vous!