samedi 12 janvier 2019

Voyage halluciné sur la planète Cuba avec Gabriel Bender

CubaLibre
Gabriel Bender – Il a parlé des bistrots entre ombres et lumières, il a brocardé l'aventure olympique du Valais dans "Fioul sentimental" en 2018: Gabriel Bender est, semble-t-il, un auteur qui sait tout faire. "Le sociologue couteau suisse", le surnomme le Magazine Migros, sous la plume de Laurent Nicolet. Et voilà que Gabriel Bender arrive avec son premier roman, "Cuba Libre". Force est de constater que là aussi, il assure, en proposant à ses lecteurs un voyage complètement halluciné, affolant par moments, sur un territoire qui a les apparences d'une autre planète que celle où nous vivons.


Un personnage atypique et conventionnel
Pour accentuer le contraste au maximum, l'auteur met en scène Maurice-Guillaume Boniek, un personnage hispano-polonais et Valaisan, Suisse un peu trop bien assimilé par ses parents (il s'appelle Maurice par référence à Saint-Maurice, et Guillaume par référence à Guillaume Tell). Il apparaît comme à la fois conventionnel et atypique. Complexe, ou pour le dire mieux: improbable...

Conventionnel? Oui, dans le sens où il incarne l'archétype du touriste occidental qui aime voyager loin de chez lui, à condition que ce loin ressemble à chez lui. C'est vite déstabilisant, surtout pour un garagiste qui a les pieds bien sur terre! Gageons que les lecteurs qui voyagent se reconnaîtront avec un sourire dans plus d'une scène du roman en se souvenant de leurs moments de décalage culturel loin de chez eux.

Atypique? Cela aussi, au vu de son passé, qui se révèle page après page, comme un secret: sait-on qu'en une seule journée, il est devenu papa, mari et orphelin de père, mais pas veuf, hélas? Sait-on aussi qu'il est devenu père sans avoir vraiment fait l'amour, à une fille qui aurait dû être un coup sans lendemain? Il lui a pourtant bien fallu assumer. Le voyage à Cuba aurait dû être un voyage de noces différé, une façon de renouer enfin avec cette épouse qu'il n'a pas voulue. Mais voilà: elle a dû rester en Suisse parce qu'elle est devenue grand-mère.

Résultat: Boniek part seul en tour de noces. Atypique, j'ai dit.

Touriste sur une autre planète
Une semaine pour voir du pays, ou pour s'éloigner d'un passé devenu trop compliqué: alors que le voyage à Cuba aurait dû être celui du rapprochement nécessaire, voilà qu'il devient celui de la fuite. "Mentira, mentira, mentira", lit-on en début de roman, en espagnol: dès le début, on constate que Boniek ment aux autres... et surtout à lui-même, ce que l'on découvre surtout en fin de roman, lorsque les masques tombent, l'alcool et les psychotropes aidant. Les habits sont-ils un masque? Sans doute, puisqu'à un moment de son parcours, Boniek se retrouve nu, puis revêtu d'une robe héritée d'un travesti bienveillant. Quasi-puceau (on en reparlera), est-il vraiment un homme?

Qui dit mensonge dit rapport à la vérité, alternative en fonction des individus: chacun voit la sienne. En bon Suisse, Boniek fait usage de sa raison et sait compter ses sous: c'est un radin de première, cherchant à économiser ses dollars. En face, pourtant, on parvient toujours à le faire raquer. Les négociations font souvent figure de dialogues de sourds que l'auteur s'amuse à orchestrer... et que le lecteur s'amuse à dévorer.

Résultat: baladé en train, en taxi-dromadaire (entendez: en tandem, il faut pédaler!) ou à pied à travers Cuba, Boniek vit un séjour qui n'est pas de tout repos. Paranoïaque, il veille à ne pas prêter le flanc à des accusations policières. Pourtant, et c'est là qu'on voit que chacun a sa vérité, le chapitre "Sabado" constitue une relecture entière du roman, vue par la police, après une narration vue à travers le regard de Boniek.

Boniek, le quasi-puceau
Être à la fois père et puceau, est-ce possible? L'auteur montre avec Boniek un personnage qui n'a fait l'amour qu'une seule fois dans sa vie, et a, si l'on ose le dire comme cela, réussi son coup au-delà de toute espérance. Du coup, alors que certains partent sur cette île pour chercher aventure, cet état particulier du personnage principal génère une tension supplémentaire pour le lecteur, qui se demande si Maurice-Guillaume va baiser. Oui, non? En fonction de l'attachement que l'on porte à Maurice-Guillaume Boniek, le lecteur peut espérer ou redouter – sans doute les deux en même temps. Et à quel prix Boniek va-t-il enfin devenir un homme? Telle est toute la question du roman.

Du coup, l'auteur ne se gêne pas pour disséminer quelques situations où cela pourrait se produire. "Pourrait": oui, le suspens est bien ménagé, et les scènes déceptives sont assez nombreuses – pas qu'à Cuba d'ailleurs, par la grâce du flash-back. Plus d'une fois, Boniek aurait pu, mais, par fierté mal placée ou par manque de générosité (financière, mais ce n'est sans doute qu'un prétexte), il refuse plus d'une avance. Cela, au terme de scènes où l'auteur arrive parfaitement à faire donner les violons: plages, soleils couchants, rien ne manque. 

Porté par quelques motifs récurrents comme celui du coq (qui rappelle celui qui a chanté après que Pierre a renié le Christ par trois fois) ou la citation de poètes cubains ou suisses qui renvoient Maurice-Guillaume Boniek à sa médiocrité culturelle, "Cuba Libre" relate sur un ton échevelé sept journées qui transforment un homme et l'emprisonnent dans une nouvelle vérité, un paradis qui s'appelle Cuba et où le rêve règne, parce que sous les Castro, pour ses habitants, si joyeux qu'ils paraissent, n'y a plus que ça.

Gabriel Bender, Cuba Libre, Fribourg, Faim de Siècle, 2018.

Le site des éditions Faim de Siècle.

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