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vendredi 29 novembre 2019

Le clan des Waringham et la Guerre des Deux-Roses

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Rebecca Gablé – L'écrivaine allemande Rebecca Gablé a imaginé la grande famille des Waringham, éleveurs de chevaux anglais actifs au cœur du Moyen Age. C'est pour ainsi dire un clan, peu à peu indissociable des jeux de pouvoir qui agitent l'Angleterre au temps des rois. Après un tome deux tournant autour de la guerre de Cent ans ("Les gardiens de la rose"), voilà que la saga des Waringham s'intéresse à la Guerre des Deux-Roses, qui oppose les York et les Lancastre: ça s'appelle "Le jeu des rois".


Évoquant une guerre civile touchant essentiellement l'Angleterre et le Pays de Galles, ce roman ne sera sans doute pas aussi flatteur que "Les gardiens de la rose", puisqu'il évoque des péripéties historiques moins connues du tout grand public. En particulier, il n'y a pas Jeanne d'Arc; cela dit, Marguerite d'Anjou, épouse d'Henri VI d'Angleterre, est bien présente. 

On relève la minutie de la romancière, qui, fidèle à l'histoire, décrit les batailles clés de l'événement, mais aussi des intrigues en coulisse qui mêlent rivalités familiales, doutes au sujet des filiations et quêtes de pouvoir. Les morts pleuvent en ces temps peu tendres, et les scènes de duel et de batailles parsèment "Le jeu des rois". Ces défunts sont des personnages bien construits, en phase avec ce que l'histoire a pu retenir d'eux. En résonance, il y a les naissances, régulièrement empreintes de l'ombre du doute quant à leur légitimité.

"Le jeu des rois" est aussi traversé par une description soignée de la condition féminine à la fin du Moyen Age en Angleterre. Une condition pas évidente à vivre, certes acceptée nolens volens parce qu'on y trouve son compte, où les mariages doivent moins à l'amour qu'à la raison politique du moment – quitte à ce que l'estime réciproque vienne avec le temps. On ne compte plus les femmes violentées au fil des 757 pages du livre; elles font écho aux hommes trucidés peu à peu et contribuent à dresser le portrait d'une époque terrible, y compris pour une noblesse tenue et contrainte par ses prérogatives. A l'heure actuelle, où les violences à l'encontre des femmes sont d'actualité, cela résonne fort! Mais qu'on ne s'y trompe pas: l'écrivaine décrit dans "Le jeu des rois" des femmes à poigne, pleines de caractère, pas du tout confites dans leur statut de victime, capables par exemple de trancher la main d'un mari violent comme de tenir un ménage si les servantes, comme l'argent, viennent à manquer.

"Le jeu des rois" se tourne aussi vers l'avenir, en donnant à voir de façon privilégiée quelques batailles navales et scènes de mer et en suggérant que tel personnage, à la fin du XVe siècle, comprend que l'avenir se jouera sur les mers. Les images sur la mer mêlent l'épique des abordages où l'on croise le fer et le grotesque qu'on peut imaginer lorsqu'il est question de mal de mer: sérieuse et réaliste lorsqu'elle suit le fil de l'histoire d'Angleterre, l'auteure ne perd jamais un certain sourire – qui affleure aussi lors de certains dialogues, finement travaillés, ironiques à l'occasion.

Si c'est bien un monde d'hommes que "Le jeu des rois" décrit, son auteure ne manque pas de parler des femmes qui, dans l'ombre, font l'histoire ou en sont l'objet, ce qui revient parfois au même. Si la Guerre des Deux-Roses est moins populaire que la Guerre de Cent-Ans, elle n'en garde pas moins quelques péripéties et intrigues passionnantes et complexes qui ont un certain don pour captiver le lecteur. Et à travers la famille des Waringham, elle personnifie le regard porté sur l'époque, tout en lorgnant vers l'avenir: "Le jeu des rois" s'achève en 1485, à la veille des grandes conquêtes navales de la Renaissance. Comme il y a actuellement sept romans autour des Waringham, se succédant de façon chronologique, gageons qu'il y aura de quoi se faire plaisir jusqu'au tout début du XVIIe siècle. Affaire à suivre, c'est le cas de le dire: pour les Waringham, la roue de la fortune n'a pas fini de tourner!

Rebecca Gablé, Le Jeu des rois, Paris, HC Éditions, 2019. Traduction de l'allemand par Joël Falcoz.

Le site de Rebecca Gablé, celui des éditions HC Éditions.

lundi 25 novembre 2019

Et si "Massacre à la tronçonneuse" était un roman...?

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Olivier Bruneau – De l'horreur, du sexe et un soupçon d'humour: voilà les ingrédients tout simples qu'Olivier Bruneau manœuvre à merveille dans "Dirty Sexy Valley". Facile d'écrire un tel roman? Pas sûr: l'enjeu est de recréer une ambiance à la fois parodique, façon "Scream" ou le grand Quentin Tarantino, et accrocheuse, pour ne pas dire envoûtante, et de donner l'impression de dépasser les bornes. Parce que sachez-le, amis lecteurs: loin de toute forme de ce politiquement correct qui encrasse l'échange d'idées aujourd'hui, l'ouvrage d'Olivier Bruneau apparaît parfaitement décomplexé. Et rend dignement hommage à tous ces films d'horreur dont on se dit que le pire, c'est qu'on aime ça.


Qu'on imagine: tout converge vers une maison perdue dans la campagne, où une famille vit selon ses violentes habitudes, farouchement défendues. Tout, c'est un couple de randonneurs, mais aussi six amis qui, à un tournant de leurs études, souhaitent vivre un grand moment avant de se séparer, peut-être définitivement. Une partouze bien alcoolisée mais pas tout à fait assumée, par exemple,  pourquoi pas? Tout ce monde va être amené à se côtoyer... pour le pire, surtout, et l'auteur fait preuve d'une rare inventivité en la matière – la première scène de sexe se déroule tête-bêche, à la verticale, Madame étant piégée les jambes en l'air et la tête en bas, c'est dire.

Les personnages mis en scène assument tous un côté caricatural appuyé, fondé sur les fantasmes et stéréotypes de tout le monde. On se souvient évidemment de Marie, archétype de la belle rousse nymphomane, pure (il n'y a qu'à voir le prénom) et un peu coconne, à la peau pâle, qui rêve de se faire tringler par le premier prince charmant qui passe par là... et qui s'avère un geek dégingandé, lui-même pas très gâté en matière d'expérience sexuelle. Le côté horrible du sexe plus ou moins non consenti apparaît aussi au travers des deux lascars qui, avec la bénédiction de leur mère, réduisent les passants au statut d'objets sexuels, manœuvrés à la machine si nécessaire (un gode tronçonneuse...), avec la mort comme seule issue possible. La matriarche? Euh, bel exemple de femme imposant un rapport sexuel non consenti à un homme. Elle a la technique, mais c'est un viol, rien de plus rien de moins. Ambiance...

Et pourquoi ça marche? Il y a des tonnes d'humour là-dedans, révélatrices d'un truc: oui, on a le droit d'user de l'outrance pour rigoler de tout cela. Cela, à condition de prendre le lecteur pour ce qu'il est: une femme ou un homme capable de comprendre qu'on est dans la caricature, le deuxième degré voire plus. Elément important: l'auteur ne juge jamais les actes de ses personnages, se contentant de les voir évoluer et s'amusant, avec un plaisir qu'on devine sadique et amusé, à les faire vivre les pires avanies. Cela, avec un sens consommé du détail: comment le randonneur, évadé de justesse avec sa femme après mille tortures infectes, va-t-il expliquer à sa chérie que son sexe sent le savon et le propre?

Côté sexe, l'auteur joue à fond la carte de l'outrance du porno, n'hésitant pas à décrire des scènes de sexe invraisemblables ou à évoquer des torrents de sperme ou de cyprine symptômes de jouissances extrêmes – en écho au sang qui gicle: rien n'est gratuit, hein! Il en résulte une ambiance survoltée, rendue possible parce que l'écrivain, disons-le, met en scène des personnages qui, pour des raisons diverses, ne pensent qu'à ça: que ce soient de rugueux primitifs vivant à l'écart et exprimant leurs pulsions sans façons ou des étudiants qu'on pourrait croire policés, tous sont pareils, finalement dégueulasses, juste pilotés par leur bite ou leur clito. Et comme on peut mourir dans "Dirty Sexy Valley" (et que c'est justement ce à quoi il faut échapper), on note que l'écrivain revisite sur un ton vicieux et farcesque l'opposition tragique entre Eros et Thanatos.

Avec "Dirty Sexy Valley", l'écrivain Olivier Bruneau réussit à recréer, dans le genre du roman, l'ambiance des films d'horreur de série B hollywoodiens qui savent rire d'eux-mêmes. Imaginative, trash sans problème, scandaleuse presque, l'intrigue tient debout malgré ses outrances et ses délires, et assume même ses invraisemblances et faux raccords. Elle est portée par une plume désinvolte et familière, parfaitement amorale, qui flirte dangereusement avec le graveleux et l'abominable... quitte à franchir la ligne rouge, pépère. Autant dire que ça dépote grave et que ça fait du bien.

Olivier Bruneau, Dirty Sexy Valley, Paris, Le Tripode, 2017.

Le site de l'éditeur.

Lu par Antoine Libraire, Avernale, A vos livresFrédéric Grolleau (mais où a-t-il trouvé les photos!?), Slow Show.

dimanche 24 novembre 2019

Dimanche poétique 424: Isabelle Callis-Sabot


Novembre

La forêt se défait de ses belles couleurs,
Dans le froid du matin quelques rêves s’accrochent,
L’automne se consume et l’hiver se rapproche,
Le temps s’écoule avec une extrême langueur…

Au long sommeil la vie semble se résigner ;
Tandis que l’horizon timidement s’allume
Des écharpes de givre et des manteaux de brume
S’enroulent tout autour des arbres dénudés.

Silencieusement s’évapore la nuit,
L’amertume grandit au fur et à mesure ;
Novembre est là, qui décompose la nature
Et qui provoque un si mélancolique ennui.

Isabelle Callis-Sabot (1958- ). Source: Poetica.fr.

jeudi 21 novembre 2019

Trois ou quatre cadavres sur vengeance à Vannes

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Bruno L'Her – Les vannes ne sont pas la spécialité de la ville française de Vannes (Morbihan), à en croire le roman policier "Le Sang de la vengeance" de Bruno L'Her, enfant du pays, dont c'est le quatrième ouvrage. 

Au contraire: sur 323 pages, le lecteur va être baladé au fil d'une sombre histoire de vengeance, portée par une rancœur personnelle.

Une équipe de police
Avant tout, deux mots pour placer l'ambiance: lui-même officier de police judiciaire retraité depuis peu, l'écrivain décrit avec réalisme, tout en nuances, le milieu d'une équipe de police de province. Il y a ses limites, les intelligences restreintes et les bourdes, laissant le lecteur crier qu'il faudrait aller chercher dans cette direction plutôt qu'ailleurs. Derrière son livre, on se sent plus malin... 

Mais surtout, il y a l'esprit d'équipe: autour du gendarme Anselin Garnéro, personnage récurrent de l'écrivain, et de son alter ego Jean-Jacques Cavalli, le lecteur voit évoluer un groupe d'humains, commettant des erreurs ou profitant de coups de chance – ou d'intuitions lumineuses. L'auteur évoque aussi les découragements, les états d'âme des policiers qu'il décrit, leur donnant une profonde humanité. Cela, même au moment où il s'agit de coffrer le terrible coupable.

Répétitif? Que nenni!
Terrible coupable? L'auteur imagine dans "Le Sang de la vengeance" une série de crimes fondés sur une vengeance dont la source puise dans la jeunesse des quatre victimes: un secret inavouable, un viol, une fille devenue mutique pour toute sa vie, une vie brisée. C'est que l'auteur admet que même aujourd'hui, en nos contrées où règne l'état de droit et où la vengeance n'a plus de raison d'être, celle-ci peut pourtant persister, pour suppléer à une justice considérée comme insuffisante.

Particularité de tous ces crimes? On comprend vite que quatre hommes sont visés, et le mode opératoire est toujours identique. Une option ennuyeuse? Certes, chaque meurtre se déroule en effet de la même façon, avec un pieu pointu enfoncé dans le cœur des victimes, avec le "Lac des Cygnes" en musique de fond et deux éléments de décor symboliquement importants: un petit vélo orange et la tenue d'une danseuse de 14 ans. Des indices qui devraient parler...

Mais pour éviter l'écueil d'une ennuyeuse répétition, l'auteur dessine cela en faisant, tel un compositeur, des variations sur un thème de départ: celui où meurt une victime nommée Jarnais, justement celle pour laquelle le lecteur n'aura guère d'empathie, présenté qu'il est comme un détestable bon à rien. Si elle laisse parler ce que ressent ledit Jarnais, la description est froidement clinique, finalement. Dès lors, les variations, soit les meurtres suivants, jouent entre autres sur les points de vue (ce que sait la police, ce que voient les voisins, la capacité d'adaptation de l'assassin) ou les circonstances: la dernière victime doit son salut à une rare particularité anatomique.

De fausses pistes et un cancer
Et comme il se doit dans un bon polar, le coupable est inattendu... même si on le voit progressivement venir, à mesure que l'auteur resserre l'étau – un resserrement qui n'exclut pas, et c'est un bonheur, le jeu des fausses pistes. Deux jeunes femmes mutiques s'appellent Cécile, par exemple, et une brève confusion permet de porter les soupçons sur le maire de la ville – et son témoignage lui confère un supplément d'humanité. On s'interroge aussi sur les bâtons pointus d'un professeur de navigation. Pas de bol: il sera victime lui aussi.

Et hop: pour doper le suspens et conférer une couche supplémentaire d'humanité à Anselin Garnéro, l'auteur donne un coup de projecteur sur son fils, atteint d'une tumeur au cerveau. Autant dire que si Anselin Garnéro s'efforce d'être humain et de donner à chacune et à chacun ce qu'il attend, il a quand même la charge mentale, à force de cavaler presque 24 heures sur 24. Résultat: plus d'une fois, l'auteur le place dans des situations extrêmement tendues où le bonhomme est près de craquer. Au travail, mais aussi en famille. Et pour finir, l'intrigue policière et la vie familiale se trouveront inextricablement mêlées. Autant dire que le cibouleau de l'enquêteur Anselin Garnero finit par faire le grand huit...

Très beau et riche personnage que cet Anselin Garnéro, d'ailleurs, à telle enseigne qu'il ne vit même pas ses premières aventures dans "Le Sang de la vengeance". Un roman qui se lit certes très bien isolément, mais qui assume les résonances de ce que ce policier éprouvé a vécu lors de précédents livres où il apparaît. Quelques incohérences émaillent certes "Le Sang de la vengeance": entre autres, l'idée de "travailler plus pour gagner plus" à la Sarkozy n'a pas sa place dans un roman qui a lieu en 2002 (p. 156), et malgré ce qu'il prétend (p. 298), le coupable ne peut avoir voté pour la peine de mort puisqu'il n'y a pas eu de référendum à ce sujet en France, et aurait été trop jeune de toutes façons, aux débuts de la présidence de François Mitterrand.

Mais cela n'entame guère l'efficacité d'un ouvrage qui s'il a quelques longueurs et avance parfois sur de gros coups de chance, est aussi globalement porté par une écriture fluide mise au service d'une poignée de personnages, femmes, hommes, enfants, policiers et civils, pétris d'une profonde et sincère humanité que l'auteur excelle à creuser.

Bruno L'Her, Le Sang de la vengeance, Paris, Nuits Blanches, 2010.


dimanche 17 novembre 2019

Dimanche poétique 423: Jean Richepin


Le vin triste

J’ai du sable à l’amygdale.
Ohé ! ho ! buvons un coup,
Un, deux, trois, longtemps, beaucoup !
Il faut s’arroser la dalle
Du cou.

J’ai le cœur en marmelade.
Les membres froids, l’esprit lourd.
Hé ! ho ! crions comme un sourd
Pour étourdir ce malade
D’amour.

J’ai le nez blanc, l’œil qui rentre,
Le teint couleur de citron,
Le corps sec comme un mitron.
Je veux trogne rouge, et ventre
Tout rond.

J’ai, pour guérir ma folie,
Pris un remède, dix, vingt;
Et puisque tout fut en vain,
Je veux être une outre emplie
De vin.

Que les verres soient mes armes.
Moi je serai leur fourreau.
Nous tuerons l’amour bourreau
Qui met dans mon vin mes larmes
Pour eau.

Je ne bois pas, je me panse.
Au bruit du glouglou moqueur
Je fais taire ma rancœur.
Et j’enterre dans ma panse
Mon cœur.

Jean Richepin (1849-1926), La chanson des gueux, 1881. Source: Poetica.


Délicieuse et nécessaire histoire du vin, révélatrice de notre humanité

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Didier Nourrisson – Y a-t-il un thème plus délicieux que le vin pour raconter l'histoire humaine? Spécialiste de l'historiographie des comportements alimentaires et des questions telles que la cigarette ou l'hygiène, historien peu désireux de parler de guerres et de batailles, Didier Nourrisson propose avec "Une histoire du vin" un document qui, à travers le jus de la treille, raconte quelque chose de notre belle et complexe humanité.


En préambule (qui a dit préam-"bulles"?), force est de relever la richesse et la diversité de la documentation que l'auteur a utilisée. La bibliographie est importante; elle va du prospectus à l'étude fournie, et l'historien en relève le caractère volontiers passionné, voire tranché. Il n'est pas évident de tracer une voie raisonnable et dépassionnée là-dedans; tel est pourtant le projet, réussi, de "Une histoire du vin". Ce qui n'exclut pas les illustrations pittoresques: l'auteur n'hésite pas à citer quelques poètes et chansonniers pour ajouter un supplément de saveur à son propos.

Le lecteur va se trouver face à un ouvrage structuré de façon chronologique, l'auteur allant chercher les origines du vin du côté de l'Arménie et de la Géorgie, il y a quelque six mille ans. Une structure classique et rassurante! La description des débuts du vin, fort anciennes, se fondent sur des indices ténus, parfois mythiques même, à l'instar de l'évocation de Noé qui planta la vigne – l'érudition de l'auteur lui permet d'amener d'autres histoires encore: il parvient par exemple à citer les premières allusions écrites à l'ivrognerie. L'auteur sait cependant les faire parler: ivresse et statut social sont des questions qui se posent même aux temps les plus reculés. Il sera aussi question de ces Romains qui ont colonisé la France par les ceps.

Peu à peu, l'auteur resserre son point de vue sur la France, certes un pays emblématique en matière de vin – mais qui est aussi celui de l'historien. D'anecdotes en analyses, il place son sujet dans les différents contextes historiques. Le vin apparaît ainsi comme une boisson longtemps réservée aux nobles, donc un marqueur de classe, au Moyen Âge et jusqu'à la fin de l'Ancien régime. De façon fouillée, l'historien décrit aussi la mise en place des terroirs fameux de la Bourgogne et du Bordelais, rappelant le rôle des Anglais, bons clients, dans les origines de ce dernier vignoble et de son organisation.

L'historien s'intéresse aussi au caractère populaire du vin, devenu objet de sociabilité, qui émerge au dix-neuvième siècle et culmine durant la première moitié du vingtième siècle, avec des vins légers qui ne sont cependant déjà plus la piquette des temps antérieurs. Il indique aussi l'opposition entre le vin, réputé salutaire, et les alcools forts, qui sont à bannir. Bien entendu, il rappelle Pasteur ("Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons"); il rappelle aussi, entre autres, que Philippe Pétain a joué le vin, supposé bénéfique et porteur de valeur civique, contre l'alcool fort (entre autres le pastis, et son créateur, Paul Ricard, évoque des oppositions récurrentes de ce genre dans son propre livre, "La passion de créer"), et qu'en France, l'on éduquait naguère les enfants au bon vin.

Reste que les derniers chapitres analysent un virage que l'auteur place justement après la fin de la Seconde guerre mondiale: on commence à parler du vin comme d'une boisson alcoolique comme une autre, on isole chimiquement l'alcool et, peu à peu, plus ou moins incitée, la société se met à boire moins (et moins souvent), mais mieux. L'historien démontre donc comment, peu à peu, le p'tit jaja a quitté les tables du quotidien. Il esquisse aussi l'émergence des tendances les plus récentes telles que le bio, et évoque les nouveaux pays du vin comme la Chine. Les sources sont récentes pour le coup; dès lors, l'auteur ne manque pas de citer quelques cas typiques qui trouvent leurs racines entre Saint-Etienne et Lyon, du côté du Forez. Pour reprendre les mots de l'historien, c'est "l'époque du bon vin" – la nôtre. 

Qu'on me permette une comparaison: au fil des pages, on se dit que le vin, à l'instar du jeu tel que l'a décrit le professeur d'administration publique Jean-Patrick Villeneuve, est "le bon, la brute et le truand" ("The Good, the Bad and the Ugly: Regulating Gambling in the XXIst century", Lausanne, conférence Bignami, 2011): le bon avec goût et modération, la brute lorsqu'il favorise l'excès, le truand lorsqu'il triche: cela aussi, jus de betterave ou coupages abusifs, on le trouve dans "Une histoire du vin"... 

Le vin d'hier n'est pas celui d'aujourd'hui, on le comprend au fil des pages, et les buveurs changent de visage et d'habitudes au fil des siècles! Evolution du goût et des modes, description d'un fait de société, équilibre entre l'ivresse excessive et la dégustation, où la prophylaxie et l'hygiène viennent jouer leur partition: l'historien se fait aussi sociologue, historien de l'économie, juriste à l'occasion, voire analyste littéraire. Le vin apparaît dès lors comme un aliment complet... en particulier pour l'historien! Le lecteur se délecte bien sûr en entendant résonner au détour des pages les noms des terroirs fameux. Mais même sans cela, il trouvera son bonheur au fil de ces pages riches et goûtues, écrites d'une plume aisée, parfois astucieuse, toujours exacte, soucieuse de parler au grand public d'un sujet qui reste éminemment populaire.

Didier Nourrisson, Une histoire du vin, Paris, Perrin, 2017.



jeudi 14 novembre 2019

Indonésie 1960: l'année de tous les dangers sous le regard de Tash Aw

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Tash Aw – C'est en Indonésie que l'écrivain malais d'expression anglaise Tash Aw emmène ses lecteurs avec son roman "La carte du monde invisible". Un ouvrage qui suit les traces d'un enfant adoptif, Adam, à la recherche de ses racines dans le contexte hautement inflammable de l'année 1960 – "l'année de tous les dangers" pour l'Indonésie de Soekarno.


Le titre fait référence à un élément spécifique du roman: l'île où vit Adam De Willigen, chez son père adoptif Karl, peintre néerlandais favorable à l'émancipation du peuple indonésien, est totalement inventée. Non sans humour, l'écrivain lui crée une histoire, conférant au nom de l'île, Nusa Perdo, une étymologie ambiguë. Rien de plus aisé que d'inventer une île dans un pays, l'Indonésie, qui en compte plusieurs milliers... 

Reste que ce monde imaginaire est en phase avec le réel, qu'Adam, dont l'anamnèse d'enfant adoptif est un gage d'épaisseur attachante dès le minutieux chapitre 2, va expérimenter en partant à la recherche de ses racines – quittant en somme, tel un autre Adam, son paradis imaginaire. Paradis de l'île, paradis de l'enfance aussi peut-être.

Du coup, bienvenue dans le monde réel! L'écrivain décrit avec un réalisme affûté l'année 1960 en Indonésie, en particulier à Jakarta, marquée par des soulèvements populaires. On perçoit un rejet des populations occidentales restées en Indonésie après l'indépendance du pays: Néerlandais bien sûr comme Karl, mais aussi Australiens, ou même une Américaine qui ne se sent guère d'attaches. Pour l'auteur, voilà de quoi plonger son lecteur dans l'action, par exemple lorsqu'il décrit les impressions de personnes coincées dans une voiture chahutée au milieu d'une manifestations. Et aussi de quoi interroger les racines parfois enchevêtrées de ceux qui habitent l'Indonésie au milieu du siècle. 

Racines? L'auteur a un regard aigu lorsqu'il s'agit pour lui de mettre en scène les Indonésiens qui s'observent entre eux: un teint, un faciès, un accent ou un parler suffisent à classer telle personne en fonction de son origine: telle île, telle condition sociale. Et par conséquent telles accointances ou hostilités.

Plus généralement, le lecteur va découvrir les différents groupuscules d'obédience marxiste qui agitent Jakarta et l'Indonésie. Pas de lourdes leçons cependant: sans chercher à condamner ou à louer tel ou tel bord, l'écrivain personnalise les sensibilités politiques au travers de personnages beaux, parce qu'on y croit et qu'ils sont bien travaillés. On pense à Din le fourbe, adepte des grandes théories et de l'action violente et terroriste (Adam jouera ce jeu bien malgré lui), pourtant privilégié puisqu'il est un universitaire qui a étudié à Londres. Distillé au fil des pages, son parcours lui confère une belle épaisseur. On pense aussi à Zubaidah, dite Z, animatrice d'un collectif pacifiste qui fonctionne, de façon romantique, autour d'une revue de poésie. Attentats manqués, émeutes, manifestations houleuses: l'auteur dessine tout cela, qui constitue une fresque historique réaliste. 

Le regard de l'auteur n'est pas moins précis sur les personnages occidentaux qui habitent "La Carte du monde invisible". Ceux-ci ont aussi toute l'épaisseur de leur passé, valorisée par un soupçon de caricature. On sourit ainsi en voyant le portrait de Karl De Willigen, peintre médiocre dans la manière de Gauguin, fataliste, vivant justement dans l'île fictive de Nusa Perdo. Ou en observant Margaret Bates, incapable de préparer un repas, chez laquelle Adam, dans sa fugue à la recherche de ses racines familiales (il y a aussi un frère dans l'histoire, Johann...), se réfugie. Elle constitue la porte d'entrée vers le monde où les Occidentaux restés en Indonésie en 1960 vivent – gens d'affaires ou journalistes véreux vivant à l'aise, entre autres.

Un adolescent cherche ses origines alors qu'un pays se cherche une identité: tel est le programme de "La carte du monde invisible". Il en résulte un roman réaliste complexe et flamboyant, porté par une écriture lente, fluide et généreuse, coloré par un contexte politique clairement recréé, coupures de presse à l'appui. Autant dire que le réel de la politique finit toujours par rattraper l'imaginaire d'une île, Nusa Perdo, qu'on aurait crue protégée...

Tash Aw, La carte du monde invisible, Paris, Robert Laffont, 2012. Traduit de l'anglais par Anouk Neuhoff.

dimanche 10 novembre 2019

Dimanche poétique 422: Claude Malleville


Philis, les yeux en pleurs et le coeur en tristesse
Philis, les yeux en pleurs et le coeur en tristesse,
Implore le secours de notre charité
Et ne brille pas moins au fort de sa détresse
Qu'un astre qui reluit parmi l'obscurité.

Sa seule nudité découvre sa richesse.
Plus on voit de son corps, plus on voit de beauté,
Sa pompe est toute en elle et comme une déesse,
Elle doit son éclat à sa propre clarté.

Philis, belle Philis, ornement de notre âge,
Ou change de fortune ou change de visage,
Ta disgrâce s'oppose à tes charmes vainqueurs.

On ne peut accorder tes faits et tes paroles,
Tu demandes sans cesse et sans cesse tu voles,
Et tes moindres larcins s'étendent sur les coeurs.

Claude Malleville (1596-1647). Source: Poésie.Webnet.

samedi 9 novembre 2019

En cargo vers la Guyane, le sens de l'observation en plus

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Jessica Da Silva Villacastín – Récit de voyage, oui... mais reste-t-il encore des lieux à découvrir dans ce monde qui semble avoir tout révélé à celles et ceux qui le peuplent? La question mérite d'être posée. L'écrivaine et journaliste Jessica Da Silva Villacastín la contourne en écrivant "Un boudoir sur l'Atlantique": ses pages les plus intéressantes, capables de révéler toute la noblesse du genre, sont celles qui disent la traversée en cargo, diverses et passionnantes. Le voyage est-il l'enjeu de ce livre, plus que la destination, qui ne serait qu'un prétexte? Avec le préfacier David Collin autant qu'avec l'auteure, c'est ce qu'on se dit.


Préparer un voyage, le commencer, c'est entre autres passer par une phase de désenchantement: les choses concrètes déconstruisent les images romantiques, nourries de préjugés, que la narratrice a pu se faire de sa destination. Il faut faire une valise, certes, mais aussi répondre aux questions que les amis posent: pourquoi partir pour un si long voyage, et que faire en Guyane française? Ce désenchantement est cependant bénéfique: il conduit la personne qui le vit vers une vérité plus sûre, plus solide.

Les points de vue se multiplient donc lorsque l'auteure raconte sa vie sur le porte-conteneurs Platon – tout un programme pour une femme de culture. Le lecteur se trouve ainsi plongé dans le vécu le plus concret, par exemple lorsqu'il s'agit de relater les ressorts du mal de mer, du roulis et du tangage. L'observation de l'auteure se fait aussi sociologique lorsqu'elle évoque les relations entre les hommes à bord, soulignant le rôle essentiel et insoupçonné du cuisiner pour une bonne ambiance – mais aussi celui du capitaine, autre homme clé bien entendu. Et la technique n'échappe pas à l'observation fine de l'auteure, qui assène chiffres et notions pour créer une certaine poésie à base de mots neufs.

Cela, quitte à ce que cela paraisse un peu froid parfois: on sent que l'écriture se fait journalistique par moments, distancée malgré elle. Il y a aussi comme une distance lorsqu'il est question des autres avec lesquels la narratrice interagit, qui peut passer pour de la superficialité: on aurait aimé en savoir plus. Mais d'un autre côté, l'effleurement apparent dit des rencontres certes intenses, mais fugaces – elles ne dépassent guère le temps d'une traversée, et il n'est pas certain que les e-mails trouveront longtemps des réponses.

Le ton journalistique est cependant assumé en fin de livre, lorsque l'auteure effectue une synthèse théorique de son voyage et du ressenti qui a été le sien: traverser l'Atlantique sur un bateau de la marine marchande, c'est passer dans un autre monde, transformer ses habitudes, entre autres en renonçant aux ressources du numérique en matière de communication ou en renouant avec l'ennui fécond, loin d'une société qui vous sollicite sans relâche. Cela fait envie...

Et certes, l'écrivaine décrit la Guyane qu'elle découvre, confie ses réflexions sur ce lanceur dont la carrière ne dure que quelques instants vite cramés. Elle dit aussi les voyages en auto-stop, les gens, les villes, la nature, les décalages et surprises aussi, avec le sens de l'observation du reporter qui va à l'essentiel. Pour faire encore plus vrai, elle n'hésite pas à citer des tickets de caisse ou des menus de restaurant, donnant à ce livre rédigé sous la forme d'un journal des airs de papiers collés.

Mais si elle est loin de l'Europe, l'auteure n'en oublie jamais d'où elle vient. Porteuse d'éclats de vie, son écriture fluide et naturelle recèle en effet quelques bons vieux helvétismes qui rappellent, même lorsqu'il est question de la Guyane ou du Brésil, que l'auteure est bel et bien genevoise.

Jessica Da Silva Villacastín, Un boudoir sur l'Atlantique, Genève, Encre fraîche, 2019. Préface de David Collin.

Le site des éditions Encre fraîche, celui de Jessica Da Silva Villacastín





vendredi 8 novembre 2019

Violent. Violemment jouissif. Sur "Outrage" de Maryssa Rachel

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Maryssa Rachel – Voilà un ouvrage qui a fait scandale à sa parution dans le monde des blogolectrices et blogolecteurs de romance! Troisième roman de l'écrivaine, chroniqueuse et photographe Maryssa Rachel, "Outrage" plonge dans ce que l'être humain peut avoir de plus sombre et de plus perturbant. Cela, en suivant le personnage de Rose, lui-même torturé, loin des figures de romance vanille trop souvent vues. Qu'on le sache avant toute chose: "Outrage" est violent. Ou violemment jouissif. Choisis ton camp, lectrice ou lecteur.


"Nomen est omen": un personnage portant le prénom presque désuet de Rose mais pourtant jeune en ce début de vingt et unième siècle, ce n'est pas innocent. L'auteure assume toute la symbolique sexuelle de la fleur (qui est, de toutes façons, un organe sexuel, rose ou non), de l'aimable bouton; et pour enfoncer le clou, la couverture, travaillée en clairs-obscurs superbement équivoques, l'atteste. Et de plus, il sera souvent question de boutons de rose – autrement dit, de clitoris. Porteuse d'un vécu marqué par l'inceste et le secret qui l'accompagne, Rose se présente donc, à l'aube de la quarantaine, comme le réceptacle des désirs les plus divers, féminisé à l'excès. Alcool, hommes, drogues: la vie continue, façon Kleenex.

Mais hop: la romancière intercepte son lecteur lorsqu'arrive Alex, le grain de sable qui fait naître le roman. Dès lors, le lecteur est placé en position de témoin, pour ne pas dire de voyeur, d'une relation dysfonctionnelle fondée sur la notion d'emprise. C'est que si Rose est torturée, Alex ne l'est pas moins, à sa manière. Tout va bien s'il n'y avait pas l'amour... La romancière excelle à dessiner une relation incroyable entre deux être que tout éloigne mais que tout rapproche pourtant, surtout le parcours de vie fracassé. Alex est un artiste névrosé, Rose une artiste névrosée, ils se fracassent entre eux, tout va bien...

Cette relation est portée par le poison de l'amour, qui donne à Rose la force de rester quelque temps avec Alex alors qu'elle aurait quitté tout autre homme, qu'il soit ange ou démon. Ce poison est aussi celui qui consommera la rupture, Alex étant allé voir ailleurs. Reste que la relation entre Alex et Rose constitue la plus belle part d'"Outrage", si terrible qu'elle soit: emprise (la clé!), relations perverses, jalousie maladive alternant avec la tendresse, la romancière radiographie exactement le fonctionnement d'un Alex pervers narcissique, en adoptant le point de vue de Rose, celle qui, rappelons-le, vit une existence empreinte de libertinage que son passé explique.

Libertinage? C'est ce qui alimente la deuxième partie du roman. Elle apparaît un peu plus faible, en ce sens qu'elle ne montre plus qu'un seul personnage, Rose, faisant face à différents partenaires tour à tour, dans un concours vers l'extrême qui paraît un brin gratuit. Qu'on s'entende bien: je n'ai aucun problème à lire des histoires de zoophilie ou de sadomasochisme sévère (d'autant plus qu'il y a toujours un code de sortie, et que c'est raconté de façon splendide): le souci est ailleurs.

En mettant en scène une Rose qui roule en solo après sa rupture avec Alex, en effet, l'écrivaine aligne, dans la deuxième partie du roman, des chapitres qu'on voit venir de loin, pratiquement rien qu'en lisant le titre du chapitre, ou ses premières lignes, et qui relatent des coïts sans lendemain, pratiqués dans les extrêmes. Du coup, alors que le lecteur se montre intéressé dans la première partie par le fil rouge de l'évolution d'une relation dysfonctionnelle et pourtant solide, il se retrouve, dans la deuxième partie, avec l'impression répétitive d'une galerie: Rose avec un homme politique, Rose avec un couple, Rose au camping, etc. Alors certes: là aussi, Rose avance, et il est permis de voir cette succession d'épisodes comme un apprentissage romantique et sexuel; mais comme l'auteure ne souligne guère qu'il s'agit de cela, le lecteur a plutôt l'impression de se trouver baladé d'une scène pornographique à l'autre.

Pornographique? On ne va pas se mentir: l'auteure exploite les codes du genre, ainsi que la violence de l'explicite. Cela passe par un vocabulaire sans filtre, que la romancière utilise pour développer une musique puissante et accrocheuse. Cela va aussi, surtout, par le goût pour le zoom avant sur ce qui se passe, quitte à jouer avec les extrêmes jusqu'à la caricature qui les rend dérisoires: giclées de sperme monstrueuses, moumouilles dégoulinantes de cyprine. La surenchère fonctionne aussi dans les situations où le sexe survient, quitte à flirter, éventuellement du mauvais côté, avec la ligne rouge des interdits moraux ou légaux. On se baise dans un cimetière, on s'étrangle dans des orgies BDSM, on fait ça en public, on s'exhibe. On consent? Hum: si l'on n'est jamais dans le viol (sauf une fois - c'est le point de bascule!), on est parfois dans le juste accepté, à la fois jouissif et répulsif, dans ce qu'on déteste, ce qui dégoûte, est aussi ce qui fait jouir. C'est compliqué...

Mais toujours, c'est la voix de Rose, la narratrice qui s'exprime, sans filtre, dans un style qui cogne à coups de répétitions porteuses de rythme, contraignant le lecteur à endosser le rôle du voyeur. L'accepte-t-il? Comme Rose dit à un politique: il suffit de prononcer son prénom pour que s'arrête ce dont on ne veut plus. De même, le lecteur a aussi le droit théorique de s'arrêter: pas plus que le partenaire d'un jeu sexuel, il ne saurait être contraint à aller à des extrêmes qu'il ne veut pas. Mais qui ne voudrait aller au bout d'un livre ou d'un jeu vicieux? Dès lors, on reconnaîtra qu'avec le fascinant roman "Outrage", Maryssa Rachel, Domina le temps d'un livre, conduit de main de maître son lectorat jusqu'aux extrêmes des jeux et labyrinthes sexuels les plus escarpés; et si puissant que soit le sortilège, car la romancière sait clairement mener son récit et envoûter, libre à chacune et à chacun de s'y soumettre ou de quitter le jeu.

Maryssa Rachel, Outrage, Paris, Hugo et Cie, 2017.

Le site des éditions Hugo et Cie.


dimanche 3 novembre 2019

Dimanche poétique 421: Joachim du Bellay


Nous ne faisons la cour aux filles de Mémoire

Nous ne faisons la cour aux filles de Mémoire,
Comme vous qui vivez libres de passion :
Si vous ne savez donc notre occupation,
Ces dix vers en suivant vous la feront notoire :

Suivre son cardinal au Pape, au Consistoire,
En Capelle, en Visite, en Congrégation,
Et pour l'honneur d'un prince ou d'une nation
De quelque ambassadeur accompagner la gloire :

Être en son rang de garde auprès de son seigneur, 
Et faire aux survenants l'accoutumé honneur, 
Parler du bruit qui court, faire de l'habile homme

Se promener en housse, aller voir d'huis en huis 
La Marthe ou la Victoire, et s'engager aux Juifs :
Voilà, mes compagnons, les passe-temps de Rome.

Joachim du Bellay (1522-1560), Les Regrets. Source: Poésie.Webnet.

samedi 2 novembre 2019

Dans les sables mouvants hostiles de Donoma

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Bernard Fischli – Y a-t-il, dans l'univers, une planète susceptible d'accueillir la vie humaine? Et à quel prix? Telles sont les questions que pose Bernard Fischli, auteur du triptyque des "Voyages sans retour", qui s'inscrit dans le genre du space opera. Après un premier opus intitulé "Esmeralda", le voici qui embarque ses lecteurs sur Donoma, une planète pour ainsi dire vivante que des humains cherchent à comprendre. "Donoma"? Tiens, c'est justement le titre de ce roman.


La narration suit le personnage de Rand Duncan, transporté sur la lointaine planète de Donoma à la suite d'affaires criminelles. Intéressant: au fil des pages, le lecteur découvre que les aventuriers de l'espace ne sont pas des héros de cinéma qui font rêver, mais bien plutôt des repris de justice auxquels on a fait une proposition, à concrétiser dans un cadre militaire strict. Face à ces criminels, il y a des scientifiques, qui ne sauraient se passer des biceps des hommes et femmes qui assurent leur sécurité. Autant le dire: dans "Donoma", découvrir des planètes, c'est quelque chose de scientifique et de pragmatique, de désenchanté en somme. Rien d'épique là-dedans, et pour le souligner, les actes héroïques sont sanctionnés – on pense au sauvetage in extremis de Rosa, prise dans des sables mouvants.

Il ne se passe pas grand-chose sur Donoma, et l'essentiel de l'action est impulsée soit par les responsables d'exercices eux-mêmes, soit par cette planète qui fait figure de personnage, capable de se défendre de façon aveugle, presque automatique, contre une présence humaine perçue comme hostile. Abrite-t-elle de la vie, au sens terrestre du terme? La question est amenée dans le roman, et trouve au fil des pages une réponse originale.

En face, la vie humaine traditionnelle s'organise. Celle-ci est faite essentiellement d'exercices plutôt stériles, tels que ceux qu'on fait à l'armée – de quoi rappeler "Le désert des Tartares" de Dino Buzzati. En se concentrant sur ses personnages humains, cependant, l'écrivain captive: il recrée avec réalisme les liens amicaux ou antagoniques qui naissent dans le contexte militaire, y compris entre hommes et femmes puisque dans "Domona", tout le monde est amené à voyager sans retour vers des planètes lointaines. Comme nul n'est fait de bois, il y a de l'amour aussi, contrarié par certaines contraintes; il apparaît cependant un poil hardi (enfin, quoique...!) de faire ici un lien avec le film homonyme "Donoma" de Djinn Carrénard (2011).

Ces liens entrent en résonance avec ceux qui existent avec les scientifiques, justement, qui n'ont pas forcément les mêmes consignes que les militaires. L'auteur joue à volonté sur ces tensions et proximités possibles. Et plus généralement, il interroge le lecteur: est-ce que l'humain, posé sur une planète lointaine, est capable de créer une société vraiment nouvelle? La réponse est plutôt pessimiste: hiérarchies et castes se recréent de façon presque spontanée. Et le fait que les équipes soient aussi hétérogènes que possible (ce que manifeste le jeu incessant et savoureux des noms et prénoms venus d'ici et d'ailleurs, hardiment mixés) n'y change pas grand-chose: la diversité n'est pas présentée ici comme une richesse.

Pessimisme également dans l'image renvoyée de la planète Terre, rebaptisée Terra et qui reste une référence, notamment en matière temporelle – c'est pratique pour le lecteur. Cette terre paraît en effet avoir connu des vicissitudes qui ont rendu inévitable le départ des humains, qui en gardent une mémoire parfois nostalgique. L'allusion à des catastrophes naturelles fait écho aux préoccupations écologiques actuelles, de façon diffuse. Et le caractère hostile de la planète Donoma, qui fait suite aux ambiances de la planète Esmeralda qui a fait l'objet d'un précédent roman, suggère au lecteur que s'il existe des planètes habitables dans l'univers, aucune ne constitue un plan B sympa en cas de destruction de notre bonne vieille Terre. La suite dans et sur "Océania"...

Bernard Fischli, Donoma, Vevey, Hélice Hélas, 2019.

Le site des éditions Hélice Hélas.

vendredi 1 novembre 2019

Les quatre cents coups d'un groupe d'ados

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Julien Decoin – Une bande d'amis, une première cuite, l'idée d'un groupe de fonder un groupe de rock: tel est le point de départ de "Un truc sauvage", premier roman de Julien Decoin (le fils de Didier). Son titre fait référence à la première chanson jouée par le groupe, "Wild Thing" des Troggs. Quant à son incipit, "Je me promets de ne plus jamais boires d'alcool", il résonne de façon piquante avec la dernière phrase du livre: "A la tienne." Qu'y a-t-il donc entre deux?

C'est un ado qui raconte, un ado dont le verbe trahit une surprenante maturité et paraît presque sage et grave, malgré son évidente vigueur. Avec ses amis, il entend faire les 400 coups, et tous suivent un décompte précis. Quel sera le dernier? En voyant cette bande indéfectible (image récurrente de la main à 6 doigts, correspondant au nombre de gars de l'équipe), on pense aux artistes de "La Touffe Sublime" d'Ivan Sigg (d'autant plus qu'il y a du Beatles, la musique de Papa étonnamment, dans ce groupe de millenials), ou peut-être aux "Copains" de Jules Romains.

Pourtant, le personnage d'adolescent dessiné par l'auteur sonne vrai avec son souci de ce que les autres disent de lui, les parents en premier lieu, et son besoin d'appartenance: seul le groupe de musique donne suite à ce besoin, l'ado mis en scène apparaissant comme assez isolé par ailleurs, incapable encore de dire un sentiment amoureux à Emilie, celle qu'il aime et idéalise – majuscules à l'appui. Il se présente aussi comme un lycéen médiocre et gris, peu soucieux de son avenir. Mais qui a ses idoles musicales, quand même.

Le groupe a une âme et un moteur: c'est son leader, seul musicien réellement formé du groupe. L'auteur dessine là un beau personnage de meneur charismatique, pédagogue en diable. On retrouve le groupe dans les bars et bistrots de province, jouant de façon un peu bancale mais attachante, touchant ses cachets sous forme de bières.

Signalée par un mystérieux homme rencontré dans la nuit, l'irruption de l'entreprise Lapar constitue un virage dans le récit. Le romancier revisite ici le thème du pacte avec le diable, en le mettant au goût du jour, dominé par la raison: le diable prend la forme d'une entreprise capable d'offrir du bonheur aux gens. Organisation aimant isoler et flatter, Lapar a aussi des allures de secte (p. 107 et précédentes). Et ça semble marcher: le groupe connaît des succès, trouve des engagements dans des salles parisiennes. Côté Emilie, ça devient faustien... Quel est le prix du contrat que le narrateur a signé avec Lapar? Et quel rôle effectif cette organisation joue-t-elle? L'incertitude ouvre la porte à un climat fantastique.

«On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans»: la phrase de Rimbaud, attendue, est bel et bien citée par l'auteur, à plus d'une reprise. "Un truc sauvage", c'est le récit mêlé d'introspection de six adolescences presque comme les autres, avec le souvenir d'un succès improbable, fulgurant mais fragile. Et bien sûr la bière, les filles et le rock. Amertume incluse.

Julien Decoin, Un truc sauvage, Paris, Seuil, 2014.