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dimanche 30 avril 2023

Dimanche poétique 586: François Maynard

Déserts où j'ai vécu dans un calme si doux

Déserts où j'ai vécu dans un calme si doux,
Pins qui d'un si beau vert couvrez mon ermitage,
La cour depuis un an me sépare de vous,
Mais elle ne saurait m'arrêter davantage.

La vertu la plus nette y fait des ennemis ;
Les palais y sont pleins d'orgueil et d'ignorance ;
Je suis las d'y souffrir, et honteux d'avoir mis
Dans ma tête chenue une vaine espérance.

Ridicule abusé, je cherche du soutien
Au pays de la fraude, où l'on ne trouve rien
Que des pièges dorés et des malheurs célèbres.

Je me veux dérober aux injures du sort ;
Et sous l'aimable horreur de vos belles ténèbres,
Donner toute mon âme aux pensers de la mort.

François Maynard (1582-1646). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 28 avril 2023

Raymond Delley, aux racines du métier d'écrivain

Raymond Delley – Ayant posé le point final à ce qui est devenu sa "Trilogie de la mémoire", le romancier fribourgeois Raymond Delley s'est penché sur les racines et les ramifications de son activité d'écrivain. Cela, à la double instigation de son public et de son éditeur, Michel Moret, des éditions de l'Aire. 

Il en résulte "Comment je suis devenu écrivain", un court ouvrage aux allures de Mémoires littéraires, subdivisé en trois parties qui sont autant de facettes: l'enfant, l'homme, l'écrivain. Cela, sans oublier, en conclusion, cette question qui est un signe de modestie: "Ai-je mérité ce beau nom d'écrivain?".

Chronologique, ce livre se lit comme un roman, et l'on y retrouve avec plaisir la plume fine et cultivée de l'auteur. Soucieux de focale, celui-ci choisit d'écrire son enfance à la troisième personne du singulier: pour le désormais septuagénaire, celle-ci est lointaine, et la troisième personne installe la juste distance. 

Toute cette première partie est consacrée à la découverte des mots et de leur fascinant pouvoir évocateur, à partir des termes les plus simples et concrets, ceux de sa vie quotidienne. Puis viennent la lecture, l'école et la découverte de la musique particulière qu'ils peuvent faire naître lorsqu'ils sont mis ensemble pour faire naître des histoires qui, de Fenimore Cooper à Bob Morane, fouettent l'imaginaire du jeune lecteur. 

Les livres continuent de hanter l'auteur tout au long de ses études et de sa carrière d'enseignant, puis vient l'envie d'en écrire lui-même. Le romancier, dès lors, donne un aperçu des coulisses de son travail, indissociable du plaisir d'écrire avec aisance sur les thèmes de toujours, qui sont l'enfance ("Les Clairières"), les amours ("Quelques jours en automne") et les morts ("Comédie humaine"). Cela, sans jamais se départir d'un tempérament contemplatif et introverti.

Il y a aussi un regard sur les constantes narratives: ses trois romans sont construits sur au moins une paire d'intrigues qui s'entremêlent, l'une directe et chronologique, l'autre chaotique et sinueuse. Enfin, l'auteur indique par quelle alchimie ses romans, œuvres de pure imagination, cristallisent, consciemment ou non, une part de son vécu – un vécu qui peut aussi garder la mémoire des écrivains lus et savourés.

Enfin, l'auteur ne manque pas d'indiquer le rapport qu'il peut y avoir entre son statut d'écrivain et celui d'ancien enseignant. L'un prime-t-il l'autre? Dans un exercice original, le professeur Raymond Delley propose une dissertation précise sur l'écrivain Raymond Delley. Un écrivain qui termine ce bref opus par quelques perspectives, dont celle d'un futur polar qu'il promet mélancolique – bien dans la veine de sa "Trilogie de la mémoire".

Raymond Delley, Comment je suis devenu écrivain, Vevey, L'Aire, 2023. Préface de Jean-François Haas.

Le site des éditions de l'Aire.


jeudi 27 avril 2023

Police et vengeance: le double jeu d'un inspecteur

Christian Lanza – C'est un roman policier bien complexe et noir à souhait qu'offre l'écrivain Christian Lanza, ancien enseignant de langues anciennes, avec "Les anges noirs". Second opus de l'auteur, celui-ci met en scène pour la première fois l'inspecteur Vincent Dreyer, personnage captivant à force d'être tourmenté. Et porteur: d'ores et déjà, deux suites sont annoncées. Il n'en faudra pas moins pour réparer toutes les blessures qui ont marqué l'existence du bonhomme.

Voyons... L'intrigue du roman "Les anges noirs" plonge ses racines dans un événement tragique: l'assassinat de la famille du juge Dreyer au complet – sauf précisément le jeune Vincent, 12 ans au moment des faits, miraculeusement hors de chez lui ce jour-là – par quatre malfrats masqués. Dès lors, Vincent Dreyer, héritier inconsolable, handicapé des sentiments, n'aura de cesse de prendre sa revanche. Devenir flic fait partie de ses projets, de même qu'un entraînement physique rigoureux – paradoxalement contrecarré par un certain goût des bonnes choses, vins ou cigares entre autres.

Se pose dès lors la question cruciale du mélange de justice personnelle et de justice d'Etat, omniprésente dans ce roman qui plonge au cœur de ce que l'âme humaine peut avoir de plus sombre. Résultat: n'hésitant pas à tuer pour se venger, Vincent Dreyer arbore constamment une facette de personnalité qui suscite un fascinant malaise.

Cela, d'autant plus que pour lui, tous les coups sont permis, quitte à friser le code sans ménagement. Sa ruse, sa manière d'embobiner les suspects impressionne, de même que sa capacité de déduction, ses intuitions et ses flashes de mémoire – qui peuvent passer pour des coups de chance permettant parfois, commodément, de donner un coup de gaz à l'intrigue.

L'intrigue? Elle n'est pas tendre, oh non, même si elle est parfois pétrie de bonnes intentions viciées. Tout tourne en effet autour de trafics et de disparitions d'enfants dans la région genevoise. Enlevés à des femmes enceintes dans le besoin contre espèces sonnantes et trébuchantes, en toute illégalité, ils se retrouvent parfois adoptés par des familles aisées. 

Mais il arrive aussi parfois que l'issue soit fatale pour eux: pédophilie, sacrifices rituels, rien ne manque. L'enfance meurtrie est un sujet porteur d'émotion, l'auteur l'a bien compris; dès lors, "Les anges noirs" en brosse un tableau vaste et glaçant, dépeint dans un souci du détail qui donne régulièrement le frisson.

Enfin, il y a un peu d'exotisme dans "Les anges noirs". Vincent Dreyer s'arrange en effet pour traquer les suspects de Genève jusqu'au bout du monde: il deviendra chef d'une horde de motards violents basés en France voisine, façon Hell's Angels, avant de voyager jusqu'au Viet-Nam, aux Philippines ou aux Caraïbes. Et l'argent? En dessinant avec Vincent Dreyer un personnage richissime qui n'hésite pas à financer l'enquête sur ses propres deniers, l'écrivain lui épargne tout obstacle lié aux moyens.

Inspecteur libre et vengeur, Vincent Dreyer soulève pas mal de poussière, allant jusqu'à résoudre quelques cold cases au passage. Cela, jusqu'à atteindre la personne qui, derrière les hommes de main, est responsable de la mort de ses parents et de sa grande sœur. Il en résulte un roman policier bien construit, soucieux du détail, trépidant grâce à ses chapitres courts portés par un style efficace. Mais c'est aussi un livre sombre qui interroge sur les noirceurs de l'âme humaine et la notion, toujours actuelle, de justice personnelle.

Christian Lanza, Les anges noirs, Lausanne, Favre, 2023.

Le site des éditions Favre.

dimanche 23 avril 2023

Dimanche poétique 585: Rémy Belleau

La Cygalle

O que nous t'estimons heureuse,
Gentille Cygale amoureuse,
Car aussi tost que tu as beu
Dessus les arbrisseaux un peu
De la rosée, aussi contente
Qu'est une princesse puissante,
Tu fais de ta doucette vois
Tressaillir les monz et les bois.

Tout ce qu'aporte la campagne,
Tout ce qu'aporte la montagne,
Est de ton propre. Au laboureur
Tu plais sur-tout, car son labeur
N'offences ni portes dommage
N'à luy, ni à son labourage.
Tout homme estime ta bonté,
Douce prophette de l'été.

La Muse t'aime, et t'aime aussi
Apollon, qui t'a fait ainsi
Doucement chanter. La vieillesse
Comme nous jamais ne te blesse,

O sage, o fille terre-née,
Aime-chansons, passionnée
Qui ne fus onc d'affection,
Franche de toute passion,
Sans estre de sang ni de chair,
Presque semblable à Jupiter.

Rémy Belleau (1528-1577). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 21 avril 2023

Ils étaient quatre artistes, sur les routes de Bretagne...

Alain Pouteau – Le poète et conteur français Alain Pouteau s'est lancé dans le genre du roman. Avec "Je vous attendais", il saisit quatre jeunes gens au moment où l'existence se cristallise, ce début de la vingtaine où les premiers aiguillages se tournent. Ce qui lie ces deux filles et ces deux garçons? Quelques traumatismes de vie, les arts sous toutes leurs formes et, surtout, l'envie absolue de mener leur vie à leur façon.

Les quatre parties du roman portent comme titre quatre valeurs correspondant à chacun des personnages. La première, "Utopies", est construite comme une ample exposition littéraire, prenant son temps pour présenter les quatre protagonistes principaux du roman. Il est aussi permis d'y voir une sorte d'exposition des thèmes d'une fugue, chacun étant énoncé isolément, avec son caractère spécifique. C'est ce que suggère une rencontre cruciale, narrée précisément dans cette première partie: celle de François, fugitif d'une famille où la violence est monnaie courante, avec la musique de Jean-Sébastien Bach, prince de... la fugue.

C'est à Paris que le hasard réunira les quatre personnages. Dès lors, les quatre voix du roman s'entremêlent et dialoguent. On trouve ici Léna et Louise, chanteuses et musiciennes qui se produisent dans des salles parisiennes à l'abord rugueux, et aussi Pierre, traumatisé par un voyage intense et tragique en Afrique, qui ambitionne de devenir griot après avoir touché de près au monde de la philosophie. Dès lors, l'histoire s'attache à montrer comment ce petit monde va s'ajuster pour constituer une troupe d'artistes et de conteurs ambulants qui écument la Bretagne, terre de légendes s'il en est. Optimiste et heureuse, cette phase de création d'un univers artistique a le goût du feel-good, quitte à manquer un peu de tension dramatique et à occulter ou édulcorer tout ce qui pourrait constituer une adversité sérieuse: l'argent qui manque, les doutes, les jaloux... De village en village, les représentations elles-mêmes sont toujours un succès. Ce n'est qu'en fin de roman qu'un drame majeur surviendra, testant la résilience des artistes.

Peu à peu, cependant, l'auteur dessine, à travers sa troupe ambulante qui passe d'un village à l'autre à bord d'une charrette tractée par deux ânes, un mode de vie à la fois sobre et sensiblement plus riche que celui que vend le consumérisme actuellement dominant – la scène des achats de Noël au supermarché fait ici figure de brillant contraste. La vie des comédiens est marquée par un carburant compté en carottes (pour nourrir les ânes), par des ajustements constants entre des personnages qui ne peuvent que s'entendre et aussi par un soupçon de superstition – on pense au beau livre d'Olivier Föllmi auquel les comédiens prêtent un pouvoir prémonitoire, ou à des réflexions marquées par Albert Schweitzer ou par la communication entre végétaux. Peu à peu, au gré des promenades nocturnes, se développe ainsi une réflexion écologique qui considère l'humain comme non coupé de son environnement, mais faisant partie d'un tout qui inclut la nature, les arts, la poésie.

L'écrivain a sans doute mis une bonne part de lui-même dans "Je vous attendais". L'accordéon diatonique de Léna semble être celui de sa fille, Emma de Brocéliande, elle-même conteuse. Quant au handpan, cet instrument en forme de tortue que l'on caresse pour en tirer des sons, l'écrivain, qui le pratique, lui consacre quelques belles pages, sans doute les premières à explorer par les mots son charme et ses trucs techniques. Enfin, on sourit lorsque le personnage de François se propose d'écrire un roman dont la structure épouse précisément "Je vous attendais".

Quatre mouvements intitulés Utopies, Rêves, Rencontres, Espoirs, une ambiance qui rappelle un peu les "Scènes de la vie de bohème" d'Henri Murger (ah, cette Louise qui tousse sans cesse, telle Mimi!): "Je vous attendais" se présente comme une généreuse symphonie de mots, pétrie d'amour, d'espérance et de liberté, portée par des personnages jeunes souriants face à la vie, à l'écoute de ce qui les entoure, y compris l'héritage des temps anciens.

Alain Pouteau, Je vous attendais, Cossonay, La Maison Rose, 2023.

Le blog d'Alain Pouteau, le site des éditions La Maison Rose.

jeudi 20 avril 2023

Kitten Napier, une filature torride à New York

Donnie Hawkins – Vous le savez, amis lecteurs fidèles: ici, on ne recule devant rien, même pas dans la littérature de gare savamment étudiée. Il fallait donc bien que la nouvelle collection "Damned", proposée en abonnement, nous tombe dans les mains. Après "A moi de choisir ceux qui vont mourir" de Pierre Ronpipal, les Nouvelles Editions Humus envoient dans la nature "Kitten mène l'enquête" de Donnie Hawkins. 

Donnie Hawkins, un pseudo de plus? Lu l'espace d'une pizza en solo dimanche dernier, l'ouvrage entretient le doute. Il y a des notes du traducteur, certes, ce qui pourrait suggérer que l'ouvrage est traduit de l'anglais. Mais il y a aussi, dans le texte, deux ou trois éléments qu'on trouverait difficilement dans un texte rédigé en anglais, par exemple des références à des écrivains français tels que Dumézil. Sans compter que l'hypothétique traducteur, anonyme d'ailleurs, en glissant "s'encoubler" en page 43, trahirait un petit accent curieusement welche... 

Mais venons-en au propos... Dans "Kitten mène l'enquête", le lecteur est mis en présence d'une femme de toutes les outrances, Kitten Napier, si belle et bandante qu'elle n'a jamais réussi à jouir avec un homme. Irrésistible à l'excès, ça en devient pénible pour Kitten elle-même, prisonnière d'une sorte de pouvoir et condamnée à courir à la pelle des hommes invariablement trop prompts à jouir, malgré eux. Son seul secours? Une chandelle allumée...

Fascinée par son propre corps comme par la littérature, Kitten a monté son agence de détective privée à New York. Dès lors, une filature sert de fil rouge à l'intrigue: il est question de poursuivre une certaine Ellis Dee (LSD, prononcé à l'anglaise, vous l'avez? Le LSD a d'ailleurs fêté ses 80 ans hier, ça s'arrose...), belle et provocatrice. L'ouvrage se termine sur sa mort violente, qui ouvre la porte à une suite.

L'outrance est présente à tous les étages de "Kitten mène l'enquête" avec ce personnage de Kitten Napier, caricature concentrée de tous les fantasmes masculins. L'auteur sait illustrer cet élément de personnalité par de multiples approches, qui vont au-delà du simple physique de la détective. Le lecteur s'amuse par exemple lorsqu'il est question d'une température soudain torride dans le métro new-yorkais, ce qui suscite quelques réactions d'usagers – comme d'usagères d'ailleurs: Kitten Napier est inclusive à sa manière.

Par contraste, les personnages masculins du roman vont paraître bien pâlots. L'auteur prend cependant soin de tracer de Chris Dee, le mari d'Ellis, un portrait profilé, si peu aimable qu'il puisse paraître: s'il passe pour un playboy, il apparaît surtout mesquin, bêtement comptable dès lors qu'il s'agit de son épouse, dont il craint le tempérament volage. Mais Kitten est-elle meilleure que lui? Elle aussi tient sa comptabilité...

On l'a compris: dans un esprit "pulp" à l'ancienne, astucieux et parfaitement décomplexé, "Kitten mène l'enquête" assume son côté trash, voire vulgaire. On rejette ou on en redemande! Pour fidéliser les indécis, cependant, l'auteur jette une accroche au terme de son intrigue prétexte: ce n'est pas dans cet opus qu'on saura qui a tué Ellis Dee. Affaire à suivre donc. le roman est inachevé malgré le mot "FIN"! 

Il convient enfin de relever que le côté outrancier de "Kitten mène l'enquête" est tempéré par des en-têtes de chapitre longues et descriptives, à l'ancienne, un peu intello, comme on a pu les trouver dans l'"Histoire de ma vie" de Casanova. Dès lors, le lecteur va se demander: "C'est quoi ce machin, c'est qui l'auteur en vrai?". Bonnes questions, pour un secret sans doute bien gardé par l'éditeur!

Donnie Hawkins, Kitten mène l'enquête, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2023.

dimanche 16 avril 2023

Dimanche poétique 584: Patricia Guenot

Union latex

Union latex 
Flambant vortex 
Désir furtif 
Nectar lascif. 

Viens creuser dans ma chair 
Un puits d'amour pervers. 
Dirige nos frissons 
Jusqu'au tendre unisson. 

Noie l'écho de tes réticences 
Dans le flot de nos joies immenses. 
Allume les diamants brûlants 
De notre plaisir insolent. 

Le 01.07.2004

Patricia Guenot (1964- ). Source: Patricia Guenot.

jeudi 13 avril 2023

Bastien Fournier, une vocation d'enseignant en France

Bastien Fournier – Le récit d'un virage dans la vie d'un homme et de sa famille, avec l'examen d'agrégation en point d'orgue: tel est le programme de "L'Examen", dernier petit ouvrage de l'écrivain suisse Bastien Fournier. Cette vie, c'est la sienne: celle d'un ressortissant suisse qui, se découvrant une vocation d'enseignant en lettres, se lance dans la profession en France, où il s'installe avec son épouse et ses trois enfants.

L'ouvrage se compose de 52 courts chapitres, d'une à deux pages, qui pourraient refléter les semaines d'une année importante, celle que le narrateur a consacrée à la préparation de l'agrégation. S'ils sont courts, les chapitres sont denses, fréquemment nourris d'une abondance d'énumérations rapides. Ce sont parfois des lieux rapidement parcourus en voiture ou dont le narrateur découvre les mille richesses, ou des lectures citées au vol, comme si elles lui revenaient inopinément à l'esprit. Et cette abondance se retrouve lorsque l'auteur énumère, avec un luxe de détails qui fait sourire, ses stylos-plumes et autres outils d'écrivain. 

Le lecteur, quant à lui, se retrouve en terrain familier, écoutant l'auteur citer tour à tour ces écrivains qui le passionnent, français mais aussi issus de l'Antiquité grecque et latine. Cela, au fil de l'évocation par flashes du métier d'enseignant tel que le narrateur le vit en France. Il y a les pièces de théâtre montées (l'auteur a du reste écrit pour le théâtre aussi), les réflexions des enseignants chevronnés face au nouveau, qui gagne leur respect par son travail. Et les citations qui traversent le propos, comme des fulgurances à travers l'esprit du narrateur.

Le témoignage ne saurait faire l'impasse sur les confinements successifs liés au covid-19; c'est de manière touchante qu'il raconte comment il a célébré ses quarante ans au cœur de la Bourgogne, en famille et entre amis... dans le respect des règles édictées par la France pour lutter contre la pandémie. 

Enfin, "L'Examen" se place au carrefour de trois éléments qui, dans la vie du narrateur, semblent des addictions: la cigarette, leitmotiv s'il en est, mais aussi l'écriture et la lecture. Pour tout cela, le narrateur est capable de se retirer ne serait-ce que quelques minutes, volées au temps passé avec des amis, des proches, parce qu'il y a urgence de retrouver les mots.

Des cartons du déménagement jusqu'au diplôme, c'est un vécu intense que l'auteur restitue dans "L'Examen", désormais installé à Irancy même s'il conserve ses attaches en Suisse. Entre les souvenirs et les appréhensions liées à l'examen (organisé selon des modalités inconnues en Suisse), la temporalité du roman paraît sinueuse: c'est l'effet voulu d'une écriture par éclats. Mais, conçu selon une rhétorique de bon aloi, "L'Examen" mène à coup sûr le narrateur et le lecteur à bon port, dans un crescendo classique qui place l'examen d'agrégation tant attendu à la place qui lui revient: celle du point d'orgue.

Bastien Fournier, L'Examen, Orléans, Editions Infimes, 2023.

Le site des Editions Infimes.

mercredi 12 avril 2023

Quand la machine administrative et les médias s'emballent

Frédéric Bécourt – "Un vent les pousse" s'ouvre sur un chapitre d'exposition qui met en présence certaines des forces qui, tout au long du roman, vont marquer les relations entre personnages: Juliette et Gilles sont en instance de divorce, Chloé a cinq ans et elle a prononcé une phrase malheureuse, jugée raciste, à un copain de classe. S'ensuit une procédure administrative...

Dès lors, l'ensemble de ce roman va s'attacher à dessiner l'emballement médiatique, savamment entretenu par une certaine presse conservatrice française, autour de cette procédure, qui prévoit des tests psychologiques approfondis et une sensibilisation de la fillette, illico présumée foncièrement raciste, aux questions d'inclusion. La procédure est soumise à l'approbation parentale. Juliette accepte et signe, Gilles refuse.

Très tôt, l'auteur se place dans les chaussures de Gilles, écrivain bordelais sur le déclin, vite dépassé par les événements. Il dessine autour de lui, avec succès, un nœud de tensions: alors qu'il tient à sa fille comme à la prunelle de ses yeux, son refus de se soumettre à la procédure administrative l'expose à la suppression de tout droit de garde alternée. Mais, méfiant face à la procédure, il tient à rester fidèle à lui-même.

Vous avez dit "woke"? C'est ce que décrit l'écrivain, dans une certaine mesure, notamment en cernant le besoin constant de certains de chercher des juges extérieurs plutôt que de laver le linge sale en famille. De ce point de vue, on pense à l'étude que le philosophe Pierre Valentin a consacrée à "L'idéologie woke" pour Fondapol. 

Conservateurs et administratifs

Quant aux milieux conservateurs, survivalistes, classés à l'extrême-droite, l'auteur excelle à en dessiner la duplicité derrière une apparente sincérité jouant sur l'argument sensible de la défense de la famille traditionnelle. Peu politisé, peu informé mais aux antipodes des valeurs d'un Zemmour, Gilles peut à juste raison se sentir soutenu par ces milieux comme une corde soutient le pendu. Mais il n'a guère d'autre recours...

S'il ne les caricature pas, c'est avec un certain recul que l'auteur dépeint ces milieux. Plus intéressant, il a le génie d'observer la manière dont les acteurs liés à la procédure administrative et disciplinaire appliquée à Chloé se positionnent. Tout se passe comme si celle-ci, en phase pilote, devait certes s'appliquer, mais pour de mauvaises raisons, invoquées tour à tour par les âmes grises du monde enseignant tel que l'auteur le décrit: ne pas faire de vagues, créer un exemple, complaire à la hiérarchie scolaire, voire se montrer zélé dans l'optique d'une possible visite du ministre. 

Et les enfants dans tout ça?

L'auteur ne donne guère à voir Chloé dans cette description. Paradoxal? Non, juste: l'auteur souligne ainsi que dans "Un vent les pousse", tout se passe entre adultes pas très soucieux, en définitive, de l'intérêt des enfants – sans parler de Souleymane, l'enfant qui a encaissé l'affront. Le lecteur s'interroge dès lors: cette réplique malheureuse méritait-elle un tel remue-ménage, ou aurait-il mieux valu expliquer les choses en classe, loin d'une machine administrative et médiatique qui broie ses victimes sans régler quoi que ce soit? 

C'est du père de Souleymane que viendront finalement les paroles de bon sens, alors que tout s'emballe et que Gilles, plus ou moins malgré lui, s'est radicalisé, allant jusqu'à kidnapper sa fille: "Mon fils, il va bien... Des fois, il fait des bêtises. Votre fille aussi, les autres aussi... Tous les enfants, c'est pareil, non? Cette histoire, maintenant, c'est n'importe quoi..." (p. 150-151). La réflexion considérée comme raciste de Chloé trouve elle-même une explication rationnelle, sur un fond de misère subie.

Un monde d'adultes emballés où, à part Gilles et Juliette, tout le monde a oublié les enfants: c'est ce que donne à découvrir "Un vent les pousse". Au fil d'une intrigue qui survient dans un avenir proche, l'auteur dévoile de manière implacable les rouages d'une machine qui, nourrie de bons sentiments (de ceux dont l'enfer est pavé, Gilles en saura quelque chose), finit par devenir folle.

Frédéric Bécourt, Un vent les pousse, Bruxelles, Accro Editions, 2023.

Le site d'Accro Editions.

lundi 10 avril 2023

"Noaluen, la Véragre": un voyage merveilleux dans le temps avec Claude Maier

Claude Maier – "Noaluen, la Véragre" est le dernier roman de l'écrivain fribourgeois Claude Maier. Mêlant avec harmonie plusieurs genres littéraires, cet ouvrage s'avère aventureux et passionnant. Tout cela, simplement parce qu'un certain David a certes réussi à voyager dans le temps à bord d'un appareil parfaitement fonctionnel, mais a oublié les panneaux solaires qui lui permettraient de revenir à son époque d'origine...

La base relève donc de la science-fiction, qu'on aime également surnommer "le merveilleux scientifique". Mais faut-il nécessairement que ce merveilleux soit scientifique? Nenni. Dès lors, l'auteur envoie son personnage principal dans une Helvétie rêvée des années 60 avant Jésus-Christ, où certains personnages ont des pouvoirs magiques tels que la capacité de communiquer avec les animaux. C'est là qu'intervient le personnage de Noaluen, une adolescente de l'ethnie véragre, celle qui occupait alors l'actuel Valais. 

Rencontre, aventures: c'est tout un voyage que les deux personnages feront, réunis par un amour dont l'auteur souligne la force, lorgnant parfois vers les codes de la romance. Tout peut les rapprocher en effet, à commencer par un tatouage énigmatique dont le motif ponctue le roman à la manière d'un leitmotiv.

Le lecteur sera marqué par la capacité de l'auteur à dessiner des personnages attachants, à commencer par Noaluen, dont il dessine parfaitement l'évolution au fil des pages: sauvageonne peu désireuse de connaître les hommes, à moins d'en être un pour pouvoir guerroyer, elle se sentira devenir pleinement femme dès le moment où elle se retrouvera enceinte et heureuse. C'est comme si l'auteur avait voulu dessiner, avec ce personnage, le parcours d'une dysphorie de genre qui se résout d'elle-même, simplement grâce à la vie qui va.

Face à elle, David se démarque par son talent inné pour la mécanique: il en a fait son métier et ne manque pas d'idées astucieuses pour l'exercer. L'auteur le place sous la férule d'un inventeur original nommé Gédéon, qui fait jaser au village de Cressier, dans le canton suisse de Fribourg – celui de l'auteur, soit dit en passant.

Cressier? En effet, l'ancrage local de "Noaluen, la Véragre" est assumé, conférant à ce roman le parfum rare d'une science-fiction de terroir, dans laquelle les familiers du village reconnaîtront, à travers les personnages, des gens qui existent réellement – on pense à Pascal, le tenancier du café de la Gare. L'auteur relève par ailleurs le défi de rendre concrète la région de Cressier telle qu'elle a pu se présenter à l'époque romaine. L'une de ses méthodes est d'adopter le point de vue d'un David essayant de trouver ses marques dans un paysage moins bâti qu'aujourd'hui en l'imaginant avec ses constructions du vingt et unième siècle d'où il vient.

Enfin, pourquoi ne pas faire de Cressier une sorte de centre du monde? L'auteur imagine en fin de roman un cataclysme auquel seule une quarantaine de personnes vont survivre. Se retrouvant dans une oasis du Sahara, force est de constater que ceux du cru sont surreprésentés... Voilà qui change agréablement des sempiternels Etats-Unis sauveurs du monde!

Porté par la possibilité d'une transcendance partagée par les humains, au-delà des cloisons religieuses, symbolisée par une énigmatique Arche d'Alliance promesse d'un monde meilleur, "Noaluen, la Véragre" est un roman aventureux, informé également même s'il n'a pas l'ambition d'un réalisme historique à toute épreuve. Son écriture fluide accroche facilement ses lecteurs. Touche d'originalité, enfin: l'auteur introduit chacun de ses chapitres par un poème programmatique et incantatoire qui renforce la couleur merveilleuse du récit.

Claude Maier, Noaluen, la Véragre, Martigny, Editions Soleil Blanc, 2023.

Le site de Claude Maier.

dimanche 9 avril 2023

Joyeuses Pâques!

Christ est ressuscité! Je vous souhaite de joyeuses Pâques, visiteuses et visiteurs réguliers ou de passage. Que la joie de Pâques vous accompagne tout au long de ce printemps, et au-delà. Et au plaisir de vous relire, ici ou sur vos propres blogs, ou de vous revoir prochainement.

Illustration: La Résurrection du Christ, par Carl Heinrich Bloch. Source: Wikimedia Commons.

vendredi 7 avril 2023

Gérald Tenenbaum, aux racines de quelques vies

Gérald Tenenbaum – "Par la racine": voilà bien un titre porteur de plus d'un sens, et c'est celui du dernier roman de l'écrivain Gérald Tenenbaum. Dans la mesure où l'on mange les pissenlits par la racine, le lecteur comprend qu'il sera question de défunts. Mais s'il considère ces racines comme ancestrales et constitutives de chacune et chacun d'entre nous, le lecteur comprend que c'est vers un passé qui nourrit le présent que l'ouvrage va se tourner.

L'auteur met en scène Samuel Willar, qui gagne sa vie comme recueilleur de récits de vie. Celui-ci vient de perdre son père, Baruch, et un concours de circonstances, fondé sur des objets personnels et des contacts programmés, va le mettre sur la piste de Luce, une femme juive qui a des ambitions. Peu à peu, l'auteur dessine les liens qui rapprochent tous ces personnages. "Par la racine" se donne ainsi pour mission d'éclairer les zones d'ombre de plus d'une histoire familiale. Un exercice classique dans le monde du roman, que l'écrivain réalise avec succès et originalité.

Plonger dans une histoire familiale, c'est une odyssée. Et c'est bel et bien à la manière d'une odyssée, vue comme un long voyage riche en apprentissages, que l'auteur a conçu son roman. Toutes affaires cessantes, Luce et Samuel vont rouler sur les routes de France et de la côte ligure pour rencontrer des personnes susceptibles d'informer le projet de Luce, puis traverser la Méditerranée, jusqu'en Israël, dans un kibboutz où se trouvent les ultimes réponses. Et sans juger, à chaque étape, l'auteur regarde ses personnages réagir face à des éléments d'information pas toujours plaisants. 

En observant Samuel, l'auteur explore une figure d'écrivain dont le mensonge est le métier: sa mission de recueilleur de récits de vie prévoit de transformer en un roman vendeur l'existence de ses clients. On le voit dès lors imaginer tel bout d'intrigue à partir d'une péripétie vécue. "Par la racine" fonctionne dès lors comme un roman où la vérité objective et la vérité romanesque, éventuellement mensongère, s'entremêlent pour recréer un récit original.

Quant aux racines, celles-ci sont bien sûr omniprésentes. Elles sont familiales, on l'a vu, et l'auteur leur ajoute une touche d'ambiguïté trouble en laissant entendre que Luce et Samuel, plus que complices dans leur quête, pourraient aussi avoir un lien de sang. Elles touchent par ailleurs à l'histoire des Juifs d'Europe, au travers de l'évocation des déportations, mais aussi du théâtre en yiddish, au travers d'une représentation théâtrale du "Dibbouk" de Shalom Anski, donnée à l'institut Rachi de Troyes – ce qui vaut au lecteur un joli moment de suspens, puisque pour rencontrer Samuel, Luce a organisé un habile jeu de piste. Enfin, pour suggérer que ces racines plongent loin, l'auteur use de la métaphore en indiquant que dans le jardin de Clara, la sœur de Samuel – plus attirée par les vivants que par les morts, ce qui crée un contrepoint – certaines plantes poussent vers le bas.

Faisant écho aux esprits plus ou moins bienveillants, dibbouks et autres, qui hantent "Par la racine", l'auteur place constamment des références régulières à la musique classique, présentée sous la forme d'enregistrements d'interprètes défunts. C'est ainsi aussi que les voix du passé viennent s'adresser aux humains du présent. Enfin, les contacts successifs avec la famille et les gens qui ont eu partie liée avec Luce et Samuel dessinent peu à peu un passé dont les méandres obscurs se trouvent soudain éclairés, pour le pire et pour le meilleur. 

Gérald Tenenbaum, Par la racine, Paris, Cohen&Cohen, 2023.

Le site de Gérald Tenenbaum, celui des éditions Cohen&Cohen.

Lu par DidiHenri-Charles DahlemJostein, Keisha, Livresque78L'Or des Livres, MHF, Sophie SongeTextes Prétextes.


mercredi 5 avril 2023

Deuil et hommage, le courage d'un poète

Guillaume Favre – "C'est horrible, Guillaume. Ecris, s'il te plaît, écris. Il n'ya que ça qui peut te faire aller mieux. Peu importe si c'est bon, ou mauvais, mais écris", lit-on en page 16 du dernier ouvrage de l'écrivain valaisan Guillaume Favre, "Greg ou rien". Entre poésie et témoignage, ce livre, extrêmement courageux et personnel, relate le parcours de vie et de deuil que l'écrivain a vécu après le décès accidentel de son frère, l'artiste Grégoire Favre, à l'âge de 39 ans.

L'écriture frappe d'emblée le lecteur par son caractère éclaté, par ces mots clairsemés sur les pages, qui éclatent d'une marge à l'autre. Ce rythme est encore soutenu par les nombreuses citations musicales tous azimuts, citées en fin de recueil: ces extraits font partie de ce que Grégoire et Guillaume ont partagé au long de leur enfance, de leur jeunesse, de leur vie. Les blancs, quant à eux, peuvent être conçus comme l'image d'une envie de respirer, de vivre du côté de la lumière malgré le drame.

Quant aux mots, ils disent les détails qui remontent à la surface au fil de la plume, et expriment les habits modernes, désenchantés, des premiers temps, lorsqu'il faut penser au prix du cercueil et du monument funéraire, ou répondre à la police qui mène l'enquête. Cela, sans oublier les messages de sympathie qui arrivent par SMS et dont l'écrivain fait un collage.

Peu à peu, cependant, l'ouvrage s'inscrit dans la profondeur des souvenirs et dessine, par touches, un portrait en forme d'hommage au frère disparu. Un frère que Guillaume admirait, dont il admirait aussi l'aisance en société: "Mon frère?/Il était beau/plaisait aux filles et aux garçons.", dit ainsi l'un des traits du poète, de façon simple et franche. 

Les souvenirs, c'est également le corps de Grégoire, sa manière d'être au monde, des flashes de vie ordinaires devenus soudain précieux parce qu'à jamais perdus. Cela va jusqu'aux détails apparement les plus insignifiants, dont l'auteur réussit à faire à chaque fois un poème, souvent fulgurant. Quant à Guillaume, c'est en creux qu'il se dessine, au travers de l'évocation de sa relation avec Grégoire.

C'est ainsi qu'avec "Greg ou rien", et c'est toute la force de l'art, le poète redonne vie, l'espace d'une poignée de pages fortes, empreintes de tristesse et d'amour, à un être cher, parti bien trop tôt. 

Guillaume Favre, Greg ou rien, Genève, Cousu Mouche, 2023.

Le site des éditions Cousu Mouche.


mardi 4 avril 2023

Une laverie au centre du monde

Sylvie Zaech – Une boutique où l'on lave son linge entre voisins peut-il devenir le centre de l'univers? C'est en tout cas ici que l'auteure Sylvie Zaech place le centre de gravité de "La Laverie", situé dans une ville qui aime elle-même se voir comme le milieu du monde: Paris. Paru une première fois en 1998, ce court roman vient d'être réédité dans une version définitive, retravaillée par la romancière, aux éditions InFolio.

Ce sont pourtant des anonymes qui se côtoient autour de la machine à laver et du séchoir de la petite laverie décrite par la romancière. Tous se connaissent plus ou moins, tous ont partie liée sans nécessairement le savoir et hantent le même quartier, côté Bastille, que l'auteure esquisse en mettant en avant quelques bars et boutiques.

Traçant ces liens plus ou moins pointillés avec finesse, l'auteure les suit de façon plus ou moins lâche: il y aura Lisa la traductrice un brin sauvage, un Vietnamien âgé qui marche avec une canne, Pierre le professeur qui plaît aux jeunes femmes auxquelles il enseigne, François et la maison dont il a hérité dans le Jura français, Jim l'Américain qui balance entre deux cœurs, et quelques autres. 

Autant de personnages dont les vies s'entremêlent comme le linge dans une machine à laver, ce linge que l'un des personnages aime bien regarder tourner, s'humidifier et se mélanger dans le tambour, à travers la fenêtre de l'appareil. Et c'est avec tendresse, voire avec un certain sourire, que l'écrivaine les regarde vivre, se débattre avec leurs amours marquées par le gris des habitudes ou par l'amertume des phrases et des situations qui font de la peine. Ces vécus, bien sûr, résonnent avec les ressentis très personnels, ceux qu'on ne dit pas mais qu'on peut avoir lorsqu'on sort laver son linge en un lieu où l'on n'est pas seul à le faire.

"La Laverie" est construit en une multitude de courts chapitres, d'une bonne page environ. Le lecteur est ainsi invité à suivre tour à tour chacun des personnages, tournoyant autour du centre que constitue la laverie, une laverie tenue par un vieil homme qui tend à oublier des souvenirs devenus l'écume de ses jours. Ainsi, "La Laverie" allie avec succès la rapidité narrative et la densité d'un propos qui sonne juste et affectionne les demi-teintes délicates, celles qu'un lavage trop vigoureux pourrait abîmer...

Sylvie Zaech, La Laverie, Gollion, InFolio, 2022/première édition Lausanne, L'Age d'Homme, 1998.

Le site de Sylvie Zaech, celui des éditions InFolio, celui des éditions L'Age d'Homme.

lundi 3 avril 2023

Pierre Ronpipal, parce qu'il n'y a pas que le virus qui tue en 2020...

Pierre Ronpipal – C'est l'énigmatique auteur Pierre Ronpipal (un pseudonyme?) qui a signé le premier roman publié par les Nouvelles Editions Humus dans sa nouvelle collection "Damned". "A moi de choisir ceux qui vont mourir" explore le temps du premier confinement, en 2020, en mettant en scène un personnage à qui les morts du covid-19 vont donner des idées.

Quelques mots sur la nouvelle collection, d'abord. Ses livres sont vendus sur abonnement (un titre par mois). Ce sont de courts ouvrages de littérature de gare assumée, facile à lire pour se changer les idées le temps d'un aller simple Genève-Fribourg (ou Genève-Lausanne, si vous lisez vite). 

La qualité de l'objet est sommaire, à l'américaine. Là aussi, c'est voulu: couverture en papier très souple ornée de couleurs vives pour une illustration un peu floue, papier "Pulp" pour les pages. 

Et ce premier titre, alors? Une écriture simple et efficace, une narration linéaire: rapide et sans détours, écrit dans un style populaire mais sans vulgarité, le roman fonctionne et captive. L'auteur réussit par ailleurs à rappeler précisément, non sans une once de cruauté, des ambiances et souvenirs covidiens que l'on aurait crus oubliés depuis le temps de la première vague du début 2020.

Mais il y a autre chose qui tue dans "A moi de choisir ceux qui vont mourir": c'est le narrateur, qui va littéralement attraper le virus de l'assassinat. Ce qui va l'amener à se débarrasser sans regrets des personnes qui le dérangent dans son entourage: la voisine (tuée d'un coup de marteau dans la tête), le médecin de sa femme qui n'a pas su la sauver du covid-19, etc. 

La police finira par mettre le grappin dessus, bien entendu, et l'épilogue de cette intrigue policière passe par une psychologisation du mode de vie du personnage principal, inconscient d'être devenu une sorte de monstre.

Verdict? L'essai est réussi! "A moi de choisir ceux qui vont mourir" est un pur délassement, parfait pour un moment de lecture voyageuse sans prise de tête, ni intrigues à tiroirs.

Pierre Ronpipal, A moi de choisir ceux qui vont mourir, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2023, illustration de MacBe.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

dimanche 2 avril 2023

Dimanche poétique 583: Albert Samain

Mon cœur est comme un Hérode...

Mon cœur est comme un Hérode morne et pâle,
Un Salomon somptueux, triste et puissant
Qui suit d’un œil magnifique et languissant
Les ballets infinis dans les hautes salles.

Rêve sans fin, les plus belles ont passé,
Portant des noms si doux qu’ils font chanter l’âme.
Le roi s’ennuie à voir tourner ses femmes,
Roses de feu, les plus chaudes l’ont glacé.

L’archet final sanglote sur la mineure.
C’est une enfant qui danse comme l’on pleure;
Sous son pas, c’est l’âme même qu’elle effleure:
Elle s’appelle, ô suave, la Pitié.

Et dans son cœur, grand lys dur et solitaire,
Comme une eau fraîche et pure qui désaltère
Le roi sent tomber les larmes de la terre;
Et s’élançant de son trône d’or altier

Tombe à genoux et baise l’enfant au pied!

Albert Samain (1858-1900). Source: Bonjour Poésie.